La Nuit par Philippe Druillet
Un article de : PRÉSENCE
1ère publication le 11/10/14- MAJ le 20/12/20
VF : Glénat
Il s’agit d’une histoire complète en 1 tome, initialement publiée en 1976, après une sérialisation dans le mensuel « Rock & Folk ». Elle a été entièrement réalisée par Philippe Druillet, scénario, dessins, couleurs, lettrage, et maquette.
Dans un environnement urbain en ruines (quelques années dans un futur non déterminé), une bande de bikers avance, menée par Heinz, leur chef. Leur destination : le dépôt bleu où ils pourront récupérer de la dope.
Sur leurs fronts, il y a un mot de tatoué : Ende, Baisée, ou encore Tuée, en fonction des individus. Sur leur route, ils vont se heurter aux polars (les représentants des forces de l’ordre), à d’autres gangs de bikers dont les Cœurs brûlés, puis celui de Mains d’Acier. Il leur faut absolument atteindre le dépôt bleu avant le lever du jour.
Pour le lecteur qui ouvrirait par hasard cette BD, le choc risque d’être rude. Premier constat, les dessins ne sont pas très jolis. Les contours des formes sont tremblés, il y a plein de petits traits non signifiants, et il faut faire preuve d’une attention soutenue pour déchiffrer certaines cases, bourrées à craquer de silhouettes entremêlées.
Les couleurs ne débordent pas des traits, mais elles peuvent être agressives, criardes ou sales. Un rapide parcours des phylactères montre que les règles de syntaxe ne sont pas respectées et que certaines phrases laissent à désirer en termes de clarté. À l’époque de sa parution, cette œuvre était révolutionnaire, et beaucoup des lecteurs de l’époque hésitent à la relire, tellement elle a imprimé un souvenir indélébile et intense dans leur esprit. Pour un lecteur d’aujourd’hui il s’agit d’un témoignage d’une époque révolue, mais aussi d’un récit toujours aussi intense.
Certes, Philippe Druillet fut le cofondateur de la revue Métal Hurlant avec Jean-Pierre Dionnet en 1975, une revue historique dans le développement de la BD, mais il reste avant tout un auteur à la forte personnalité narrative. Toute personne qui a vu ne serait-ce qu’une fois un de ses dessins en garde le souvenir.
Le tome s’ouvre avec un incipit en deuxième de couverture : une citation des Fleurs du Mal de Baudelaire. Puis vient une photographie de l’épouse défunte de Druillet (morte d’un cancer foudroyant peu de temps auparavant), et enfin un texte rageur d’impuissance de Druillet quant aux médecins et au destin. C’est donc l’œuvre d’un artiste en deuil, animé par la rage et la douleur. Mais c’est aussi une histoire.
Il peut falloir au lecteur, un temps pour s’adapter à la narration. D’un autre côté, il peut aussi être emporté par cette narration dès les 2 premières pages. La première comprend 6 cases superposées de la largeur de la page, comme dans un panoramique large de western spaghetti. La deuxième est un dessin pleine page des motards fonçant vers le lecteur sur des engins futuristes, sans roues, lévitant à quelques centimètres au dessus du sol. En haut de cette page, il y a 3 médaillons avec les têtes et les noms des personnages.
Tout au long du récit, Druillet adapte sa mise en page, à la nature de la séquence. Il n’y a pas de découpage bien propre et régulier qui se répète d’une page à l’autre. Il n’hésite pas à réaliser des dessins s’étalant sur 2 pages et requérant de tourner physiquement l’album d’un quart de tour. Les bordures même peuvent se gauchir sous l’effet de la violence des actions dépeintes, s’incliner, se briser, prendre la forme du contour d’un personnage, et même disparaître.
Philippe Druillet plie de la même manière le langage à son dessein. La syntaxe des protagonistes laisse clairement à désirer, mais l’objectif n’est pas de respecter la grammaire. L’objectif est de faire passer leur état d’esprit, leur idée fixe de dope. Le résultat parle de lui-même : une étrange poésie brutale et évocatrice.
De la même manière, Druillet n’explique pas tout de manière pédagogique et détaillée. Peu importe le contexte politique ou historique, ou même géographique de la situation. Il s’agit d’une histoire viscérale qui relaie une rage existentielle violente et désespérée. L’état de la situation ne laisse planer aucun doute. Ces motards cherchent la dope qui leur permettra de supporter la réalité. Ils défoncent l’ordre établi, rebelles sans cause, refusant un ordre contraignant, sans alternative à proposer, juste une soif de liberté, et la conscience de leur propre servitude à la drogue. Dès le départ, l’issue de cette quête ne fait aucun doute, dans cette ambiance nihiliste.
Au final, peu importe la nature des innovations narratives, leur intelligence ou leur pertinence, le récit emmène tout sur son passage. Une fois son réglage de lecture effectué, le lecteur s’embarque pour cette équipée sauvage et éprouve avec ses tripes cette absurdité existentielle, cette quête impérieuse d’un divertissement permettant de supporter l’existence, cette violence des rapports sociaux, ce carcan des règles diverses et variées, cette brutalité nécessaire pour garder le cap.
Paradoxalement, Druillet laisse le lecteur libre de lire à sa guise : de lire à toute berzingue jusqu’au choc final, ou de lire en prenant le temps de savourer ces visions lyriques, baroques et outrancières, de se perdre dans le luxe de détails de ces pleines pages, après avoir pris en pleine face la force de leur composition.
Certains lecteurs pourront être rebutés par ces doubles pages, compositions mêlant bande dessinée et éléments figuratifs, éléments géométriques abstraits et conceptuels. Il s’agit de l’un des attraits de l’art de Druillet ; ces images démesurées, hors norme, dont l’échelle monumentale écrase les individus, et les symboles évoquent un inconscient collectif primal, des courants de force sous-jacents, un destin et une condition humaine inéluctables et inflexibles.
Peu importe l’intelligence de la déstructuration des conventions de la BD, peu importe la flamboyance des scènes, ou la pauvreté culturelle des personnages, le lecteur fait l’expérience de plusieurs des aspects les plus noirs de la condition humaine. Dans cette équipée fatale, il y a encore moins d’espoir que dans Thelma & Louise, une conscience plus aigüe que tout est vain. Après ça, il ne reste plus qu’à lire Salammbô du même Philippe Druillet pour une nouvelle dose qui procure un voyage de la même intensité.
A ma grande honte je confesse n’avoir lu de Druillet que sa double page dans la RAB de Gotlib. Je ne me sens pas du tout attiré par cet univers et commence sérieusement à m’interroger autour de mon rejet du fantastique en bande dessinée…Sorry…
Maintenant je peux comprendre la fascination pour ces planches, elles sont réellement hypnotiques mais trop suffocantes pour moi.
Cette BD ne me tente pas du tout à cause du dessin, qui me « bloque » d’entrée. Et si c’est sombre et désespéré, en plus…
Une fois de plus, je salue Présence pour son esprit d’analyse et aussi pour son éclectisme.
Comme je le disais récemment à Présence, je me souviens, adolescent, avoir souvent feuilleté les albums de Druillet, mais je crois n’en avoir jamais lu un seul !
A cette époque, ce type de BD me mettait mal à l’aise et j’ai fait l’impasse sur l’oeuvre de Druillet, de Caza et de Andreas, dont je trouvais les planches souvent indéchiffrables !
Récemment, j’ai tenté l’intégrale « Cromwell Stone » de Andreas après avoir lu un commentaire de Présence et je ne l’ai pas regretté. Il est peut-être temps que je redonne leur chance à Druillet et à Caza, avec qui j’avais eu une très longue discussion sur le métier de dessinateur de BD (que je voulais alors embrasser), à peu-près à l’âge de 15 ans…
Agé comme je suis, j’ai lu les albums précédents de Druillet (sauf le tout premier, réédité plus tard, dont certaines pages, si je me souviens bien, avaient été dessinées sur des cahiers d’écolier. Cela m’avait marqué, parce que je faisais presque pareil. Moi, et mes deux complices, c’étaient des dessins sur des doubles pages petits carreaux, rangées en cahiers quasi hebdomadaires – au début de l’épopée – de seize pages !) publiés chez Dargaud et pas « La Nuit », qui paraissait tronçonné dans les pages de Rock & Folk que déjà je ne lisais presque plus. Comme, bien que séduit par la musique punk, je n’avais pas la rage de Druillet, et malgré mon intérêt pour cet auteur, je ne suis pas allé plus loin, à part ses BD parues dans MH – pas toujours extra, cf. ‘Vuzz 2’ -, et ce malgré avoir lu (et illustré !) au collège le ‘Salammbô’ de Tatave Flaubert). Avec son style « clivant » mais unique, Druillet constitue, pas loin de Moebius et de Mézières, l’une des principales influences et/ou admirations de nombreux dessinateurs quinquagénaires de par le vaste monde. Alors, Druillet, une question de génération ou bien un auteur majeur pour longtemps ?
Walter Simonson, dans l’interview publiée dans le spécial 75 ans de Marvel Comics distribué gratuitement en comic shop cite Moebius et Mézières (dans ce dernier cas, c’est presque une évidence) parmi ses influences, avec Jim Holdaway (je sais que Présence aime aussi beaucoup ce dessinateur trop tôt disparu) et Palacios (là aussi, c’est une évidence). Je n’ai pas de dessin dédicacé de Druillet, mais j’en ai un de Mézières 😉
Cela a dû être coupé au montage. Pour ce magazine, nos amis étatsuniens n’ont déjà pas été fichus de trouver des « e » avec accent pour imprimer correctement le nom de l’ami Mézières… Le propos de Simonson restait en tout cas d’expliquer qu’il y avait eu pour lui de la vie hors des comics de capés et qu’il avait réintégré ces influences dans sa manière d’envisager son art et sa carrière.
Le bandard fou c’est fantastique. J’ai plusieurs recueils de Moebius où L’homme est-il bon apparaît, avec trois autres courtes histoires.
Bon, je me pose pour présenter quelques trucs de Moebius, mais je ne suis pas un spécialiste, donc ce sera pas pour tout de suite…
Bravo pour l’article et la mise en avant d’un auteur singulier et dont la lecture est toujours, à mon sens, aussi stimulante.
Suite à ta chronique, je suis tombé sur un article intéressant (et un peu long) pour les amateurs de Druillet et de son chef d’oeuvre, l’adaptation du Salammbô de Flaubert.
http://www.erudit.org/revue/memoires/2014/v5/n2/1024780ar.html
En matière de lecture viscérale, Présence, j’espère que tu feras découvrir aux lecteurs de ce site, avec la bénédiction de Bruce, la série Homonculus d’Hideo Yamamoto que tu as patiemment et brillamment décortiqué sur Amazon.
Merci pour le lien que je vais aller consulter de ce pas, car « Salammbô » est dans ma pile de lecture (pour une relecture en l’occurrence). Bruce m’a effectivement proposé de transformer ma série d’articles sur Homunculus pour le site. Je n’ai pas encore trouvé de forme qui me satisfasse, car le site n’est pas adapté pour recevoir 15 commentaires d’une même série.
Une synthèse Présence ? Ce sera également moins pénible pour chercher les scans.
Je l’ai relue plus vite que je ne le pensais, puisque ce fut hier ! Il va falloir que je me l’offre maintenant, ainsi que Salammbô (que j’ai commencé seulement).
Et donc, c’est toujours un choc. Tes scans m’avaient ravivé quelques souvenirs, mais j’avais oublié la puissance de ces planches. J’étais réellement abasourdi à la fin de ma lecture, c’est d’une force considérable, et d’un nihilisme désespéré glaçant. Quel voyage !
On a passé la journée à courir les magasins pour les cadeaux de Noël. J’en ai profité pour me prendre cette bd que je voulais depuis longtemps. Je vais la rererelire avec plaisir.
Bonne re-re-re-lecture.
Magnifique critique, Présence, d’une oeuvre que je n’ai pas encore lue et qui m’attire autant qu’elle me rebute. Ton article décrit très bien les causes de cette ambivalence. Tu m’as vraiment impressionné par la qualité de ton analyse.
Merci : il ne fut pas facile à écrire parce que je voue une admiration sans borne à cet artiste dont l’œuvre a participé à forger mes goûts, et parce que l’émotion emporte tout.
Je viens de me rendre compte que cet excellent article n’a pas de BO. Je vous en fournis une gracieusement : https://www.youtube.com/watch?v=b6sWcUZh-zc
Merci pour la fourniture gracieuse.
oui, superbe collab’ !
De rien ! Et oui j’adore tout aussi là-ded1ns.
Présence, tu connaissais ce titre et ce clip de William Sheller réalisé par Druillet ?
J’ai fini ma relecture, et la rage habitée par Druillet est toujours présente. C’est toujours un choc, c’est toujours viscéral comme tu le dis, c’est toujours percutant et hantant. Il va falloir que j’en choppe d’autres, à commencer par Salammbô…
J’avais complètement oublié que les personnages chantaient, le temps d’une planche, la plupart des paroles du BROWN SUGAR des Rolling Stones.