L’œil de la Nuit tome 1 – Ami du mystèreSerge Lehman, Gess & Delf
PRESENCE
VF : Delcourt
Ce tome est le premier de la série mettant en scène Théo Sinclair, un personnage créé en 1909, par Adolphe d’Espie (1878-1956), sous son nom de plume Jean de La Hire.
Il constitue une histoire complète en 1 tome, parue initialement en 2015, écrite par Serge Lehman, dessinée et encrée par Gess, et mise en couleurs par Delf, avec une magnifique couverture réalisée par Benjamin Carré. La série comporte 3 tomes. J’en profite pour adresser un grand remerciement à Tornado pour m’avoir fait découvrir Les brigades chimériques, ce qui m’a tout naturellement conduit à lire cette nouvelle série.
L’histoire commence le 2 mars 1911 dans la villa Sinclair à Bourg-la-Reine. Léo Sinclair est en train d’observer le ciel à la nuit tombante car c’est un astronome. Il est rappelé à la vie mondaine par Marco, son domestique, qui lui indique qu’il est temps pour lui d’escorter Ève Verneuil (la fille d’un ministre) et son ami Guy La Forge (un écrivain dans le besoin) à la conférence que donne Camille Flammarion, à la Sorbonne.
Avant l’intervention de l’orateur, ils croisent un certain nombre de célébrités dont Gaston Leroux, Maurice Leblanc et Gustave Le Rouge. L’intervenant évoque l’invasion martienne de 1898, ainsi que les différentes espèces vivant sur la planète Mars (les pieuvres et leurs tripodes, les vampires ailés). Il dévoile une momie, une autre créature qui aurait vécu sur Mars. Mais le noir se fait, et un vol est commis. Les circonstances vont amener Léo Sinclair à mener l’enquête, en compagnie de Guy La Forge et de Marco.
L’Œil de la nuit est un personnage qui apparaissait dans La Brigade chimérique sous le nom du Nyctalope (des questions d’autorisation ont conduit les auteurs à changer son nom pour la présente série) du même Serge Lehman. Dans ce tome, l’auteur revient dans le passé et raconte comment Léo Sinclair a acquis la capacité de voir dans le noir.
Le scénariste a choisi de donner une nouvelle vie à de nombreux personnages de fiction français du début du vingtième siècle. Cette histoire marie donc une intrigue relatant les circonstances dans lesquelles Léo Sinclair s’est retrouvé dans une situation où il a acquis d’étranges capacités, avec une évocation à la fois historique et littéraire de cette époque. Du point de vue de l’intrigue, le scénariste a adopté une narration exclusivement linéaire respectant scrupuleusement l’ordre chronologique. Le lecteur découvre donc les tribulations de Léo Sinclair, individu à la personnalité un peu froide, à la santé un peu vacillante (l’un des personnages indique qu’il est cardiaque), bien décidé à venger l’agression qu’a subi le commandant Sinclair (son père) quels que soient les risques encourus.
Autour de Léo Sinclair évoluent des protagonistes à la personnalité peu développée, sauf La Forge dont les remarques laissent deviner la frustration de son état d’écrivain sans succès, et sa soif de réussite. L’auteur inscrit donc son récit dans la littérature pour jeune adulte de type mâle, qui privilégie les rebondissements à la psychologie. De ce côté-là, le spectacle et le dépaysement sont assurés par une narration cultivée. Serge Lehman manie les codes narratifs de ce type de littérature avec aisance et intelligence.
Le lecteur suit les déplacements de Léo Sinclair, d’abord à cette conférence à la Sorbonne, puis chez un médium à Paris, et ensuite à Genève et au château de Chillon sur les rives du lac Léman, à Veytaux en Suisse ; le dépaysement est assuré (même si l’on ne peut parler d’exotisme). Le spectacle est assuré par une galerie de personnages hauts en couleurs, qu’il s’agisse du médium Al-Mansour, du docteur Vogel-Kampf (et de son assistant Frédéric), ou de la redoutable et séduisante Sonia Volkoff.
Le récit amalgame avec habileté les discussions qui exposent les informations et permettent aux personnages de confronter leurs points de vue, les séquences de déplacement qui permettent au lecteur d’apprécier les différents environnements traversés, les scènes d’action, les phénomènes surnaturels, et les apparitions de personnages historiques réels (par exemple Georges Clémenceau).
Dans un premier temps, le lecteur s’agace un peu de la représentation des visages, avec des traits un peu grossiers, des contours qui ne se ferment pas exactement, des expressions peu nuancées. Les trais sont un peu gras, parfois semblant indiquer une ombre portée là où il n’y en a pas, parfois ajoutant un relief bizarre sur une joue ou un front. Lorsque les véhicules circulent dans Paris, il s’étonne aussi de la largeur des artères et de la forme géométrique des trottoirs. Mais très ces vite menus détails passent à l’arrière-plan.
En effet, le lecteur apprécie vite le rendu des immeubles, des bâtiments, et de leur intérieur. Gess est un dessinateur qui prête attention à l’architecture. Sans représenter les façades avec un détail obsessionnel jusqu’à en devenir photographique, il reproduit fidèlement les apparences des immeubles parisiens. De la même manière, les intérieures sont reconstitués avec un souci de l’authenticité pour les revêtements de sol, et le mobilier. La scène se déroulant sur un quai de la Seine transcrit avec force l’escalier et les pierres du mur de quai. L’intérieur de l’appartement d’Al-Mansour reflète son érudition et sa vie en intérieur. Les pièces de la demeure du docteur Vogel-Kampf bénéficient de poutres apparentes, conformes à la mode de la région. La représentation en double page du château de Chillon est réalisée sur la base d’une photographie retouchée à l’infographie, donnant toute la densité nécessaire à ce monument.
De temps à autre, Gess bénéficie de la place nécessaire pour réaliser un dessin pleine page, venant insister à point nommé sur un monument (La Sorbonne), une séquence choc (la découverte d’un cadavre), un aménagement impressionnant (l’accès au stratogyre) ou encore un personnage remarquable (Frédéric). Suivant le besoin, le dessinateur peut changer de mode de dessin pour la photographie, ou un encrage plus doux, presqu’un crayonné.
Très rapidement, le lecteur se sent submergé par la qualité de la reconstitution historique. Outre l’authenticité de l’architecture, il peut apprécier les tenues vestimentaires d’époque, les modèles d’automobiles, et l’ameublement. Gess ne ménage pas sa peine pour donner de la consistance aux décors, n’utilisant qu’exceptionnellement le raccourci graphique consistant à représenter les personnages sur un fond vide, lors des scènes de dialogue. Cette implication du dessinateur participe également à la qualité de l’immersion du lecteur.
Le lecteur apprécie les qualités de la direction d’acteur de Gess qui font que les personnages ne sont pas statiques et que leurs postures participent à l’expression de leur état d’esprit. Il apprécie également ses talents de metteur en scène, qui donnent du mouvement à ses scènes d’action, et qui évitent l’effet statique pendant les scènes de dialogue. Gess se révèle tout aussi à l’aise lors de la scène sur le quai pendant laquelle l’esprit de Léo Sinclair est perturbé, où il perd pied, les angles de prise de vue reflétant le vacillement de l’esprit du personnage.
Le travail de mise en couleurs de Delf est tout aussi sophistiqué. Il utilise une palette restreinte pour chaque scène, tout en augmentant la lisibilité des cases, en accentuant légèrement le contraste entre chaque forme contigüe. Il choisit une teinte dominante par scène pour lui donner une identité plus marquée, sans pour autant la noyer dans une couleur unique et massive.
Le lecteur se laisse donc emporter dans cette reconstitution de grande qualité, dans cette narration visuelle élaborée, aux côtés de ces personnages à la présence naturelle sur la page. Il apprécie à leur juste valeur les références historiques disséminées par Lehman dans sa narration, qui étoffent l’évocation de l’époque. Il découvre donc une aventure pleinement intégrée à l’époque dans laquelle elle se déroule.
La plupart des évocations de personnages historiques apparaissent de manière organique, et donnent un aspect ludique à cette histoire, incitant le lecteur à jouer le jeu d’identifier ces références. Serge Lehman prouve dès le début qu’il sait de quoi il parle avec l’évocation de l’invasion martienne, telle que racontée par Herbert George Wells dans son roman La Guerre des mondes (1898). Les autres personnages historiques apparaissant conformément à leurs dates historiques.
Du coup, le lecteur accorde sa pleine confiance quand le scénariste évoque une race évoluant sur la planète Mars, en référence à des romans d’anticipation de Gustave Le Rouge : Le Prisonnier de la planète Mars & La Guerre des Vampires. Il oscille entre se prêter au jeu de reconnaître les références, ou d’assimiler celles qu’il ne connaît pas. Ses trous dans sa culture ne génèrent pas de frustration particulière dans la mesure où Serge Lehman a dosé avec soin le niveau d’information : pas trop pour que celui qui connaît la référence n’ait pas l’impression d’une répétition lourdaude, assez pour que celui qui ne la connaît puisse comprendre ce dont il s’agit.
Il y a quand même une ou deux exceptions à cet équilibre parfait, la plus manifeste étant relative à Henri Bergson (1859-1941), en page 9, répétée page 17. Au balcon, en voyant la foule arriver pour la conférence, une dame regrette qu’Henri Bergson ne soit pas présent et cite le titre de 2 de ses œuvres : Matière et mémoire (1896) et L’évolution créatrice (1907). Dans un premier temps, le lecteur estime qu’il s’agit d’une référence historique de plus, mais quand la dame réitère son regret de l’absence de Bergson (en page 17), il se dit qu’il doit y avoir là plus qu’une référence de passage. Soit il est familier de l’œuvre de ce philosophe de premier plan, soit il doit aller chercher sur une encyclopédie en ligne bien pratique.
Le premier ouvrage éclaire d’un jour nouveau les rapports entre le corps et l’esprit, et le second met en avant que l’évolution est imprévisible et qu’elle crée du nouveau sans cesse. Au vu de cette insistance à attirer l’attention du lecteur sur ce point, ce dernier en établit 2 constats. Le premier est que ces 2 principes sous-tendent l’œuvre de Serge Lehman, constituent une partie de son credo et de la dynamique du présent tome. Le second est que cette histoire doit recéler d’autres références tout aussi révélatrices de l’œuvre, à côté desquelles il est vraisemblablement passé, faute d’une culture suffisante.
Ce premier tome peut se lire comme une aventure au premier degré, au rythme régulier, d’une bonne densité, avec une reconstitution historique de qualité. Il constitue également un hommage appuyé à une forme de littérature de l’imaginaire de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle, une forme de devoir de mémoire vis-à-vis de ces auteurs tombés dans l’oubli pour une partie d’entre eux. À condition d’en faire l’effort, le lecteur peut également percevoir une dimension philosophique sous-jacente dans la nature du récit, la conviction littéraire de l’auteur envers la capacité de l’être humain à sans cesse inventer des choses nouvelles, et le lien existant entre l’évolution de l’esprit et celle du corps.
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« La Lehman Connection » 2/6
Présence vous livre un focus sur ‘L’oeil de la nuit », préquelle à « La Brigade Chimérique » signée de la même équipe gagnante Serge Lehman et Stephane Gess Girard. La preuve par deux qu’il est possible de faire du super héros made in France.
La BO du jour : Théo Sinclair voit la nuit. Pourquoi ? Parce que !
Merci beaucoup de nous éclairer sur cette nouvelle pierre du monde de Lehmann et Gess ! Cela m’a l’air tout à fait agréable et me d
Oups… me donne envie disai-je se relire La brigade chimérique à défaut de la racheter. Merci de relever les références que je suis loin de connaître. Quant au dessin, je suis d’accord pour dire que les visages de Gess sont parfois dérangeants ou gênent la lecture. C’est ce genre d’histoire que l’on retrouve dans la série Agents of SHIELD, et lorsque c’est bien fait, je retrouve les sensations de l’enfant de dix ans que je suis toujours…
Ces 3 tomes sont peut-être plus faciles à lire que la Brigade Chimérique, car chaque aventure constitue une histoire que l’on peut considérer comme complète. J’ai lu ces 3 tomes après avoir lu l’intégrale de la Brigade Chimérique, et j’avais donc déjà eu l’occasion de m’accoutumer aux caractéristiques des dessins de Gess.
C’est le même Gess que sur Carmen McCallum ? C’est bizarre, ça semble assez différent comme style. Il s’adapte à l’ambiance, faut croire.
Les visages dans Carmen sont justement plus lisses et moins dérangeants…mais par contre le style est globalement plus classique et moins marquant.
D’ailleurs en aparté j’ai vachement bien aimé la préquelle « code mc callum » dessinée par Didier Cassegrain, et ce sans rien connaître de la série principale de Gess et Duval. Faudrait que je ponde un article dessus.
Ne connaissant pas les travaux antérieurs de Gess, je ne sais pas si c’est plus cohérent, mais il m’est impossible d’imaginer l’Œil de la nuit dessiné par un autre artiste.
Ah oui : j’adore le trait de Cassegrain et cette préquelle est très bien. Par contre, alors que cela devrait me parler, je n’aime pas la série Carmen McCallum. Et j’adore la série Travis, qui fait partie du même univers et de la même collection Série B chez Delcourt.
Oui j’ai juste lu le premier cycle de Carmen Mc Callum après avoir lu cette préquelle et j’ai pas vraiment accroché. Cette première histoire est sympa, mais sans plus. Un peu trop froid. L’attention est portée sur le scénar mais les personnages ne dégagent pas grand chose.
Je suis fan aussi du trait de Cassegrain. Simple mais expressif, et l’aspect crayonné du dessin donne une impression de flou ou de profondeur de champ. Bon…si on connait Tao Bang, on peut juste trouver que Carmen lui ressemble beaucoup.
Je ne voulais pas plonger dans cet univers à cause de toutes ces séries liées, du coup je n’ai pas lu Travis. Je vais m’en tenir à Code McCallum je crois.
J’ai lu les Travis mais il m’en manque plusieurs volumes. Il faudra que je complète ma collection quand même.
Merci pour la dédicace. Du coup, c’est moi qui suis en retard maintenant sur l’Hypermonde de Serge Lehman ! 🙂
Tout le plaisir est pour moi d’avoir pu découvrir cet auteur grâce à ton insistance et ton pouvoir de conviction (je me souviens qu’il m’avait fallu du temps pour me décider 🙂 ).
Capacité à développer autant d’éléments – Tout le mérite en revient à la BD qui contient autant d’éléments à la base.
A la demande de Bruce, je lui ai adressé les 3 commentaires, mais je ne sais pas s’il va les programmer. C’est peut-être un peu indigeste d’enchaîner sur 3 tomes de la même série.
Les trois tomes de suite: l’expérience Harbinger m’a dissuadé de désormais programmer une série entière pendant une semaine. Les deux autres tomes de l’Oeil de la nuit seront donc disséminés au fil des thématiques prochaines. Je pense que que 7 jours Lehman, c’est déjà pas mal hein?
Merci à Présence d’avoir joint l’écrit à l’acte en m’offrant cette histoire que j’ai adorée. Comme tu le mentionnes, et comme pour Watchmen, il est possible d’aimer cette histoire au premier degré.
J’ai trouvé la deuxième nettement moins intéressante. La troisième, et bien-ahem-je l’attends !
7 jours de Lehman , c’est très bien, et je partage l’idée qu’enchaîner les articles d’une même série manque de variété.
Par contre, je trouve que je me suis amélioré au fil de mes articles sur la série… 😉
7 jours de Lehman, c’est surtout du pain béni pour FR…
Je deviens sénile, j’étais persuadé d’avoir posté un commentaire entre midi et deux et je ne le vois pas…
En gros je disais que retrouver l’univers de la Brigade animé par les mêmes auteurs était tentant, avec le bémol que le perso du Nyctalope (j’ai appris sur wikipedia un problème de droits empêchant d’utiliser ce nom dans cette série) ne m’est pas très sympathique…
Donc ce sera une lecture médiathèque pour moi, si je tombe dessus.
Pareil. Le truc c’est qu’il ne sert même à rien dans la brigade chimérique. ça rejoint le seul « reproche » que je faisais à la série : elle utilise plein de personnages en hommage à leurs BD de l’époque mais sans spécialement que tous ces personnages soient nécessaires ou intéressants. Je sais bien que c’est le parti pris de Lehman mais j’ai trouvé ça un peu lourd parfois. On sent un background riche mais on a la sensation de « cameos gratuits » pour certains personnages.
D’un autre côté ces spin-off peuvent justement corriger ce souci en donnant à certains personnages leurs moments de gloire.
@Matt – Comme toi, j’aurais bien aimé des tomes indépendants consacrés à certains personnages, à commencer par Palmyre.
Excellent cette oeuvre. Une semaine captivante ! Un travail entre fiction et réalité historique . Ps. J’ai eu qq fois le message d’erreur « impossible de se connecter à la base de données ». J’imagine que c’est la rançon du succès 😉