NOUS ETIONS LES ENNEMIS, inspiré de la vie de George Takei
Un article de : PATRICK 61ère publication le 18/01/21 – MAJ le 22/08/21
VF : Futuropolis
Cet article portera sur le roman graphique NOUS ETIONS LES ENNEMIS, inspiré de la vie de George Takei, édité cette année chez Futuropolis (200 pages, noir et blanc)
Discussion avec le rédacteur en chef et un contributeur :
Bruce : Bon coco si tu nous faisais un article sur autre chose que STAR TREK pour changer ?
Moi : Ok, justement j’ai envie de parler d’un roman graphique écrit par George Takei, l’acteur qui a interprété Sulu dans STAR TREK !
Bruce : …(Soupir résigné)…
Quoi qu’il en soit nous sommes ici aux antipodes des voyages stellaires de l’Enterprise, puisque cette BD est avant tout une biographie ayant pour fond un contexte historique dramatique (se rapprochant, sur ce point, de la démarche de Tardi dans sa fameuse BD, STALAG II-B : mettre en scène l’histoire de son père, prisonnier d’un camp pendant la seconde guerre mondiale).
Les parents japonais de l’auteur ont émigré aux Etats Unis depuis de longues années « pour tenter l’aventure dans un nouveau monde inconnu à la recherche de nouvelles opportunités ». Ils se sont rencontrés et mariés à Los Angeles en 1935. Rapidement 3 enfants naissent de cette union. La famille coule des jours heureux jusqu’au 7 décembre 1941, jour où le Japon lance une attaque surprise sur Pearl Harbor ! Attaque, à la suite de laquelle, les Etats-Unis rentrent en guerre contre le pays du soleil levant. A partir de là, la vie de la famille Takei va se trouver irrémédiablement bouleversée.
Très vite les ressortissants Japonais se retrouvent mis au banc de la société. Des magasins sont interdits « aux Japs », des voitures sont vandalisées, des comptes bancaires sont bloqués, des biens confisqués, etc, etc… La situation se tend jusqu’à ce que le pire se produise : les quelques 120.000 ressortissants d’origine Japonaise sont arrêtés et conduit en camp de concentration !
En pleine enfance (lorsque ses parents sont incarcérés il n’a que 5 ans) George va découvrir la vie derrière les fils de barbelés, à l’ombre des miradors…
Le roman graphique est dessiné par Harmony Becker. Cette dernière a plusieurs romans graphiques à son actif, mais c’est sa première œuvre traduite en Français. Son style est très rond, très fluide, dans un style fortement influencé par les Mangas. Ce choix d’illustration se révèle payant car, s’il attenu l’horreur des arrestations arbitraires et de la vie dans les camps, il est par contre en adéquation avec un regard d’enfant, celui du narrateur au moment des faits. Ainsi elle illustre les jeux des enfants dans le « train du malheur et de la honte », alors que les adultes sont effondrés d’avoir tout perdu, les enfants inconscients s’amusent dans les couloirs… A travers les yeux de l’enfance cet exil forcé devient des « vacances » et les camps de concentration un nouveau terrain de jeu !
Efficace dans l’onirisme enfantin, la dessinatrice sait aussi se montrer réaliste lorsqu’il s’agit de représenter des personnages connus (George Takei en tête). Son trait se fait alors précis et réaliste. Les deux styles alternent d’une page à l’autre et cohabitent en parfaite harmonie.
Au niveau du scénario, George Takei n’ayant aucune expérience de la Bande Dessinée, on peut supposer qu’il a simplement raconté son histoire à Steven Scott et Justin Eisinger, qui se sont chargés de la scénariser (raison pour laquelle leurs noms n’apparaissent qu’en petit sur la couverture). Quoi qu’il en soit, plus qu’une simple autobiographie, les auteurs ont pris la peine de resituer les mésaventures de la famille Takei dans un contexte historique précis, donnant les dates de chaque décret de l’administration américaine et ses effets immédiats sur la vie de nippo-américains !
Le gouvernement américain souhaitait en effet se protéger contre une éventuelle cinquième colonne. Pour eux l’absence totale de preuve concernant l’existence cet ennemi intérieur est paradoxalement une preuve irréfutable de son existence ! Les Japonais ne sont-ils pas considérés comme étant insondables ? Avec leur air impassible ne serait-il pas prudent de les enfermer avant qu’ils ne fassent quoi que ce soit (les fourbes) ?
Une attitude inenvisageable de nos jours, et d’autant plus incompréhensible que les Etats-Unis étaient déjà en guerre contre l’Allemagne et l’Italie. Pourtant les ressortissants de ces deux pays n’ont pas été massivement déportés, eux !
La première étape des lois votées par le congrès amènent la famille Takei à vivre dans une écurie de Santa Anita, au printemps 1942. Le coup est rude pour eux qui ont travaillé dur pendant des années pour acheter une maison. Les voilà démunis de tout et vivants dans une écurie sentant le crottin.
Dans l’étape suivante, les Nippo-américains sont conduits dans le camp de Rohwer en Arkansas. La répression contre eux s’intensifie (qu’ils soient d’accord ou pas avec la guerre dans la Pacifique n’a aucune importance). Le but avoué étant de les pousser à rentrer au Japon (alors que la plupart d’entre eux n’y ont jamais mis les pieds). Ainsi en février 1943 un questionnaire obligatoire est distribué dans les différents camps. L’objectif est de déterminer la « loyauté » des prisonniers. On leur demande d’indiquer leur famille vivant au Japon, leur casier judiciaire, leurs investissements à l’étranger, etc… Les questions 27 et 28 se révèlent déterminantes : on leur demande d’une part s’ils sont prêts à s’engager dans l’armée US, puis s’ils sont prêts à renoncer à toute forme d’allégeance à l’empereur du Japon. Ces deux points sont considérés comme des insultes par bien des « pensionnaires » du camp. Ils estiment inadmissible de leur demander de s’engager dans l’armée d’un pays qui les a dépouillés de tout et envoyés en prison pour 2 ans au seul motif de leur origine…
Les hommes qui répondront OUI aux deux points seront enrôlés dans l’armée et envoyés combattre en Europe. Les autres, ayant répondu NON seront appelés les No-no ! En punition ils seront transférés dans une nouvelle prison, encore plus terrible que la précédente : le camp de Tule Lake. Camp d’isolement de haute sécurité pour les traitres….
Bien que très poignant ce roman graphique n’est cependant pas parfait, il comporte quelques longueurs (comment l’en blâmer, puisque l’essentiel du récit se passe en prison ?) et la fin du volume ne fait pas dans la nuance au niveau patriotisme US (un comble !). Cependant on comprend très vite qu’ici le fond l’emporte largement sur la forme et que le message positif de l’histoire est beaucoup plus important que le récit en lui-même. Une sorte de devoir de mémoire version BD. Plus que la (juste) colère et le sentiment total d’injustice ressentis par le narrateur, ce qui compte c’est qu’il a fait de ce traumatisme et comment il l’a transcendé. Plutôt que de sombrer dans l’aigreur ou dans le désespoir, il a utilisé cette souffrance dans son militantisme pour l’égalité des droits LGTB, ou dans sa lutte contre le racisme. C’est ce que, du reste, montrent clairement les dernières planches de la BD. Elles rappellent que l’histoire peut très bien se répéter si l’on n’y prend pas garde, comme le montre l’actualité récente des Black lives matter ou du mur Truppien…
Ce n’est finalement pas un hasard si George Takei s’est retrouvé dans une comme série STAR TREK où le message de tolérance et d’humanisme est prédominant.
Live long and prosper George !
La BO du jour
oui fait historique pas souvent remis sur le tapis…
on aborde un peu le sujet dans GREEN ARROW THE LONGBOW HUNTERS quan don explique les origines de Shado… ce qui devait être pas mal couuillu dans un mainstream de 1987…
Oui, je me souviens bien de cet élément dans Longbow Hunters : la 1ère fois que l’entendais parler des Nisei et des camps sur le territoire américain.
ah, j’ignorais l’existence de ce GN, je vais me pencher dessus !
Ce GN a l’air intéressant. Je ne savais pas que mr Sulu était americano-japonais.
Le sujet avait déjà été abordé par Blanc-Dumont au début des années 1990, dans «Le soleil se lève deux fois», un album de la série policière Colby, série qui n’a pas eu une longévité exceptionnelle, mais qui était pas mal du tout. Mais on était plus sur le polar à la Dashiell Hammet que sur le témoignage.
Ellroy évoque aussi le sort de nippo-américains de LA dans son dernier quatuor, toujours en cours, et de manière plus euh… baroque.
Après, si je puis me permettre une petite précision, si l’internement des Nisei n’est pas à la gloire de l’Amérique, il n’en reste pas moins que les services d’espionnage impériaux étaient actifs aux USA, notamment à Hawaï. Et si les germano-americains ou italo-americains ont été épargnés par les mesures d’internement, je pense qu’ils étaient aussi en proportion beaucoup plus nombreux et d’une immigration plus ancienne, qui avait « fait ses preuves ». Enfin les Britanniques ont fait de même en Égypte, en internant les Italiens. Ça n’excuse rien, mais cela permet de relativiser.
Dernière précision, si ces mesures ont bien été discriminatoires, traumatisantes pour des citoyens le plus souvent loyaux, probablement guidées par un certain racisme, elles n’ont pas grand chose à voir avec celles appliquées à l’encontre des Juifs, comme le donne à penser la légende de la 3e vignette. Les Nisei ont été spoliés, internés dans des camps où ils n’avaient pas grand chose à faire, mais ils n’étaient pas soumis à des violences, étaient nourris correctement, les gosses allaient à l’école etc. Dorothea Lange a fait des reportages photos sur un de ces camps, Manzanares je crois.
Il avait aussi monté une pièce musicale il y a quelques années, Allegiance, que j’avais eu la chance de voir à Broadway à l’époque.
Voilà un article qui tombe à pic car cette bande dessinée me faisait de l’œil sans que je n’ai sauté le pas.
Une attitude inenvisageable de nos jours : quand on voit comment Trump a géré les immigrants clandestins pendant quelques semaines (enfermés dans des camps, les enfants séparés des parents), on peut rester inquiet.
Le questionnaire est redoutable avec les no-no.
Moi qui m’en fiche STAR TREK, il est plus que probable que cet album trouve son chemin vers ma bibliothèque lors de ma prochaine descente en librairie. Quelle histoire, mon Dieu, des camps d’internement aux States… Et Takei qui semble avoir grandi sans haine, ni ressentiment. Quel homme extraordinaire ! Oui, je dois lire ça. Cool de te revoir enfin sur une review BD Patrick.
La BO du jour : pas mal même si je préfère l’originale
@ Eddy : Merci de l’info j’ignorais !
@ Nikolavitch : Gooooo !!
@ Bob : Sans doute que les services d’espionnage japonais étaient très actifs durant la seconde guerre mondiale, mais tout autant que ceux des nazis…J’ai donc du mal à comprendre ton raisonnement.
J’entends bien que les germano-americains et les italo-americains étaient plus nombreux mais cela justifie-t-il de taper sur la minorité ? Pas sûr.
Par contre j’aimerais que tu développes ta pensée : à quel moment « fait-on ses preuves » ? (et preuve de quoi du reste ?) A quel moment considère-t-on un citoyen américain comme « douteux » ou comme « ayant fait ses preuves » ?
Hélas, oui, l’horreur n’est pas le propre de l’oncle Sam, je suis convaincu que des phénomènes similaires se sont produits un peu partout dans le monde, mais personnellement ça ne me fait rien relativiser du tout. Si je commets un crime puis-je me défendre en disant que mon voisin a fait la même chose ?
La légende de mon image dit « Une déportation qui en évoque une autre ». L’histoire de l’humanité est hélas remplie de déportation, pas uniquement la Shoah… Quoi qu’il en soit, Oui, Oui, il est évident que la déportation made in US ne peut pas être comparée à la Shoah, car elle ne visait pas à l’extermination des citoyens américains d’origine japonaise. Nous sommes d’accord sur ce point. Cependant si demain l’armée débarque chez toi en vient t’arrêter au nom de ton origine en te disant « Hey ne te plains pas, on va seulement te priver de ta liberté pour des années, on aurait pu envoyer tes enfants dans les fours ! » je pense que tu ne seras pas très réceptif à cet argumentaire…
@Alizarine : Bigre une comédie musicale sur ce sujet je me demande bien ce que ça peut donner ! ^^
Attention, je ne justifie rien. Je voulais juste apporter une nuance. Et ta légende m’a paru ambiguë. Quant à l’expression de citoyens « ayant fait leurs preuves », j’ai mis les guillemets à dessein, afin de tenter de décrire la vision américaine de l’époque. Cela ne signifie pas que je souscris à cette vision. Les italo-américains ont été longtemps discriminés ou méprisés mais vers 1940, ils ont fini par faire partie du paysage, et les préjugés se reportent lentement vers d’autres minorités plus récemment immigrée, et plus visible aussi.
Comme tu le dis très bien, l’état d’esprit américain d’alors est emprunt de racisme, marqué par la peur du « péril jaune » depuis le XIXe siècle (des lois spécifiques ont été votées pour limiter l’immigration chinoise en particulier dans les années 1880). L’Asiatique, qu’il soit japonais ou chinois, forcément « fourbe » selon tous ces préjugés, inquiète. D’autant que Pearl Harbor créée une véritable paranoïa, que les troupes impériales remontent vers les îles Aléoutiennes. Ce contexte de panique, aggravé par un fort préjugé racial, conduit à ces mesures d’internement. Et oui, il y a clairement 2 poids 2 mesures, en faveur des minorités d’origine européenne et au détriment de la minorité japonaise.
Merci de tes précisions, je comprends mieux 😉
Ce GN a l’air d’être un intéressant témoignage d’un fait historique peu médiatisé.
Et, c’est toujours enrichissant d’avoir les impressions de quelqu’un qui l’a vécu de l’intérieur.
Rien que pour cela, la BD mérite le coup d’œil.
La BO : j’ai beaucoup écouté les tubes de FGTW dans mon adolescence : Par contre, je n’ai aucun souvenir du morceau présenté
J’avais vaguement entendu parler de cette histoire, mais à te lire, c’est tout bonnement incroyable. Présence fait bien de rappeler les horreurs de Trump, mais là c’est carrément un autre niveau. Hallucinant. Merci pour la présentation, tu donnes envie, les scans sont chouettes.
La BO : sympa mais ça ne vaut pas l’originale en effet.
Je n’étais pas du tout au courant de cette histoire de camps de concentration américains à l’encontre du « péril jaune ». Punaise. Les bras m’en tombent.
Merci pour cette présentation et ce pan de culture.
Content de savoir que cette lecture t’a plu, Patrick ! Serait-ce dû au nom de l’acteur ? Je t’ai senti au Takei !
J’avais entendu parler de ces camps pour japonais aux États-Unis dans un épisode de la série COLD CASE.
Même si Takei n’est pas le réalisateur direct de cette BD, son témoignage est bien retranscrit, avec certes un gros élan de patriotisme sur la fin mais aussi de la nuance, avec un avis bienveillant sur ceux qui ont choisi de ne pas s’enroler dans l’US Army ou encore l’histoire des différents sénateurs à la manœuvre à la fin de la guerre pour ou contre les américains d’origine japonaise.
J’ai retrouvé : Billy Tucci avait rendu hommage aux niseis qui s’étaient engagés dans l’armée, avec le récit Sgt. Rock: The Lost Battalion.
https://www.amazon.fr/gp/customer-reviews/R3POVXR8CCN4TI/ref=cm_cr_dp_d_rvw_ttl?ie=UTF8&ASIN=1401225349
Présence tu es notre caution académique et culturelle !
@ Présence : « Une attitude inenvisageable de nos jours » oui, avec le recul je me suis dit que j’avais péché par excès d’optimisme ^^ (Dieu sait que ce n’est pourtant pas mon genre)
@ Bruce : Takei rules !
La version de FGTH est finalement assez proche de l’original (que j’ai découvert très tardivement) ils se sont contentés d’utiliser un son plus synthétique.
@ Sufer : Oui FGTH a sorti beaucoup de singles, curieusement ce morceau n’en fait pas parti. Tant mieux, ainsi l’album réserve encore de bonnes surprises 😉
@ Jyrille : Oui la BD se termine justement sur les aberrations Trumpistes (comme autant d’avertissement à l’avenir).
@ Tornado : Bon je fais mon malin, mais c’est pour moi aussi la première fois que j’ai autant de détails sur ce pan obscur de l’histoire américaine ! Allez expliquer après ça qu’on ne peut pas se cultiver en lisant des BD !
@ JP : Spéciale dédicace et remerciements à toi pour ce cadeau éclairé 😉
Désolé pour le retard.
Merci pour le partage de cette œuvre. Je suis très friand des biographies, même si la plupart sont souvent tragiques. Je pense m’intéresser fortement à ce bouquin.
Hé bien ça alors ! Voici en effet un pan de l’histoire américaine très peu évoqué, voire caché ! Je n’en avais moi non plus jamais entendu parler !
Merci donc à JP pour le cadeau à Patrick, et merci à Patrick d’en avoir fait un très bon article !!
Ca pique ma curiosité, à moi aussi. Et j’ai apprécié vos échanges, avec Bob Marone.
Autre curiosité : euh… C’est une reprise de qui, la BO ? ^^;
@Kaori voici l’originale https://www.youtube.com/watch?v=01-2pNCZiNk
La même par Springsteen https://www.youtube.com/watch?v=MO4BdYpWWwU
Edwin Starr : https://www.youtube.com/watch?v=01-2pNCZiNk