Un gaffeur sachant créer  

Et Franquin créa La Gaffe (Les entretiens de 1985) par Numa Sadoul

Un article de BRUCE LIT

VF : Glénat

Voici une réédition sortie en 2022 des légendaires entretiens de Numa Sadoul avec Franquin et épuisée depuis au moins 30 ans. Un article paru dans BEST #3.

 ©Glénat

Lorsqu’il s’agit d’évoquer le génie belge, beaucoup vous diront que le nom d’André Franquin talonne de près celui d’Hergé dans le cœur des amateurs de bd. Le papa du Marsupilami, des plus grandes aventures de Spirou et Fantasio était aussi et surtout le créateur de l’anti-héros Gaston Lagaffe ainsi que le broyeur des Idées Noires. Une œuvre aussi polyvalente et cohérente donc, qui passera des bulles fantaisistes pop au nihilisme punk.  
André Franquin était cet artiste modeste qui, toute sa vie et durant ces entretiens enfin rééditées après une quarantaine d’années d’attente (!), ne comprendra pas qu’on lui appose l’étiquette de dieu du crayon. 
 
Grand intervieweur devant l’éternel (Hergé, Uderzo, Gotlib : voilà pour le tableau de chasse), Numa Sadoul passe Franquin à la question après lui avoir couru après pendant 10 ans avant de le « piéger » par l’entremise de sa femme.  
Franquin n’est pas toujours un bon client, souvent dans une attitude de refus courtois de l’admiration que peuvent susciter la pamoison devant son dessin expressif, ses gags hilarants, sa signature graphique, ses personnages inoubliables : Prunelle, son double anxieux et colérique, l’agent Longtarin esclave de ses parcmètres, Mademoiselle Jeanne le boudin qui finit sa carrière à peine moins sensuelle qu’Ursula Andress, De Mesmaeker le porteur des contrats maudits. 

 ©Glénat

Les entretiens amènent leur lot de révélations : si Franquin admet avoir une sensibilité de gauche, il déclare ici être fermement opposé à toute instrumentalisation politique de Gaston qu’il veut voir appartenir à tout le monde. Et alors que Lagaffe se fera progressivement le porte-parole de la contestation seventies (sa haine des parcmètres, de la pollution, des chasseurs, des flics, des militaires), Franquin avouera dans ces pages être un citoyen respectueux, n’avoir rien contre la police, avoir souhaité que Gaston s’arrête de fumer comme lui, ne pas apprécier de voir son personnage si candide passé au crible de la lutte des classes et des analyses métaphysiques de ses gags.  
Et alors que le lecteur pourrait attendre de l’inventeur du Gaffophone, l’instrument de musique le plus dévastateur de l’univers, une certaine sensibilité rock, Franquin évoque plutôt une fibre jazz : Fats Waller, Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Miles Davies et beaucoup de classique : Mozart, Bach, Debussy, Vivaldi ou Satie. Sa culture pop commence et finit de son propre aveu avec Les Beatles. 

L’homme des Idées Noires, ce brûlot subversif noirci à l’encre de chine publié chez Fluide Glacial qui se lisait sous le manteau des cours de récré des collèges, qualifie pudiquement sa dépression nerveuse (une santé fragile depuis un infarctus en 1975, le démantèlement des éditions Dupuis, la mort de ses amis) de déprime et ces histoires sombres, polies dans leur désespoir, de Gaston trempé dans de la suie avec un dessin qu’il jugeait déséquilibré !  

Un livre-somme indispensable aux coulisses d’une œuvre majeure du neuvième art quand son auteur, modeste sans pompon ni trompette, se voyait comme un petit artisan mineur ; de charbon, bien entendu.  

14 comments

  • Présence  

    Un joli texte bien tourné, pour des entretiens, de ce que tu en rapportes, qui dressent le portrait d’un homme de son temps. Difficile pour Gaston Lagaffe créé en 1957 d’avoir été punk (naissance de ce mouvement au milieu des années 1970).

    Ne pas apprécier de voir son personnage passé au crible de la lutte des classes et des analyses métaphysiques de ses gags : cela doit être difficile pour tout créateur de voir sa création lui échapper, être interprétée de manière différente par chaque lecteur, chacun y projetant sa propre culture, sa propre sensibilité sociale, et de le voir réinterprété avec des critères anachroniques au fur et à mesure des décennies qui passent, de se voir prêter des intentions déconnectées de celles conscientes qui ont présidé à la création du personnage, à la construction d’un gag.

    Mademoiselle Jeanne un boudin !?!

    • JB  

      Pour Mam’zelle Jeanne, il me semble que l’une de ses premières apparitions opposait sa stature petite et avec peu de forme à des dames plus traditionnellement sexy (le gag étant qu’elle était invité à faire l’arrière d’un costume de centaure). Par contre, vers la fin (je pense aux rêves partagés entre elle et Gaston), elle est très différente !

      • Bruno :)  

        Sans le faire exprès -quoi que ?!-, Franquin l’a faite graphiquement évoluer via son idylle avec Gaston : l’amour transfigure et embellit, exactement comme dans la vie.

  • JB  

    Gaston est un personnage tellement à part dans sa vie éditoriale, apparaissant à ses débuts de façon un peu aléatoire sur les pages jusqu’à ce que Fantasio lui demande ce qu’il faisait là, puis la position d’ouverture du journal en format comic strip jusqu’au gag pleine page. La période relativement longue du renvoi du personnage lorsque M. Dupuis tombe nez à naseau avec la vache du perso, le jeu avec les lecteurs pour « réengager » Gaston. Pas étonnant dès lors que ce même lectorat se soit approprié Gaston et que ses interprétations dépassent les intentions de l’auteur. Certains gags tardifs me paraissent très proches des Idées Noires : les cauchemars de Longtarin sur les tortures subies par ses chers parcmètres ont une atmosphère très sombre

  • Fletcher Arrowsmith  

    Salut.

    Jolie focus sur un livre qui plaira assurément à ceux qui veulent découvrir l’homme tout d’abord et puis la genèse de son œuvre.

    question : le livre comporte t-il son lot de crobars et autres esquisses ?

    Sur les malentendus, comme Présence le suggère, Gaston et les autres font désormais parties de l’imaginaire collectif, des personnages ou des bd transgénérationnels. Du coup chacun se l’approprie en fonction de son vécu tout en oubliant que Franquin, comme Hergé par exemple, est plus un homme de la première moitié du XX siècle, pré seventies et boom de la culture pop. Cela en devient alors plus que remarquable, car tel un visionnaire son œuvre reste très peu datée finalement.

    • Bruce lit  

      Bcp se sont plaints de l’absence de crobars de cette deuxième édition.

  • Jyrille  

    Très belle présentation avec même des jeux de mots ou clins d’oeil, bravo. Je suis toujours dévasté par le fait d’avoir perdu ma première édition, que j’avais lue, de ces entretiens. Pour répondre à Fletcher, oui, il y a plein de crobards dans ce livre. J’ai acheté cette nouvelle édition que je devrais relire.

    Je rejoins Présence sur le fait de voir son oeuvre devenir trop publique, de voir que des expressions ou des personnages deviennent des mèmes, des références, de voir son propos détourné. C’est la rançon du succès et ce n’est pas nouveau.

    JB a complètement raison sur Mamzelle Jeanne et sa première apparition ainsi que sur le parcours éditorial atypique de ce personnage, qui apparaissait également en illustration de courts textes comiques (de Delporte il me semble), qui a eu des gags en moitié de planche jusqu’à deux sur la fin. Ces bds font tellement partie de moi, en tout cas mes vieilles éditions, que je pense sincèrement que Franquin a fortement influencé ma sensibilité politique et sociale. Des fois je serai prêt à me racheter les nouvelles éditions, ou l’intégrale sortie il y a quelques années, pour compléter les gags que je n’ai sans doute pas, comme les pubs par exemple.

    Dans mon souvenir, à travers ces entretiens, on comprenait bien que Franquin était très modeste et ne voulait pas du tout se mettre en avant, qu’il n’intellectualisait rien mais qui avait pourtant cette vision pénétrante de l’actualité. C’est pour cette raison que si Franquin était encore vivant, je suis certain que Gaston aurait également évolué, que les gags auraient été différents et ancrés dans la réalité.

    • Bruce lit  

      Je n’ai aucune idée de l’évolution politique qu’aurait pu prendre Franquin. Et c’est tant mieux. Je supporte très peu les œuvres engagées.

    • JB  

      Je crois aussi me souvenir de chroniques (textuelles) du gaffophone qui finit par développer sa propre faune et flore.

      • Jyrille  

        Exact JB ! Sinon pour répondre à ta remarque, Bruce, je m’interroge : les derniers Gaston, où on le voit militer à côté de Greenpeace, ne te plaisent pas ? Car c’est déjà de l’engagement pour moi, Gaston, c’est quelque part de la bd engagée, mais pas prosélyte.

        • Bruce lit  

          Oui.
          Mais ces gags sont plus les révélateurs de l’état d’esprit de Franquin. Des photographies de sa psyché, comme celle où Gaston est torturé. Si Gaston avait été conçu ainsi, je ne m’y serais pas intéressé.

  • Tornado  

    Un homme doté d’un esprit punk qui aime en art tout ce qui est l’inverse du punk… Pourquoi ça me dit quelque chose ? 😅
    Je n’ai jamais lu Lagaffe et n’ai jamais accroché aux IDÉES NOIRES. Bref, je suis passé à côté de tout ça tandis que j’ai lu SPIROU & FANTASIO, quand même (j’ai tous les albums de Franquin).
    J’ai lu les entretiens de Numa Sadoul avec Hergé (il y a longtemps). Mais pas les autres.
    Je déteste les auteurs engagés politiquement. Je n’aime que les anarchistes.
    Il faudrait que je me lise un Gaston un jour, quand même. Mais je n’y pense jamais !

    • Bruno :)  

      … Franquin, je ne pense pas ; mais Gaston EST un Anarchiste. Pas un militant, c’est tout.

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