Un printemps à Tchernobyl par Emmanuel Lepage
AUTEUR : MATT ET MATICIEN
1ère publication 21/09/14-MAJ le 02/09/18
VF: Futuropolis
Une des plus grandes catastrophes du XXème siècle sous le regard d’un humaniste. Voilà ce qui pourrait résumer « Un printemps à Tchernobyl » d’Emmanuel Lepage. Nous sommes le 26 avril 1986, il est une heure du matin. Un terrible accident vient de se produire en Ukraine à côté de la ville modèle de Pripriat.
Le cœur d’un des réacteurs de la centrale nucléaire voisine est entré en fusion. Il commence à s’enfoncer dans le sol et menace de rejoindre une nappe phréatique souterraine, ce qui engendrerait une explosion à même de contaminer l’Europe entière. L’incendie qui se déclenche va durer neuf jours.
Tous les pompiers mobilisés mourront dans les 15 jours suivants, 350 000 habitants devront être évacués. Puis 500 à 800 000 personnes, selon les estimations, seront mobilisées pour effacer ce qui peut l’être de cette catastrophe : coffrage du réacteur, enfouissement de la forêt adjacente, extermination du gibier contaminé… En 2010, l’académie des sciences de New York a estimé que l’accident aurait entrainé le décès d’un million de personnes entre 1986 et 2004.
Ces chiffres spectaculaires ne doivent pas occulter la réalité humaine de cette tragédie scientifique. En ouverture de son récit, Emmanuel Lepage convoque habilement des témoignages recueillis par la journaliste romancière biélorusse Svetlana Alexandrovna Alexievitch dans son livre La Supplication – Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse (1997). Les victimes resurgissent à travers les citations des survivants : « il n’était plus qu’une énorme plaie », « ce n’est plus votre mari qui se trouve devant vous mais un objet radioactif », « J’ai enfanté deux semaines avant terme… elle avait une cirrhose… quatre heures plus tard on m’a annoncé que ma fille était morte ». Ce livre saisissant est toujours interdit en Biélorussie.
Mais quel est le projet d’Emmanuel Lepage ? Pourquoi vouloir aller à Tchernobyl ? Pourquoi prendre le risque d’une contamination? Comme dans son précédent récit « Voyage aux îles de la Désolation » – qui relatait le périple en 2010 d’un bateau scientifique dans les Terres Australes et Antarctiques Françaises, l’auteur nous dévoile dans son récit autodiégétique (il se met en scène lui-même) les coulisses et préparatifs de son voyage.
Le projet est initié par un collectif de militants qui souhaitent publier un livre pour reverser les droits aux populations locales et dresser un portrait à charge de l’énergie nucléaire. Heureusement l’auteur n’est pas militant et il va questionner intelligemment ce qui le mobilise dans ce projet. Il en fera la matière même de ce livre. Les dernières pages apportent des éléments de réponse personnels touchants.
Le travail d’Emmanuel Lepage est pris dans une double contrainte : il se veut fidèle au réel et dans le même temps à ses émotions. Son travail réussit ce délicat équilibre entre un dessin réaliste et subjectif. Le lecteur pourrait cependant être déstabilisé par l’aspect protéiforme de ce récit qui alterne esquisse, dessin au crayon, au fusain, à la craie, à la gouache…
Deux raisons principales me semblent expliquer cet aspect protéiforme. D’une part, Emmanuel Lepage essaye plusieurs formes pour se rapprocher de son ressenti. D’autre part, ce récit conjugue deux temps : celui de la narration dessiné a posteriori dans une certaine continuité et celui du témoignage brut dessiné in situ lors du voyage. Ce procédé une fois accepté est efficace et entraine le lecteur dans ce périple. Dans cette logique, le dessinateur s’interroge naturellement sur le meilleur moyen de représenter la radioactivité meurtrière et invisible qui divise les corps, les territoires.
Au cours de ce voyage, le livre évolue progressivement du noir le plus sombre à la couleur, s’autorisant de belles couleurs fortes pour témoigner de la beauté d’un site pourtant mortel ou de rencontres touchantes sur ces terres stériles.
Le dessin se révèle au fil des pages un moyen de témoigner mais aussi créer le contact, de réparer un peu, on l’espère, ce qui a pu être abimé là-bas.
Finalement d’un livre qui aurait pu être de commande sur les ravages du nucléaire, on évolue vers un témoignage personnel d’une rencontre avec un site, ses habitants, et d’un questionnement autour de sa pratique artistique. Cette visite par personne interposée me rappelle celle d’Hiroshima par certains aspects. Une terre qui a été figée et qui garde intacte le témoignage d’une autre époque… Celle de l’âge d’une idéologie mortifère qui aura fait beaucoup de morts et qui est aussi un poison invisible.
Welcome Back ! Tout ceci m’ a l’air très contemplatif non ?
Pas tant que cela, c’est quand un même une sacré aventure. Il est rare qu’un auteur de BD mette en jeu sa vie pour livrer un récit. Les radiations restent fortes autour de la centrale, mais il est vrai qu’au fil du récit, Emmanuel Lepage se concentre un peu plus sur l’aventure intérieure qui se joue.
Dommage qu’aucun français n’ait hérité de super pouvoirs avec Tchernobyl…
Excellent ton commentaire Bruce 😉
J’ai bien ri.
C’est si bon de rire parfois- Gotlib
Je ne connaissais pas ce mot, « autodiégétique », ni cette bd. Merci pour ce commentaire, c’est vrai que ça donne envie. J’aime beaucoup les dessins de Lepage, je le considère comme un virtuose au même titre que Gibrat, mais les bds que j’ai lues de lui ne m’ont pas ébloui. Pourtant le thème est souvent bon…
Je suis très heureux d’avoir pu lire cette chronique sur un blog consacré majoritairement aux aventures IMAGINAIRES des golems super-héroïques. Je pense en effet essentiel de ne pas oublier que le réel existe et que des individus, de chair et de sang, mortels, sans aucun pouvoir, décident de risquer leur vie pour témoigner des ravages de l’hubris du genre humain. Je ne connais aucun super-vilain aussi foncièrement maléfique qu’un dictateur ordonnant un génocide, un groupe pharmaceutique mettant en danger la vie des malades pour de basses questions d’argent ou des actionnaires condamnant au chômage leurs propres employés pour augmenter, une fois encore, leurs bénéfices. La vraie vie est une garce et possède rarement cet aspect cathartique des titanomachies de papier. Ce livre, je l’ai lu et, la dernière page tournée, j’ai su que je le relirai encore et encore, conquis aussi bien par l’esthétisme des planches que par la justesse des sentiments exprimés. Les bouquins véhiculant un message ou un discours engagé ne manquent pas, mais il faut parfois s’émanciper de ses convictions et revenir à l’essentiel : ressentir le monde avec son âme. On va peut-être me taxer de lyrisme, mais je suis d’ores et déjà prêt à plaider coupable si cela peut inciter d’autres personnes à découvrir LE PRINTEMPS DE TCHERNOBYL..
Merci pour ce beau commentaire. La continuité entre fiction et réalité est très forte. En lisant le commentaire,je pensais à Akira qui est à la fois un reflet du passé et une projection halluciné d’un futur. Merci pour le mot « titanomachies » que je trouve très beau et ne connaissais pas. Hâte de lire les articles de rentrée !