Sunny par Taiyou Matsumoto
AUTEUR : CYRILLE M
VO : Shōgakukan
VF : Kana
Sunny est une série en cours de Taiyou Matsumoto. Elle est publiée par Shōgakukan en VO et par Kana en VF.
Sur les cinq tomes disponibles en VO et sans doute dans d’autres pays européens (l’Espagne notamment est souvent en avance sur la France), seuls trois tomes ont été édités en VF pour l’instant.
Lorsque je me remis à la bande dessinée il y a une dizaine d’années, je me retrouvai dans la situation du junior, de l’étudiant découvrant le monde du travail, de l’adolescent qui se met à écouter du rock, du sportif en herbe qui commence à comprendre les résultats des pointures : un terrible sentiment de vertige devant la quantité existante à assimiler.
Et c’est peu de dire que dans le seul domaine du manga, une vie ne suffirait sans doute pas à en faire le tour. Il fallut donc faire un tri, et pour cela, je ne connais qu’une seule méthode efficace, celle de demander conseil aux personnes qui ont la même sensibilité que vous.
Je découvris ainsi Matsumoto, mangaka atypique très éloigné de la production à gros succès que peuvent être Naruto, Detective Conan ou Monster (l’article Monster sera prêt pour la rentrée, il était temps ! Ndlr) . Comme Taniguchi qui fut influencé par la bande dessinée européenne, Matsumoto trouva assez rapidement un style qui le démarque de ses compatriotes.
La première œuvre qui lui valut une renommée conséquente fut en effet Amer Béton, qui a été éditée en France par Tonkham en un volume de plus de 600 planches. Mixant le style de Moebius à celui d’un Peter Bagge qui tord ses perspectives tels des fish-eye, Matsumoto y relate la vie turbulente et tragique de deux très jeunes adolescents en pleine jungle urbaine.
Ayant perdu leurs parents, Blanko et Noiro survivent dans la ville devenue leur terrain de jeu, sans domicile fixes terrorisant les malfrats comme les citoyens ordinaires. Derrière une ambiance de polar, le propos est limpide. Il s’agit de tirer le portrait d’une génération abandonnée, sans éducation ni repères. Malgré leurs méfaits, Blanko et Noiro occupent toute l’attention du lecteur qui s’attache immédiatement à eux et aimerait les sauver de leur condition.
Poursuivant sa carrière avec Gogo Monster, lui aussi édité en France en un seul tome et de même format que Amer Béton, Matsumoto devient plus précis en installant son intrigue très étrange de monstres invisibles au cœur d’une école. Cela fait un peu penser à la série The Kingdom (L’hôpital et ses fantômes) de Lars Von Trier, mais avec des enfants comme personnages principaux.
Puis ce sera Number Five, son œuvre la plus longue jusqu’à présent, et la plus déroutante. Des tueurs à gages évoluent dans un monde codifié à la fois magique et politiquement très semblable à ce qui peut se passer dans les hautes sphères du pouvoir. C’est totalement déjanté, largement psychédélique, et la patte de Moebius y est sans doute la plus présente.
Effectuant un virage à cent quatre-vingt degrés, il dessine ensuite les aventures du Samouraï Bambou, série que je n’ai malheureusement pas finie (mais ça viendra), qui met en scène un samouraï vagabond traditionnel mais qui préfère discourir de philosophie et utilise un sabre en papier.
En 2010, à l’âge de quarante-deux ans, il commence Sunny, une œuvre intimiste sur le quotidien d’orphelins regroupés dans une maison d’accueil. Elle tranche avec tout ce qu’il a fait auparavant mais son style y est immédiatement reconnaissable. Et le thème de l’abandon, toujours en filigrane dans ses mangas précédents, apparaît ici au grand jour. Car Matsumoto a passé son enfance dans ce genre d’endroits, la maturité – ayant dû faire son office – a gommé toute fantaisie. Sunny présente un monde très réel.
Sunny, c’est la vieille Nissan jaune qui elle aussi a été abandonnée dans la cour du foyer, comme la tire à Dédé de Renaud et tous les enfants qu’elle accueille. Elle ne démarre plus et le temps l’a bien abîmée, mais c’est le refuge de la dizaine d’enfants qui cohabitent cahin-caha, partageant ce sentiment de vide provoqué par l’absence de parents. Les encadrants n’y sont pas acceptés.
Dans Sunny, on peut fumer des cigarettes et se passer des magazines pornos. Mais on peut aussi aller sur la Lune, y mourir comme dans Thelma et Louise, ou plus prosaïquement retourner chez soi. Oui, aussi cruel que cela puisse paraître, certains enfants ne sont pas orphelins : leurs parents n’arrivent plus à s’en occuper.
C’est le cas de Sei, qui débarque comme nous dans le foyer, timide au look de premier de la classe, il est certain que sa mère viendra le rechercher. C’est aussi le cas de Haruo, dont les cheveux sont devenus mystérieusement blancs, élément perturbateur et presque incontrôlable qui protège les petits orphelins des enfants des maisons : « Ils ne sont pas comme nous. ». Les enfants des maisons, ce sont les enfants qui vivent avec leur famille, dans un cadre formaté et accepté par la société dans son ensemble.
Junsuke et Haruo provoquent tout le monde et font le plus de bruit possible. Seuls dans un univers où les adultes semblent absents, le directeur étant même enfermé et allongé dans sa chambre tel un vampire ou un cadavre, ils ne savent que faire pour s’inscrire dans un monde qui ne les désire pas. Tarô est un géant doux dingue, chantant à tue-tête des comptines pour enfants alors que sa masse s’expose le plus souvent aux intempéries. Alors non, ces orphelins ne sont effectivement pas les bienvenus dans la société des maisons.
Deux heures de télévision par semaine, une vie rythmée par les petites réunions pragmatiques quant au stock de papier toilette et les chapardages entre enfants, par les tentatives du lycéen sympa faisant partie du centre à tempérer ces enfants turbulents. Il faut aussi encadrer un Junsuke qui veut toujours jouer d’un instrument sans savoir en jouer, retenir Haruo de hurler, tenter de donner un peu de joie à tous ceux et celles qui n’ont plus que la tristesse comme meilleure amie.
Excepté une absence presque totale de fabuleux, Sunny présente tout le meilleur de Matsumoto : un trait européen, un rythme toujours changeant entre coup d’éclats d’enfants turbulents et décors quotidiens qui, selon le moment et les petits drames des pensionnaires, paraîtront somptueux ou dénués de tout avenir possible.
Matsumoto n’est plus Moebius, il est devenu un Baudouin, poète amoureux au trait gras, à la narration coupante, aux scènes de cinéma italien, les repas pris dans le salon miteux, la cour décatie, les parents irresponsables ou alcooliques.
Pourtant, n’ayant pas voulu forcer le trait, Matsumoto enlève un maximum de pathos. La joie existe, les sentiments amoureux débutent, la vie reprend toujours ses droits. Chroniques attendries mais réalistes de parias involontaires, Sunny possède un ton unique et une ambiance chaleureuse malgré ses dessins noirs et blancs et son sujet. Elle a une grâce intemporelle qui parle à tous, car ses petites histoires ne racontent pas grand-chose de spectaculaire ou d’exceptionnel, mais dépeint des personnages plus vrais que nature et dénués de malice.
Vivement la suite. Sunny me donne l’impression, a l’instar de la lecture d’un roman de Philip K. Dick, de me retrouver dans ma couette favorite.
Un article deux-en-un !
Une rétrospective de la carrière de l’auteur et une critique pleine de sensisibilité de son oeuvre en cours.
Le style est un peu déroutant, notamment avec les déformations que tu évoques. Mais cela semble effectivement éloigné des récits formatés. Hier, je suis allé lire une longue interview de l’auteur sur le site du9 et ce souhait d’originalité et d’indépendance ressortait bien dans ses propos…
Je pense que j’essaierai (ma médiathèque semble avoir les deux premiers…)
Merci Cyrille et bonne journée à tous (Have a sunny day…)
PS : pour la BO, aura-t-on droit à Boney M ?
Merci beaucoup JP ! Je vais aller me chercher cette interview sur du9, ça me permettra de vérifier que je raconte pas trop de conneries… Je serai très heureux que tu essaies. Mon meilleur argument : mon fils, fan de One Piece et Soul Eater, a adoré lire les deux premiers tomes de Sunny. Le troisième est en cours de lecture.
Pour Boney M, j’ai hésité, mais en fait j’y fait référence une fois, dans une légende de scan. Sauras-tu trouver lequel ?
Et bien merci JP, l’interview sur du9 de Matsumoto est vraiment intéressante (et ça m’a permis de voir que je ne racontais pas trop de bêtises non plus). Dommage qu’ils n’aient pas encore d’articles sur ses oeuvres, ou alors j’ai mal cherché.
Je viens de finir le tome 3 et c’est vraiment superbe.
Maintenant c’est sûr : Ce blog veut ma ruine 😉
Blague à part merci Cyrille pour cet article dont le thème m’évoque un peu le film Japonais « Nobody knows » mais heureusement le manga à l’air nettement plus optimiste que le film !
Je ne connais pas ce film japonais, merci pour la référence ! Je vais voir si je trouve ce film. Oui, cette bd est un peu un hymne à la joie malgré la situation compliquée. Sa narration est plutôt complexe pour un lecteur de bd habitué à ce qu’on le prenne par la main, puisqu’il s’agit de sensations et de petites saynètes mises en perspective… Mais c’est vraiment sa meilleure oeuvre pour l’instant, je pense, un aboutissement.
Je trouve la cov très belle. Mon éternel regret : ne pas avoir de mangas colorisés. La page dans le désert est magnifique.
Pareil que JP, merci pour ce panorama de cet auteur aux thème intéressants. CA tombe bien je vais à Gibert ce soir….
Et merci pour le clin d’oeil au double blanc, double blanc, double blanc, double blanc, do…..
De rien Bruce ! Souvent les mangas sont colorisés sur les premières planches. C’est le cas de Pluto par exemple, que je vous recommande chaudement si vous ne connaissez pas.
Voilà un article extrêmement enrichissant, merci beaucoup.
Quand j’avais arrêté les comics, et que je m’étais plongé dans les mangas, mon attention avait été attiré par le battage médiatique très louangeur autour d’Amer Béton, puis de Number 5. Mais quand j’avais feuilleté ce manga atypique, le premier contact m’avait laissé complètement indifférent. Je peux enfin découvrir cette œuvre par les yeux d’un guide éclairé et chaleureux.
C’est très surprenant comme l’influence de Moebius semble avoir disparu dans les images ici présentes de Sunny.
En outre, de ce que tu en dis, Taiyou Matsumoto a l’air d’avoir trouvé la narration juste, pour mettre en scène l’honnêteté ou la spontanéité des enfants, comme révélateur des aspirations des êtres humains (y compris des adultes).
Merci beaucoup Présence. Comme tu le soulignes, on reconnaît toujours la patte de Mastumoto alors qu’il dessine différemment et qu’il aborde des univers totalement différent. Sa narration, souvent éclatée, qui aime faire des gros plans, trouve ici sa meilleure utilisation, elle transcrit parfaitement l’effervescence des enfants, leur versatilité et leur perception différente des adultes. Un peu comme le Petit Nicolas de Goscinny et Sempé, mais en bande dessinée.
Parfait. Voilà une lecture toute trouvée pour les vacances. Merci pour cette mise en perspective exhaustive du travail de l’auteur. À te lire, j’ai le sentiment que du fantastique (moebius) on dérive vers un naturalisme (baru)
Ca à l’air chouette et le peu de volumes est, encore une fois, un argument qui porte. De Matsumoto je n’ai lu qu’Amer Béton il y a un bail, lecture qui m’avait filé une bonne claque.
Dans mon marathon de lecture ce week-end, j’ai lu un album qui est l’adaptation d’un roman jeunesse. A la lecture enthousiasmante et émouvante, j’ai pensé que ça pourrait t’intéresser: http://www.bdgest.com/preview-1681-BD-jardin-de-minuit-le-recit-complet.html
La collection Noctambule où la preuve vivante qu’il y du bon chez Soleil 🙂
Merci Lone, je n’avais pas vu ton commentaire auparavant ! Cela a l’air chouette, ce Jardin de minuit, merci de nous le faire découvrir ! Et il y a du bon chez Soleil, mes premiers Authority y ont été édités 😉
J’ai emprunté et lu les deux premiers à la médiathèque et j’ai bien apprécié cette lecture. C’est assez surprenant car, sans l’article de Cyrille, je n’aurais pas tenté cette lecture, peu séduit par le graphisme de Matsumoto. Mais si on rentre dedans, c’est vraiment bien fait, avec des moments touchés par la grâce. Le quotidien des enfants n’est pas folichon mais quand la lecture se termine, on aurait envie de partager plus de tranches de vie avec eux.
Merci pour cette découverte.
Oh JP je n’avais pas vu ton commentaire ! Content que ça t’aies plu ! Après tout, c’est ma plus belle récompense ☺
Je viens de finir le tome 1, j’étais impatient de le lire. Au final, je suis très déçu et ne pense continuer la série.
Le dessin : clairement bâclé. Autant les planches colorisées sont superbes, autant le noir et blanc donne l’impression d’avoir été dessiné sur papier buvard tellement c’est…baveux…Ensuite, les expressions des visages, on a l’impression qu’ils portent tous des masques de Kabuki. C’est ennuyeux pour s’attacher aux personnages et sensible à leurs émotions.
Enfin, c’est un enchaînement de séquences sans queue ni tête avec des ellipses empêchant toute installation du climax. Une seule m’a contenté : celle de l’enterrement du chat avec une belle progression dramatique et laisse entrevoir ce que la série aurait pu donner avec plus de rigueur.
L’idée de la Sunny comme véhicule de tous les fantasmes est également intéressante mais entre le dessin et le scénar’, c’est trop foutoir pour moi (ce qui est dans le sens de l’histoire : c’est un orphelinat bordélique, certes).
Sorry….
Je trouve ça bien que tu aies déjà essayé Bruce ! Mais effectivement, ce n’est pas une lecture aisée, il faut appréhender le rythme de la narration… Je te jure que plus tu avances plus tu t’attaches aux personnages et ne veux plus les quitter. La preuve : même Maël a adoré cette série.
Par contre je ne suis pas du tout d’accord avec toi pour le dessin. Tu me rappelles d’ailleurs qu’il faudrait que j’achète le dernier Baudoin dont je parle ici (écrit avec Cédric de la Villani). C’est un style, je ne pense pas que tu aies souvent eu l’occasion de lire ce genre de bds, comme les Baudoin, les Blutch, les Sfar etc…
Disons que le scan « Peigne » va dans mon sens : ils ont tous aplatis et c’est charbonneux quand les dessins en couleurs sont pleins de grâce.
Je le dis souvent mais s’il y a bien un genre dans lequel le manga écrase la concurrence, c’est dans ce qu’on appelle le slice of life, le récit de tranches de vies.
Et Sunny vient une fois de plus le confirmer grâce au talent fou de son auteur Taiyo Matsumoto.
J’ai entamé la relecture de la série et j’en profite pour saluer la critique élogieuse écrite il y a déjà bien longtemps par Cyrille.
Matsumoto est mon mangaka préféré depuis pas loin de 30 ans, en fait depuis la parution chez Tonkam d’Amer béton en 1996. Une claque dont je ne me suis jamais remis.
Il a mis pas mal de temps à s’extraire du public de passionnés qui le suivait pour atteindre chez nous à une notoriété plus large. Mais depuis quelques années, notamment grâce à l’exposition qui lui a été consacrée à Angoulême et aux rééditions de ses oeuvres épuisées, il est enfin reconnu plus largement comme le formidable mangaka qu’il est.
Pour moi, c’est tout simplement de très loin le plus grand mangaka vivant en activité.
Et Sunny est un pur chef d’oeuvre de sensibilité dans lequel on retrouve tout l’univers à la fois si singulier et si profondément universel de Matsumoto, avec une patine adoucie et mélancoloque qui le rend encore plus émouvant.
Le plus grand, je vous dis.
Pour l’anecdote, Keigo Shinzo lui rend un bel hommage dans son histoire courte « J’aurais voulu être Taiyo Matsumoto » (dans le recueil No reaction), revendiquant fièrement la filiation avec celui qui l’a inspiré. J’en profite d’ailleurs pour vous recommander la lecture de ses mangas. Lisez Keigo Shinzo, c’est formidable aussi. Parmi les mangakas qui sont apparus sur le marché ces dernières années, il est pour moi le meilleur.
Merci beaucoup Zen pour ce commentaire, et merci beaucoup pour les conseils de lecture. Les années ont passé mais je crois que SUNNY fait toujours partie de mon top 10 de mes bds préférées. Tu me donnes envie de la relire tiens, alors que j’en ai une tonne qui m’attendent.
Relire Taiyo Matsumoto, c’est toujours une bonne idée et ce n’est jamais du temps perdu.
Je pense que je vais enchaîner avec Amer béton dont je viens d’acheter l’intégrale en un volume, très nettement mieux imprimée que mes vieux Tonkam unitaires à l’impression vraiment indigne d’un éditeur professionnel.