Monsieur Mardi-Gras Descendres : Le facteur cratophane Eric Liberge
PAR MATTIE BOY
VF : Dupuis
Cet article est la 2ème partie consacrée à la saga Mardi-Gras Descendres d’Eric Liberge. Il contiendra quelques spoilers mais aucun dévoilant les révélations de la tétralogie soigneusement préservées dans l’article précédent.
Vous souvenez-vous de cet ossuaire de l’espace que nous avions quitté lors d’un précédent article ? Eh bien il est temps d’y retourner.
Ce prologue sorti plus récemment en 2016, 10 ans après la fin de la série, revient sur la genèse du Purgatoire. Je l’avais déjà mentionné rapidement mais il convient mieux de lire ce prologue comme un flash back après avoir pris connaissance de la tétralogie.
Un peu à la façon de la prélogie Star Wars qui pourrait spoiler certaines révélations (comme l’identité de Vador) si vous la regardiez avant la trilogie historique. Du moins si vous trouvez quelqu’un qui a séjourné dans une grotte pendant 50 ans et qui pourrait encore être surpris par les révélations susdites.
Cette nouvelle histoire fait plus de 140 pages, donc même s’il n’y a qu’un seul tome, nous sommes en présence d’une pièce importante de la mythologie de cet univers qui aurait pu être publiée en 2 tomes. La BD s’ouvre sur une révélation du tome 4 de la série, d’où l’importance de ne pas commencer par ce prologue. Même si c’est évidemment compréhensible de le lire en premier, cela vous privera d’un grand mystère expliqué dans la série principale.
Nous serons ici témoins des origines de ce purgatoire ou Refrigerium tel que le nommaient les premiers chrétiens. Les responsables de la création de ce monde seront les personnages que nous suivrons ici, eux-mêmes pris au piège de l’enfer qu’ils ont engendré sans en avoir pris conscience. Le facteur cratophane servira de fil pour suivre l’évolution de ce monde, la mise en place de la dictature, de la confrérie de la Corniche menée par Jeronimus et des Psychopompes chargés d’accueillir les morts (et de faire le tri parmi eux et leur piquer leurs affaires comme de vils salopards).
Au début dépourvu de toute organisation, ce monde va littéralement se créer sous nos yeux. Une ville entière va être vomie des entrailles de Pluton dans une scène graphiquement dantesque. Puis les morts vont arriver en flots continus. Ils vont prendre conscience de leur condition, pas encore abrutis par l’ennui éternel comme nous les avons vus dans la série. Et en absence de toute société, l’anarchie va débuter.
C’est au sein de ce chaos que Jeronimus, peu présent dans la série d’origine mais assez inoubliable, va jouer un rôle plus important. Alchimiste de son vivant, il fait partie des 4 créateurs involontaires (plus ou moins) de ce monde et est ici représenté comme une sorte de gourou à l’origine de cette mystérieuse présence du café dans le crâne de tous les défunts. S’il semble vouloir percer les mystères de la création et apporter le salut à tous, il n’est pas difficile de le voir comme un illuminé effrayant. De l’aveu même de l’auteur dans un entretien en fin de volume, « il doit être hirsute de réparations, il doit faire peur » Et en effet, Jeronimus s’est efforcé de se visser les os entre eux pour ne rien se faire dérober et ressemble à une monstruosité rapiécée.
En parallèle à l’émergence de l’organisation des frères de la Corniche dirigée par ce leader charismatique, les Psychopompes s’organisent aussi dans les cieux. L’humour de ce tome vient surtout d’eux, même s’ils passent pour de sacrés opportunistes. Leur comportement abject mais tourné en ridicule se manifeste par une tendance à trier les morts qui arrivent pour garder ceux qui peuvent leur servir (artisans, architectes) et rejeter dans le chaos d’en bas ceux qu’ils jugent débiles ou avec un métier inutile. C’est évidemment toujours ce côté satirique déjà présent dans la série que nous retrouvons ici avec les vices de la nature humaine exposés avec humour (noir). Ces vices sont d’autant plus pointés du doigt par la vitesse à laquelle tous ces défunts sont prompts à répéter leurs erreurs même si l’hypothèse qu’ils sont ici pour expier leurs fautes leur vient à l’esprit.
Enfin, nous suivrons l’émergence de la dictature qui deviendra celle du Septuagésime. Son origine est curieuse et donnera lieu à l’élément le plus particulier de ce tome : la présence d’une salamandre de feu, toujours liée à la symbolique alchimique. Nous comprendrons qu’elle elle est une manifestation de la part sombre de la conscience de qui deviendra le grand Septuagésime et ouvre l’ère de l’obscurantisme qui va rapidement mettre un terme aux agissements de Jeronimus qui distribue trop de vains espoirs aux âmes perdues avec son café hallucinogène.
Un autre passage amusant viendra de la mise en place d’un « conseil de la jugée karmique » par ce nouveau régime, dont la complexité de fonctionnement rappellera nos belles administrations des services publics…ou la maison qui rend fou des 12 travaux d’Astérix.
Le facteur est un personnage ambigu qui ne semble pas approuver la création de la dictature mais reste convaincu de la nécessité de mettre de l’ordre au Purgatoire, auquel il va contribuer en recensant les morts qui arrivent en flot continu.
Un autre personnage sera celui d’une belle jeune femme qui refusera de quitter ses chairs et se révoltera contre l’absurdité de cette nouvelle existence. Pour ceux ayant déjà lu la tétralogie, il est amusant de retrouver ce personnage dans un rôle vraiment différent. Oui, en effet, je ne vous ai pas parlé d’une femme dans la série, tout simplement parce qu’elle sera finalement dépouillée de sa chair et ressemblera à un squelette comme les autres (différencier un squelette mâle et femelle est possible, mais autant dire qu’on ne fait pas gaffe sur un dessin et que c’était une surprise d’apprendre le sexe de ce personnage dans le tome 4). Vous remarquerez que je prends soin de ne pas la nommer afin que ce soit aussi une surprise pour ceux qui liront la série avant le prologue. Ce personnage refusera de quitter son refuge chez les Psychopompes afin d’éviter que la descente sur Pluton ne lui laisse même plus la peau sur les os. Elle n’est pas dénuée de vanité et refuse d’accepter la mort si jeune. Même si elle ne pourra éternellement échapper à son destin, elle luttera jusqu’au bout pour éviter de finir esclave d’un régime totalitaire qu’elle réprouve et tentera même de venir en aide à Jeronimus. C’est un peu le personnage touchant de la BD et c’est d’autant plus amusant de la voir dans ce rôle qui contraste vraiment avec ce qu’elle deviendra plus tard avec le temps.
Il m’est difficile de parler plus en détails de ces personnages sans tout révéler mais autant dire que lire ce prologue après la série apporte des explications et des éclaircissements bienvenus. Commencer par ce prologue qui rend plus accessible la série principale peut vous permettre de savoir plus rapidement si cette œuvre va vous plaire, mais au détriment de mystères et de surprises indissociables du plaisir de lecture des 4 tomes de la série d’origine. Je pense que commencer par le prologue enlèverait de la magie. A vous de voir.
A noter que ce prologue s’achève par la mort de Victor Tourterelle sur Terre observée par un psychopompe, et que cette mort est « teasée » par d’amusantes répliques qui laissent présager, lorsque l’on connait le motif du trépas de Victor, que sa mort est imminente. Une chose difficile à saisir si l’on n’a pas lu la série de base dans laquelle on apprend cette cause de trépas. Ce qui me conforte dans l’idée que, même si c’est un prologue, le fait que l’auteur l’a écrit après le reste fait qu’il l’a construit, consciemment ou non, de manière à ce qu’il ait plus de signification pour quelqu’un au fait de la continuité de la série.
Le trait d’Eric Liberge a encore évolué. Il est encore meilleur que sur les derniers tomes de la série. Les mains des squelettes qui étaient plus ou moins dessinées comme des mains humaines mais rachitiques dans la série sont ici fidèlement reproduites anatomiquement. Jamais les squelettes n’auront été dessinés avec un tel souci du détail. Je me demande si on ne pourrait pas compter les os des morts et y trouver pile poil le bon nombre. L’auteur n’a pas renié non plus son amour des architectures cyclopéennes qui se mêlent à des bâtiments tout en hauteur aux inspirations gothiques. Des lieux aussi terrifiants et intimidants que magnifiques à regarder. De nombreuses planches rappellent des fresques bibliques de la Renaissance ou des représentations des Enfers de Jérôme Bosch.
On pourra aussi remarquer les similitudes avec les planches surchargées de détails et de personnages de Philippe Druillet qu’Eric Liberge cite comme une de ses inspirations. Les 2 hommes semblent en effet apprécier la démesure, les fresques dantesques et autres architectures variées, toujours colossales.
La mise en couleurs est encore une fois discrète. Plus encore que dans la série d’origine puisque là nous restons dans des tons très pâles, parfois légèrement bleutés. Un exemple parfait de colorisation qui est là pour servir l’atmosphère particulière de cette œuvre.
Si on ne saisira pas forcément toutes les subtilités religieuses ou alchimiques introduites par Liberge, reprocher cela à l’œuvre serait comme reprocher au Sandman de Neil Gaiman de ne pas expliquer en détails les multiples références culturelles présentes au fil des pages. Au détour de dialogues complexes reste tout de même une histoire compréhensible sans avoir une culture poussée de la religion ou de l’ésotérisme. Ce sont davantage des éléments intéressants à découvrir et qui dévoilent une nouvelle profondeur à l’histoire. Des détails que j’ai moi-même découverts soit grâce aux quelques recherches effectuées sur le net pour écrire ces articles, soit grâce à ma curiosité face aux mots inconnus que j’ai pu voir écrits sur ces 400 pages d’une saga marquante qu’il me sera difficile d’oublier.
——-
Mais c’est (décidément) trop horrible ! » 5/6
La deuxième partie de Mardi-Gras Descendres en est aussi la préquelle. Le p’tit nouveau Mattie Boy fait de vieux os chez Bruce Lit à propos de cette BD atypique de Éric Liberge.
La BO du jour : que ce soit avec un squelette, Nico ou Syd Barrett, ne jamais, jamais monter en vélo avec ces gens là…..
https://www.youtube.com/watch?v=SmW17QvUhRM
Le dessin est vraiment très soigné, avec un niveau de détails hallucinant…
J’ai noté d’essayer la série et je commencerai par le cycle principal, comme tu l’as conseillé… Mais je manque de temps pour me rendre en médiathèque ces temps-ci…
Sinon, cratophane, après une recherche rapide, je ne trouve pas ce que cela veut dire… C’est un mot inventé ? Ou alors c’est un facteur qui joue à God of War et est fan de Kratos ? 😉
Tu trouves vraiment des jeux de mots partout, c’est incroyable^^
Ouais pour le coup c’est un mot que j’imagine inventé puisque je n’en ai pas trouvé de signification non plus. Il y a une sorte d’argot et de langage propre à cet univers. Mélangé à de vrais mots obscurs, ce qui rend parfois la lecture un peu complexe. Mais moins dans le prologue que dans la série principale où il faut davantage jongler entre l’argot de bistrot, les mots inventés, les poèmes ésotériques, etc.
Mais ça lui donne aussi un certain charme.
Le niveau d’ésotérisme ne m’a pas l’air insurmontable et les dessins sont fabuleux. Tu as bien vendu ta came MAttie Boy. Mardi Gras Descendres est dans ma Top-List. Le scan de la purification m’évoque la mort dr Dr Mahnatan.
Mon allergie à la scifi m’a fait totalement ignorer Druillet. Je crois n’avoir lu de lui que son crossover avec Gotlib dans la RAB.
En tout cas, on te sent à fond Matt. C’est cool de te publier.
Non, en effet, rien d’insurmontable. Et les éléments les plus métaphysiques sont agréablement contrebalancés par des moments drôles. Pas hilarants, ce n’est pas le but, mais qui donnent un ton léger et évite à la BD de sombrer dans une atmosphère trop érudite ou absconse. C’est juste que parfois, on ne saisira pas tous les dialogues et qu’il faudra soit se montrer curieux soit accepter que certaines choses nous échappent un peu. Mais rien qui bloque la compréhension de l’histoire. Mais principalement dans la série et non le prologue que je trouve très accessible. C’est pour cela que je dis qu’à mon avis il rend la série plus accessible pour quelqu’un qui commencerait par là, mais au détriment du mystère et de la découverte.
Je ne suis pas bien familier des œuvres de Druillet non plus. Mais force est de constater qu’en ce qui concerne la partie graphique avec ces fresques dantesques et le fourmillements de détails, il y a des similitudes.
Ouaip, ça fait vachement envie !
Mais diantre je n’ai jamais vu ces BDs nulle part !!! Depuis que le premier article de Matt a été publié, à chaque fois que je vais dans une librairie, je cherche un tome de Mardi Gras Descendres, et je n’en trouve pas ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Suis-je victime d’un phénomène spatio-temporel ? Vis-je dans une réalité parallèle dans laquelle cette série n’existe pas ? Est-ce la Terre 617 ? la Terre 1622 ? la Terre 25708 ???
En tout cas, je le relève rarement mais, la vache ! Que ces planches sont belles ! C’est vraiment un boulot de fou et c’est magnifique !
Une nouvelle référence artistique m’est apparue évidente ici :
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Tour_de_Babel_(Brueghel)
@JP : Qu’esse tu fous là toi ? File terminer ton Figure Replay #11 !!! 😀
J’ai posé la question à Eric Liberge concernant ses inspirations. Bruce garde les réponses secrètes pour l’instant^^
Sinon ben…je ne sais pas quoi te dire. A part qu’en effet tu ne trouveras plus les tomes à l’unité puisque seule une intégrale a été rééditée cette année à l’occasion de la publication de ce prologue.
Mais pourquoi ne trouves-tu pas cette intégrale ? Je l’ignore. Mes libraires habituels en ont encore des exemplaires.
@Tornado : tu as perdu le compte, le prochain FR, c’est le 12 et il est terminé depuis longtemps (oulà, hier soir minuit, au moins).
Je suis effectivement impatient de découvrir l’interview pour découvrir les sources d’inspiration de cet auteur.
Au risque de répéter ce qui a déjà été indiqué, les dessins sont très impressionnants, et la démesure évoquant celle de Druillet me séduit.
Visiblement l’adjectif cratophane est dérivé d’un substantif inventé par l’auteur : la cratophanie est la représentation symbolique du pouvoir.
Oh bien vu Présence ! ça a du sens. Même davantage que vous le soupçonnez^^ Mais n’en lis pas trop où tu vas réussir à te spoiler rien qu’avec un mot !! Tout a un sens visiblement chez cet auteur.
OK je retire ce que j’ai dit l’autre jour alors. Ce n’était pas que de l’ironie quand tu disais que le contenu de la semaine m’intéresserait^^
Très bel article sur le Facteur Cratophane, bravo!
Bravo pour cet article Mattie, comme mes camarades je suis soufflé par le niveau de détails du dessin et le soin en général qui y est apporté. Je crois que je vais la mettre sur ma liste de cadeaux, comme ça on a une surprise qui fait toujours plaisir.
Il est vrai que l’ésotérisme et le langage fleuri n’ont pas l’air insurmontables et me rappellent un autre dessinateur sacré des années 70, Moebius. Pas mal d’inventivité dans cette bd, je vais donc sans doute me régaler à lire maintenant l’interview de son auteur.
Merci. Content que ça te plaise.
Tu ne seras donc pas surpris de voir l’auteur citer Moebius dans l’interview^^