Louise Brooks detective par Rick Geary
AUTEUR : PRÉSENCE
VO: NBM
VF: /
Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2015, écrit, dessiné, et encré par Rick Geary, en noir & blanc. Comme le titre l’indique il met en scène l’actrice Louise Brooks (ayant tourné dans Loulou, Journal d’une fille perdue, Prix de beauté).
Le récit commence avec une courte page de texte qui résume succinctement la carrière de Louise Brooks jusqu’à la fin des années 1930. Puis suivent 3 cartes : une du centre de Wichita (ville du Kansas), une autre de la région au sud-ouest de Wichita, et enfin une de la région de Burden (toujours dans le Kansas). Le récit commence alors que Louise Brooks arrive à Wichita le 31 juillet 1940.
Un de ses frères l’attend à la gare avec une voiture ; il la conduit jusqu’à la maison de leurs parents où elle s’installe. Son père est un homme de loi qui évolue dans son propre petit univers, sa mère est un peu aigrie n’ayant pas pu se lancer dans une carrière artistique. Louise Brooks s’installe comme professeur de danse, et se prend d’amitié pour Helen (entretenant une relation avec Walden Pond), une vendeuse dans la boutique de disque où elle s’approvisionne. Un meurtre se produit.
Depuis le milieu des années 1990, Rick Geary s’est lancé dans une série de récits complets retraçant chacun une affaire criminelle célèbre, avec un bon niveau de recherche et un travail de composition sophistiqué pour réussir à retranscrire le contexte historique (à commencer par celle de Jack l’éventreur). Avec cette histoire, il a souhaité faire une petite pause, et réaliser un récit fictif. Dans les interviews, il explique qu’il souhaité également rendre hommage à Louise Brooks, une actrice emblématique des années 1930 (en particulier le film Pandora’s box, connu en France sous le nom de Loulou), et situer l’action dans la région où il est né, dans une région agricole des États-Unis.
Le récit commence tranquillement, avec Louise Brooks s’installant dans son ancienne chambre, disposant ses livres, participant aux tâches ménagères, s’intéressant au meurtre d’Edna Leach, assassinée dans une pièce fermée. Le lecteur observe l’ouverture de la classe de danse. Il comprend que Rick Geary va prendre son temps pour mettre en place son enquête. Il en profite pour apprécier la reconstitution historique, elle aussi un peu en retrait dans la narration.
Cet auteur raconte d’une manière à l’opposé de celle utilisée pour les comics de superhéros, ou d’aventure en général. Il a trouvé sa propre voie et raconte d’une voix posée, n’hésitant pas à aligner chroniquement des cases, comme si un personnage avait posé pour une photographie. Le lecteur s’immerge donc dans ce début des années 1940, à un rythme qui lui paraît presqu’indolent, au travers de petits événements de la vie quotidienne, dépassionnés. S’il s’agit bien d’une fiction, Geary n’a pas changé de mode narratif quand il retrace une affaire criminelle célèbre. Il présente des instantanées très concrets : Louise Brooks attendant à la gare, Louise Brooks nettoyant le sol de la cuisine, Helen évoquant son prétendant Walden Pond, un pneu crevé, une trace dans la boue, etc.
Le rythme est posé, les faits sont clairement exposé, le lecteur a le temps de tout assimiler et de s’interroger sur un élément ou un autre. La narration est naturaliste, avec un petit côté suranné, lié à l’apparence des dessins, un peu simplifiés, parfois un peu figés (les individus en train de poser comme pour une photographie), et cette façon très caractéristique de représenter les textures par des traits parallèles successifs.
Il faut attendre la fin du quatrième chapitre pour que le meurtre survienne. Oui, mais arrivé à ce point de l’histoire, le lecteur se rend compte que malgré l’absence d’événements spectaculaires ou de réel suspens, il s’est pris au jeu de cette vie tranquille dans ce coin des états-Unis. Pour commencer, il y a le personnage de Louise Brooks qui n’a rien d’une enquêtrice de salon (Geary ne raconte pas comme Agatha Christie). Si elle accomplit des actes finalement très ordinaires, Geary reconstitue avec cohérence ce qu’a pu être son séjour (réel) à Wichita, après avoir tenté vainement de revenir à Hollywood. En outre, Louise Brooks est une femme cultivée, indépendante et qui gagne sa vie. En quelques pages, elle devient un personnage qui gagne la sympathie du lecteur. Enfin Geary respecte les grands traits de son apparence, tout en étant assez éloigné d’un réalisme de type photographique.
Le lecteur constate également que sans avoir eu l’air d’y toucher, Rick Geary s’est livré à une reconstitution historique solide, là encore avec une apparente économie de moyens stupéfiante. Il faut revenir en arrière pour se rendre compte qu’une case sur deux fournit des informations visuelles sur l’époque, là encore de manière si naturelle et si intégrée que l’on ne s’en rend pas compte.
L’artiste ne compose pas des tableaux historiques, à la beauté saisissante, ou comprenant une multitude de détails. Toutefois, il est possible de voir quelques modèles de voiture, une cuisinière, l’aménagement d’un intérieur, les tenues vestimentaires, quelques façades, l’uniforme des policiers. Parfois, l’évocation de l’époque peut être plus manifeste, comme lorsqu’Helen évoque les artistes à la mode (Artie Shaw, Bing Crosby, Benny Goodman, ou même Gustav Mahler).
En fait quand le meurtre se produit, le lecteur est déjà bien plongé dans l’environnement et l’époque. Il prend plaisir à voir Louise Brooks s’aventurer dans la campagne aux alentours de Wichita, à s’aventurer sur des routes à peine carrossée, avec une voiture empruntée à un de ses frères. Il n’y a aucun doute que Rick Geary décrit un milieu de vie qu’il a bien connu. À nouveau derrière l’apparence simple, presque simpliste, des dessins, il se trouve une réelle consistance dans les endroits décrits, et une narration impeccable, même si elle ne correspond pas aux critères prévalant dans un récit d’aventure. Complètement conquis par la reconstitution, le lecteur passe alors à la partie policière.
En fait, ce n’est pas tout à fait vrai. L’auteur ayant annoncé la couleur dans le titre (Détective), le lecteur est déjà passé en mode de repérage des indices. Il sait qu’il y a un meurtre qui va survenir, et il se doute que Louise Brooks utilisera une partie de son expérience et de ce qui se trouve dans les pages précédentes, pour résoudre l’énigme. Geary a conçu un mystère bien ficelé, avec une résolution qui identifie le coupable, qui expose le mobile, et qui explique la méthode. Il s’agit d’une structure classique dans les romans policiers, et un lecteur qui en est familier découvre une partie du pot aux roses, avant le terme du récit.
Le plaisir de la lecture ne se trouve donc pas dans la dimension ludique de découvrir qui a commis le crime, mais plus dans la mécanique bien huilée, et dans la plausibilité de la méthode pour le commettre. C’est l’intelligence avec laquelle Geary dépeint les endroits qui confère cette plausibilité. Les petites touches discrètes de la vie à Wichita et dans ses environs (détails nourris par la propre expérience personnelle de l’auteur dans cette région) ont montré que le plan ourdi avait toutes les chances de réussir parce qu’il tire parti de l’éloignement de la demeure de l’écrivain Thurgood Ellis.
Après 15 tomes de reconstitution d’affaires criminelles, Rick Geary imagine un crime fictif, près de Wichita, dans le Kansas, au début des années 1940, mettant en scène l’actrice Louise Brooks. Sous des dehors de récit plan-plan, classique avec des visuels un peu figés, l’auteur met en scène un roman policier bien ficelé, une évocation respectueuse de cette actrice, avec en filigrane le portrait d’une femme indépendante, et la reconstitution d’une époque et d’une région.
En 72 pages de bandes dessinées, Rick Geary accomplit beaucoup plus que certains auteurs en 6 épisodes de 20 pages, tout ça avec une élégance narrative d’une rare fluidité. Les éléments d’information sont intégrés avec naturel au récit. La reconstitution historique est à l’opposé d’un cours magistral d’histoire. Les pages ne sont pas surchargées en texte explicatif. Arrivé au milieu du récit, le lecteur prend conscience qu’il a absorbé énormément d’informations sans s’en rendre compte, que les dessins comprennent de nombreux détails, sans être surchargés, et que la narration charrie de nombreuses nuances.
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La BO du jour : amateur de cinéma, Jim aurait certainement adoré avoir Louise Brooks dans son lit. Voix magnifique et mélodie superbe pour cette pépite du Morrisson Hotel.
Découverte pour moi qui intrigue et intéresse. Il y a une phrase de l’article que je n’ai pas comprise : « Les petites touches discrètes de la vie à Wichita et dans ses environs (détails nourris par la propre expérience personnelle de l’auteur dans cette région) ont montré que le plan ourdi avait toutes les chances de réussir parce qu’il tire parti de l’éloignement de la demeure de l’écrivain Thurgood Ellis. »
peut être car je ne suis pas complètement réveillé;)
Avec le recul, je dois dire qu’il s’agit d’une phrase vraiment trop longue. Raconter un crime en BD fait tout de suite ressortir les éventuelles balourdises dans la conception du plan du criminel, tel qu’imaginé par l’auteur. Ici, Rick Geary profite du peu d’habitants et des toutes qui se croisent pour imaginer une chronologie des événements et des déplacements d’individus qui tient la route. Le criminel utilise sa connaissance de la vie de campagne pour ourdir un plan réaliste et réalisable (et cette connaissance n’est autre que celle que l’auteur lui-même). Ah ouais !!! A expliquer ça fait tout de suite beaucoup plus de lignes.
Thanks
Typiquement le genre de comics qui semble destiné à ne jamais arriver en VF !
Je crains que tu n’ais raison.
Merci, merci merci, merci, merci, merci, merci, merci, un grand merci du fond du cœur à Bruce pour me donner l’occasion de parler d’un auteur que j’apprécie énormément.
Dans une sorte de synchronicité, en mai 2015 est sortie une bande dessinée franco-belge mettant en scène Louise Brooks : Louise Le venin du scorpion, de Joël Alessandra et Chantal Van den Heuvel.
Tiens c’est original comme comics, ça.
Et pourquoi Louise Brooks en fait ? J’ai compris que l’auteur voulait lui rendre hommage, mais est-ce un choix purement personnel de sa part parce qu’il l’aimait bien ou est-ce qu’elle a joué dans des intrigues policières ?
Pardon pour la question bête mais j’avoue ne rien connaître de la filmographie de cette dame et j’ignore quels types de films sont ceux cités.
Après un petit tour du côté de wikipedia, Louise Brooks n’a pas joué dans des policiers, mais plutôt des drames. Sa carrière a été assez courte, entre 1928 et 1930. Elle a marqué le public de l’époque, avec sa coupe de cheveux garçonne. Elle est effectivement retourné à Wichita en 1938.
A titre personnel (et vu mon âge), je ne l’ai pas découverte à travers ses films européens (Loulou, Journal d’une fille perdue, Prix de beauté), ni au travers de sa mise en avant par Henri Langlois (l’un des fondateurs de la Cinémathèque), mais par le biais d’une publicité de 1988 pour un parfum Loulou de Cacharel. Ce n’était évidemment pas elle qui interprétait son rôle, mais l’esthétique était marquante.
https://www.youtube.com/watch?v=Vhr89pmZ-R4
En outre comme le fait remarquer JP Nguyen, j’ai un penchant prononcé pour les comics de Rick Geary.
Encore une illustration supplémentaire de l’éclectisme de Présence, lecteur tout-terrain.
Je me rappelle que sur la page Facebook du blog, Présence avait eu l’occasion de mettre en avant l’oeuvre de Rick Geary. Pour ma part, le dessin ne m’attire pas trop (désolé, c’est la deuxième ou troisième fois que je dis ça cette semaine…). Et s’il m’arrive de suivre des récits d’enquête, j’ai plutôt un faible pour Hercule Poirot.
Et sinon, j’ai failli maudire cet article car j’ai cogité des jours pour arriver à trouver quelque chose à dire dessus dans Figure Replay…
Je te jure que j’ai proposé cet article à Bruce bien avant l’arrivée de la rubrique Figure Replay (même si depuis j’en ai proposé d’autres qui devraient aussi s’avérer coton. Je pense en particulier à une œuvre d’art surréaliste, sous forme d’une suite de gravures détournées).
« True Detectives » 6/6
La détection privée est elle une spécificité masculine ? Que nenni ! Louise Brooks, l’actrice jouait aussi à l’enquêtrice entre deux films d’après Rick Geary, l’idole de notre ami Présence !
Si vous voulez frimer ce soir entre ami et parler d’un comics atypique, détection Bruce Lit !
@Présence : ouf ! une review qui dormait depuis un an je crois dans les caves du blog faute de créneau idéal pour le placer (créneau ? on voit quie je suis à fond dans mon code de la route…).
Voici en tout cas une démarche originale que j’aime bien : celle de mettre des personnages célèbres dans des histoires fictives. Tels HG Wells dans c’était demain ou Kafka dans le film Kafka ! C’est étrange de voir Louise Brooks avec les cheveux longs par contre…
LA photo publiée en fin d’article est divine en tout cas. Je note en tout cas que faute d’action ou de mise en scène spectaculaire, cette histoire ne s’appréciera que dans l’observation de la finesse de son auteur.
@Jp : lecteur tout terrain….Je note cette qualification très juste pour notre ami Présence.
Je pense que ce sont les photographies de Louise Brooks, plus que ses films, qui ont marqué l’imaginaire collectif, avec déjà comme un air intemporel des photographies du studio Harcourt.
http://www.studio-harcourt.eu/
Ah ben voilà c’est malin de nous donner envie avec ce comics alors que nous n’avons que très peu de chance de le trouver en France ! Pfff J’vous jure c’est pas une vie ça !!
Blague à part bravo pour cet article, je vais faire des recherches sur internet de ce pas…
Pour avoir cherché, la boutique Album ne commande pas les publications de l’éditeur NBM. J’ai acheté mon exemplaire sur amazon.
Je ne connais pas du tout Rick Geary (ni Louise Brooks par ailleurs) mais cette bd semble être une excellente introduction à son style. Je note ça dans un coin et te remercie, Présence, de nous faire découvrir des œuvres différentes.
Je vais finir par croire que ma période de matraquage de Rick Geary sur facebook a laissé des traces subliminales.
Ahem….Et Grendel ?
Si tu veux, Présence, on peut se faire un teamup sur Grendel ?
@JP – Avec grand plaisir (en plus je crois que j’ai déjà une collection d’images pour illustrer cet article).
@Bruce – Grendel ? Je ne vois pas…
Courage, je passe à une autre marotte à la fin de cette semaine…
J’avoue avoir été marqué par Grendel et Chaykin mais pas par Geary…