L’histoire secrète du géant par Matt Kindt
AUTEUR : PRÉSENCE
Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, initialement parue en 2009, écrite, dessinée et mise en couleurs par Matt Kindt.
Cette histoire est racontée en 3 parties distinctes et chronologiques.
Dans la première partie, Marge Pressgang se souvient de son époux, mort sous les drapeaux pendant la seconde guerre mondiale.
Elle déplore le peu dont elle arrive à se souvenir de lui. Elle était enceinte de Graig qu’elle a dû élever seule.
Assez rapidement, il est apparu que la croissance de son fils était anormale : il grandissait plus vite que les autres, sans que son développement ne semble atteindre une limite, 2 mètres, 3 mètres et plus.
Il était un élève effacé et studieux avec de bons résultats scolaires. Le lecteur prend connaissance du point de vue de Marge, sans accès aux pensées ou émotions de Craig.
La deuxième partie continue l’histoire de Craig depuis son entrée à l’université. Elle est narrée du point de vue de Jo, sa copine qui deviendra sa femme.
Cette partie comprend une dizaine de pages pendant lesquelles Jo écoute le journal intime de Craig qu’il a enregistré sur des bandes magnétiques.
La troisième et dernière partie est racontée du point de vue d’Iris, la fille de Jo et Craig, qui recherche les traces de son père disparu pour écrire un livre sur lui.
Une histoire de géant au vingtième siècle racontée pour des adultes : Matt Kindt utilise un élément fantastique classique qu’il met en scène à sa manière.
Il raconte de manière plutôt réaliste la vie d’un homme qui n’a pas arrêté de grandir (il y a une explication rapide à cet état de fait exceptionnel) dépassant les 3 mètres, et comment il trouve sa place dans la société, comment cette société l’intègre.
Kindt ne se sert pas d’un dispositif narratif fantastique pour se lancer dans un récit d’action. À partir d’un point de départ (l’existence d’un vrai géant), il envisage de façon littérale sa vie.
Quelles sont ses relations avec son entourage ? Comment trouve-t-il des vêtements à sa taille ? Qui lui fabrique des lunettes ? Quelles sont les conséquences physiologiques de cette taille démesurée ? Comment a-t-il aménagé ses toilettes ? Comment fait-il pour se faire couper les cheveux ?
Cette approche prosaïque et terre-à-terre permet au lecteur de plus facilement consentir la suspension d’incrédulité nécessaire pour accepter cet élément fantastique.
L’utilisation de 3 narratrices pour raconter l’histoire facilite également l’empathie du lecteur qui perçoit l’existence de ce géant à travers elles qui l’ont côtoyé au quotidien, comme un être humain et pas comme un phénomène de foire ou comme un monstre.
La propre acceptation de ces femmes entérine l’existence de Craig, avec sa taille impossible.
Le style graphique utilisé par Kindt renforce encore cette approche en douceur de cet individu hors norme. Il réalise des dessins délicats, légèrement encrés, donnant parfois l’impression que certaines formes ont simplement été détourées au crayon, sans avoir été repassée à l’encre, évoquant parfois une esquisse prise sur le vif.
Kindt a réalisé lui-même la mise en couleurs, à base d’aquarelles dans des teintes pastel.
Cela confère à la fois un côté rétro (l’histoire se déroule dans les années 1960), et accentue aussi la sensibilité du regard porté sur Craig. Pour autant, il n’y a aucune forme de niaiserie ou d’ingénuité dans les dessins, simplement un regard un peu nostalgique.
Loin de présenter une apparence fade ou uniforme, les pages présentent de nombreuses surprises, dans la forme comme dans le fond.
Pour commencer, Matt Kindt n’hésite pas à jouer avec la forme en insérant un plan masse d’une maison sur papier à fond bleu, ou des publicités pour une entreprise de construction dans un style années 1950, des extraits de journaux découpés et collés dans un cahier (scrapbook), un compte-rendu d’exposition artistique, ou encore la couverture d’un livre de propagande à la gloire de l’homme géant.
Sur 190 pages de BD, ces facsimilés représentent un faible pourcentage de la pagination, mais ils introduisent une variété et une volonté de sortir du cadre, rendant la narration plus vivante, plus inattendue.
À plusieurs reprises, le lecteur tombe sur une case représentant un élément totalement inattendu qui n’a rien de choquant dans la mesure où il est représenté de la même manière que le reste, mais qui surprend pris en dehors de son contexte.
Par exemple, le dessin relatif aux toilettes du géant présente une apparence totalement inoffensive, mais son sens relève bien des besoins naturels de l’homme.
Il y a également cette image évoquant la possible intervention du géant en Corée pendant la guerre qui évoque immédiatement l’avancée inexorable de Jon Osterman dans une jungle analogue dans Watchmen.
Sur le fond, la délicatesse des graphismes transcrit bien l’affection des femmes regardant ce monsieur.
Sans aller jusqu’à parler d’approche graphique à sensibilité féminine (un peu réducteur comme définition), Matt Kindt sait donner une personnalité à chacune de ces 3 femmes, ainsi qu’un point de vue plus ou moins mélancolique qui vient apporter une touche poétique à l’existence de ce géant.
Au-delà de ce drame humain raconté sans pathos exagéré, le lecteur peut parfois entrevoir une métaphore dans son existence.
Matt Kindt joue donc sur les mots avec son titre original « 3 story » qui évoque aussi bien 3 histoires (celle de la mère, de l’épouse et de la fille) que la taille de Craig Pressgang (3 story = 3 étages).
Dans la première partie, la mère de Craig évoque la mort de son père à la guerre, et le fait qu’il ait grandi sans présence masculine.
Le lecteur peut voir dans le gigantisme de Craig, le fait qu’il n’y a pas eu de père pour cadrer son évolution et lui imposer des limites.
Dans la partie narrée par Jo (sa femme), il est possible de voir dans le gigantisme de Craig le fait qu’il prend toute la place, qu’il occupe tout l’espace vital de sa femme. Par opposition, Iris (sa fille) marche sur les traces de son père, ce qui l’amène à découvrir le monde, toute la surface qu’il a parcourue.
Pour cette histoire, on peut parler de bande dessinée d’auteur, dans laquelle Matt Kindt utilise un dispositif narratif artificiel (l’existence d’un géant dans la deuxième moitié du vingtième siècle) pour montrer la vie quotidienne autrement et parler des relations entre mère / fils, femme / époux et fille / père sous un angle original.
Merci pour ton article Présence, tu me donnes vraiment envie de dépasser mon aversion pour le dessin de Matt Kindt, tu décrit cette histoire comme un conte onirique, encrée dans la réalité et notamment les réalités des rapports familiaux et sociétaux… Malgré le dessin, je pense me laisser tenté, je trouve l’idée tellement barge et élégante tout à la fois, que je peux décidemment pas passer à côté !
Ton commentaire donne envie. J’ai hâte de découvrir ce récit. Je ressens à travers les illustrations un personnage à distance qui allie force et fragilité à la fois. Très intéressant. Merci pour ce beau commentaire dominical.
La plupart des œuvres personnelles de Matt Kindt pour des éditeurs indépendants s’avèrent originales et intelligentes.
Avec le recul des mois passés depuis cette lecture, je trouve que Kindt a su tirer tout le parti de cette différence physique qui rend l’individu (Craig Pressgang) incontournable. Du fait de sa stature il est impossible de l’ignorer et il ne peut pas passer inaperçu, bien qu’il soit timide et introverti.
Pas mieux que les autres, ça donne envie, surtout que je n’ai jamais tenté de lire Matt Kindt.
Un peu décousu à mon goût, j’ai lu 3 histoires….en effet !, mais pour moi aucune interaction entre elles même si à la fin nous retrouvons Craig.
Dommage car en général j’aime bien les histoires dans l’histoire.
En revanche bravo pour le récit et la mise en page.
Un joli coup de crayon et un style bien défini.
Merci d’avoir partagé votre avis sur cette BD.
Je me rends bien compte que ces 3 regards (mère, épouse, fille) peuvent donner l’impression de lire 3 histoires. Pourtant, j’ai été à la fois séduit par cette idée de voir le même individu au travers de 3 regards complémentaires.
Je reste également sous le charme de la métaphore de l’individu qui prend de la place du fait de sa taille. Je vois ça comme une représentation littérale de l’importance que Craig a dans leur vie émotionnelle, de la place qu’il prend dans leur affection.
Je viens de le finir et j’ai beaucoup aimé. Certes des petits défauts par là ( le volet CIA insuffisamment développé à mon goût), un début trop brutal ( mais qui parle ? ) qui force la relecture, un graphisme parfois confondant : l’enfant écrasé par Graig ressemble à sa femme si bien que j’ai fait plusieurs allers-retours pour savoir si elle était morte et une fin ouverte que je ne suis pas sûr d’avoir compris ( le squelette sous l’eau c’est Graig ? ). Enfin, mais je pense que c’est volontaire, la police minuscule qui se fond parfois dans le décor et demande un effort particulier du lecteur pour tout déchiffrer.
Mais j’avoue avoir été bouleversé par de purs moments de grâce : le regard mélancolique de la Mère de Graig que la guerre a rendue amère, la belle personnalité de Jo épouse d’un géant qui fabrique des miniatures. Le chapitre de sa fille est insuffisamment exploitée mais contient de belles perles d’émotions.
Un instant poignant : la communication possible uniquement par le tableau qui filtre des émotions pures.
Au final Matt Kindt a accouché d’un chef d’oeuvre de sensibilité et d’observation de la solitude humaine, sans pathos, sans violence à mots couverts.
J’ai trouvé cette histoire infiniment triste mais je te remercie du fond du coeur de m’avoir fait découvrir cet auteur et cette oeuvre.
Oh la la, j’ai acheté tout à l’heure Super Spys et j’ai trouvé ça chiant…. Tu l’as lu ?
Je ‘ai acheté, mais je ne l’ai pas encore lu. J’attends la sortie du dernier tome de « Mind MGMT », pour me lancer dans la lecture de cette série de Matt Kindt qui a l’air très prometteuse.