Un lecteur averti en vaut deux, et ce ne sera pas de trop

Black Kiss II par Howard Chaykin

Au diable les subtilités !

Au diable les subtilités !©Image Comics

Éditeur : Image comics pour la VO, pas de VF

AUTEUR : PRÉSENCE

Attention : commentaire à caractère très explicite.

Ce tome contient une histoire complète et indépendante, initialement parue sous la forme de 6 épisodes en 2012.

Elle a été écrite, dessinée et encrée par Howard Chaykin, avec un lettrage de Ken Bruzenak, la même équipe qui avait déjà réalisé Black Kiss en 1988. Ces 2 histoires sont en noir & blanc et peuvent être lues indépendamment. Certains personnages de « Black Kiss I » apparaissent dans un épisode de « Black Kiss II » dont l’action se situe majoritairement avant.

En 1906 à New York, un cinéma s’installe dans le quartier du « Lower east side ». Alors que le narrateur évoque les rapports sociaux violents de la société, les spectateurs affluent dans ce quartier populaire. Leur ferveur émotionnelle à la découverte de ce nouveau média permet à un succube de prendre pied dans notre réalité. Quelques années plus tard, en 1912, à bord du Titanic, Charlie Kenton (surnommé Bubba) est déniaisé (contre son gré) par le succube.

L'attaque de la succube hentaï

L’attaque de la succube hentaï©Image Comics

En 1919, il participe à l’industrie naissante du cinéma pornographique, avec sa compagne Eunice MacAvoy. Au fil des décennies, la vie d’Eunice (maintenant immortelle) va l’amener à entretenir des relations avec individus assouvissant leurs désirs par la force brutale. Sa route va croiser celle de Beverly Groves, de Ricky Fabrikant, de Cass Pollack et bien sûr de Dagmar.

Le premier tome de « Black Kiss » était à la fois un thriller cynique et noir, disposant d’un rythme soutenu, et un manifeste contre l’hypocrisie pudibonde des comics américains (avec quand même une scène discrète de nécrophilie). Même relu 25 ans après, il n’a rien perdu de son intensité et de son caractère transgressif, malgré l’augmentation, sur la même période, du niveau de permissivité des médias en général.

Des pratiques toujours plus explicites

Des pratiques toujours plus explicites©Image Comics

S’il voulait rester fidèle à l’esprit de sa démarche initiale, le défi de Chaykin était de trouver comment mettre en scène une violence et des comportements sexuels déviants en conservant un caractère transgressif. Il était donc non seulement en compétition avec lui-même (par comparaison au premier Black Kiss), mais aussi dans un environnement où il est devenu plus difficile de choquer (internet ayant permis un accès immédiat et illimité à des contenus choquants).

Dès la première scène de sexe, le lecteur constate que Chaykin a su s’adapter, évoluer et intégrer des éléments de plusieurs courants pornographiques différents. Premier constat : c’en est fini de toute prétention érotique (et encore plus artistique). Les personnages passent à l’acte tout de suite, et les pénétrations sont immédiates. Chaykin ne va pas jusqu’à adopter des cadrages en plan subjectif (image de ce que voit l’un ou l’autre des partenaires), mais c’est la seule différence avec le cinéma de type gonzo.

Des costumes d'époque dessinés avec grand soin

Des costumes d’époque dessinés avec grand soin©Image Comics

Pour le reste, c’est d’une crudité extrême, sans afféterie qui pourrait laisser croire à des sentiments ou des émotions. Chaque acte sexuel devient une mise en scène d’un rituel déconnecté des sentiments, utilisant des accessoires déconnectés de leurs connotations. Chaque rapport expose les parties génitales de manière frontale (dessinées sans volonté de faire joli, ou de susciter la concupiscence), en montrant des individus comme s’il s’agissait de morceaux de viande, et d’un rapport de force, l’homme dans un costume viril (en tenue de cowboy par exemple), la femme à genoux pour une fellation en guêpière, bas et talons hauts (fétichisme vestimentaire récurrent dans l’œuvre de Chaykin).

Mais derrière les apparences, les femmes en remontrent aux hommes en matière de crudité, et utilisent pleinement leur capacité à les manipuler par leurs pulsions sexuelles. Si l’histoire expose souvent des rapports dominant / dominé, ils sont aussi bien en défaveur des hommes que des femmes.

Le cowboy dominateur ? Ne pas fier aux apparences

Le cowboy dominateur ? Ne pas fier aux apparences©Image Comics

Deuxième constat, l’adaptation de Chaykin ne se limite pas à intégrer des conventions du gonzo, il montre aussi qu’il a perçu l’influence des mangas hentaï, avec les multiples tentacules du succube violant tous les spectateurs d’une salle de cinéma (premier chapitre). S’il ne répète pas l’acte de nécrophilie, il inclut une image de zoophilie (Chaykin ne fait pas semblant quand il provoque) et il y a cette pratique peu ragoûtante de lécher le phallus après une sodomie (perversion scatophile choquante). À côté, la scène sadomaso (cuir et laisse) ou les parties à 3 semblent bien innocentes.

La composante sexuelle du récit est donc toujours présente, amplifiée et dégénérée, à un point où ces scènes relèvent d’une pratique ritualisée et réalisée par des professionnels, sans aucun rapport avec la sexualité ordinaire (ce qui reflète assez bien l’évolution des produits de l’industrie pornographique). Si la perversion est bien présente, l’érotisme a disparu au profit de la mécanique, ce qui aboutit à une provocation transgressive.

L'érotisme disparaît, au profit de la performance

L’érotisme disparaît, au profit de la performance©Image Comics

Côté violence, Chaykin est également toujours aussi inventif. Il y a peut-être moins de scènes invoquant une violence physique, par contre lorsqu’elle éclate, ça tâche et le niveau de sadisme est difficilement soutenable. Plusieurs hommes perdent leur pénis, coupés par les dents lors d’une fellation. Il y a également une scène de torture à Paris sous l’Occupation d’un niveau de sadisme difficilement soutenable. On est loin d’un voyeurisme hypocrite à regarder de beaux mâles à se taper dessus pour savoir qui a la plus longue.

En effet, Chaykin reprend les 2 principaux thèmes (sexe & violence) du premier « Black Kiss », et il pousse le bouchon encore plus loin. Au fil de l’évolution des conventions du genre aventure / action, les créateurs imaginent des séquences ayant pour objectif d’aller plus loin et de faire plus fort que leurs prédécesseurs, aboutissant à des scènes déconnectées de leur point de départ et de la réalité, ne parlant plus qu’à des fins connaisseurs ayant effectué tout ou partie du cheminent de l’évolution de ce genre. Chaykin maîtrise ce processus évolutif et réalise un récit écœurant, même pour les connaisseurs, où personne ne peut rester impassible devant ce déchaînement de perversité.

Un soin maniaque dans les décors

Un soin maniaque dans les décors©Image Comics

Mais voilà, « Black Kiss 2 » ne peut pas se résumer à une enfilade de provocations de mauvais goût à l’intensité insoutenable, il y a aussi une histoire. Au premier degré, le lecteur découvre comment l’ingérence ponctuelle d’un succube dans les affaires humaines a donné naissance à l’incarnation de la fascination de l’humanité pour les aspects du cinéma flattant les plus bas instincts voyeuristes de l’individu. Hollywood, Paris, New York, la Nouvelle Orléans, le voyage est dépaysant et touristique et permet de croiser de temps en temps une figure historique (par exemple Andy Warhol).

Chaykin dispose d’une connaissance de l’histoire de son pays qui n’est pas superficielle et il associe la réalisation de films pornographiques par Eunice MacAvoy à des aspects de la société peu reluisants. Le thème n’est pas nouveau, mais Chaykin l’expose avec une force de conviction irrésistible, le développement des États-Unis ne doit pas tout à la vision entrepreneuriale des patrons et à la force de travail des ouvriers. Par exemple la séquence en 1931 met en scène des blancs s’encanaillant à Tijuana avec les mêmes hispaniques n’ayant pas droit de cité de l’autre côté de la frontière. L’hypocrisie règne en maître.

Des visages laids et veules

Des visages laids et veules©Image Comics

L’histoire est donc dense et sans concession, et la partie graphique en est le reflet. La première page s’ouvre avec un plan fixe de 4 cases superposées de la largeur de la page, sur une façade de bâtiment. Le texte n’explique pas, Chaykin montre, et c’est au lecteur de faire le lien, de formuler ce qui se passe. La façade est détaillée et réaliste, dessinée avec minutie.

Tout du long de ces 6 épisodes, les décors sont très soignés, nourris par des recherches qui permettent une authenticité historique. C’est un vrai plaisir que de se plonger dans ces endroits divers et variés et de profiter de leurs détails, de la re-création de ces endroits. Le niveau de minutie et de finesse des traits fait regretter le format comics, trop petit pour tout apprécier (il faut bien faire attention pour se rendre compte de la mixité de l’orchestre à Tijuana). Les différentes architectures sont respectées, les textures sont palpables, les motifs des tapis et des tissus sont représentés en respectant les plis et les drapés (certainement à l’infographie).

Sexe, violence et jazz

Sexe, violence et jazz©Image Comics

Par contraste avec ces arrières plans très riches, Chaykin a choisi de donner des visages affligés d’expressions vulgaires à la majeure partie des personnages. Ils disposent de silhouettes élégantes (qui s’affinent au fur et à mesure des décennies pour Eunice, afin de rester en phase avec les critères de la beauté), avec des tenues chics et élaborées. Mais les visages semblent croqués sur le vif (à gros traits), exprimant toute la veulerie des individus. Comme pour les actes sexuels, Chaykin refuse de rendre ses personnages romantiques ou séduisants, il fait ressortir leur noirceur cynique et amorale. Il s’agit également d’un parti pris esthétique sans concession qui peut rebuter le lecteur.

« Black Kiss 2 » est bien la suite du premier (le lecteur l’ayant lu appréciera à sa juste valeur les apparitions de Beverly, Dagmar et Pollack), mais en fait plus sur le plan thématique. Chaykin a adapté son approche narrative pour intégrer les évolutions de la société survenue depuis 25 ans. Le récit est dense, avec une prépondérance de violence et de sexe malsains, moins thriller que le premier, plus une évocation d’une douzaine d’époques au travers des actions d’Eunice MacAvoy, immortelle assouvissant ses envies et se nourrissant des pulsions sexuelles des hommes, telle l’industrie du divertissement prête à toute forme d’avilissement pour prospérer. La brutalité du récit et sa forme agressive le réserve à des lecteurs avertis et consentants.

Une plastique épanouie, pas du goût de tout le monde

Une plastique épanouie, pas du goût de tout le monde©Image Comics

5 comments

  • Jyrille  

    Un peu comme JP, je suis partagé. Cela dit, ton article impeccable traite toujours fantastiquement du dessin, et j’ai bien envie de découvrir ce dessinateur dont tu fais la promotion depuis un petit bout de temps sur facebook.

    • Présence  

      Bruce m’a donné carte blanche pour alimenter le facebook. J’ai commencé avec une rétrospective Garth Ennis, et le format m’a plu. Encore 2 ou 3 semaines, et je passerai à un autre auteur (je n’ai pas encore choisi lequel).

      • JP Nguyen  

        Présence : concernant tes partages sur FB, je ne me rappelle plus si tu as montré le Nick Fury/Wolverine par Chaykin, pendant longtemps, c’était ma seule exposition à son dessin (puis son Petty Crimes dans Batman Black and White…)
        D’ailleurs, pour une prochaine session Batmanienne du blog, j’aimerais bien en parler de cette « série » (Batman BW)

      • Présence  

        Non, je n’ai pas parlé de Nick Fury / Wolverine (scénario d’Archie Goodwin, le même que celui qui a écrit « Batman: Night cries »), parce que j’ai choisi de privilégier les ouvrages qu’il a dessinés et écrits (je me réserve le droit à 2 ou 3 exceptions en fin de période Chaykin).

  • Bruno. :)  

    …?! Mais, ça parle de QUOI, au juste ?! j’ai bien compris que c’était explicite et tout (et tout) ; mais quel est le but de toute cette « crudité »-s’il y en a un ?!

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