Rachel rising 5 par Terry Moore
Article de PRESENCE
VO : Abstract Studio
VF : Delcourt
Ce tome fait suite à Tombes hivernales (épisodes 19 à 24) qu’il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome, car il s’agit d’une histoire complète en 7 tomes. Celui-ci contient les épisodes 25 à 30, initialement parus en 2014, écrits, dessinés et encrés par Terry Moore, l’auteur des séries Strangers in Paradise, Echo. Cette série est en noir & blanc.
C’est quoi ? Au cours des 4 premiers tomes, le lecteur a fait connaissance avec Rachel Beck, une jeune femme s’étant extirpée d’une fosse peu profonde en pleine forêt, visiblement revenue à une forme de vie, sans explication. Elle a été assassinée par un individu non identifié qui l’a étranglée en lui passant une corde au cou. Elle en porte d’ailleurs encore la marque. Jet (Clara James Adams, mécanicienne auto, et bassiste dans un groupe de rock local), sa meilleure amie, est également décédée, mis dans un accident et revenue à la vie, comme Rachel. Elles entretiennent une relation d’amitié avec tante Johnny Woodall, la thanatopractrice de la ville où elles résident, Manson dans le Wisconsin. Elles ont dû affronter Lilith, la première femme d’Adam, avant Ève, ainsi que Malus, une entité démoniaque capable de passer d’un corps à un autre. Earl est l’assistant de Johnny Woodall à l’institut médicolégal de Mason. Carol était la compagne de Johnny (une femme également), et elle semble s’être suicidée dans le tome précédent.
Après l’affrontement décisif du tome précédent, le temps est venu pour la ville de Manson dans le Wisconsin de se débarrasser de ses rats. Jet (Clara James Adams) se rend chez Rachel Beck. Elle la trouve chez elle, en train de préparer une étrange potion curative. Son chat Euclide réagit avec défiance vis-à-vis de Jet. Dans le jardin, Zoe Mann (une femme à l’apparence d’une fillette de 10 ans) est en train de tuer des rats, un par un, en leur mettant des pétards dans la bouche pour leur faire exploser la tête. Quand Jet lui dit d’arrêter, elle les jette dans un fût métallique et les immole encore vivants.
Rachel Beck, Jet, tante Johnny et d’autres disposent de temps pour faire le point. Rachel montre la lettre de suicide de Carol à tante Johnny qui constate immédiatement qu’il ne s’agit pas de son écriture. Rachel Beck demande à Zoe de lui montrer son couteau (une ancienne épée) qu’elle finit par toucher, ce qui provoque des visions en elle. Vera Poe (la passante qui avait assisté au meurtre du prêtre par Zoe Mann, dans la rue) reçoit l’inspecteur Jim Corpell pour un interrogatoire en tant que témoin, puis elle s’occupe de son mari. Zoe Mann comprend qu’elle n’est toujours pas à l’abri de porter l’enfant de Malus. Jet essaye de retrouver Nico pour une partie de jambes en l’air, mais Louis (l’asiatique obèse avec une longue natte, dans son fauteuil en osier sur son porche) lui tient des propos déstabilisant quand elle lui demande où peut être Nico.
L’auteur avait surpris le lecteur avec une bataille qui semblait décisive dans le tome précédent, semblant conclure l’intrigue principale de la série, à l’exception de savoir qui a tué Rachel Beck. Le lecteur entame donc ce nouveau tome en se demandant ce qui l’attend. Il commence par découvrir 2 pages muettes sans aucun texte, la première montre comment la population de Manson évacue la vermine, la seconde montre Jet circulant dans les rues de la ville. Tout au long de ces 6 épisodes, Terry Moore réitère ce parti pris de raconter certains passages uniquement par les images. Il ne systématise pas ce dispositif, mais il y recourt pour des séquences de nature très différente. L’artiste ne se regarde pas en train en dessiner pour satisfaire son égo avec de belles pages et épater la galerie. Il raconte avec fluidité la scène. Rachel hésite à établir un contact physique avec le couteau de Zoe Mann, ou avec un cadavre, car elle redoute les visions qui vont s’imposer à son esprit. Le langage corporel établit avec force son état d’esprit, son appréhension de ce qu’elle va ressentir. Rachel se prépare pour reproduire les circonstances de son meurtre, à nouveau un peu inquiète, mais très déterminée.
Moore utilise également ce type de narration (exclusivement par les images) pour des effets plus horrifiques, avec des degrés d’intensité différents. Le lecteur observe avec dégout un oiseau de proie fondre sur un rat perché sur une branche d’arbre, pour déchiqueter d’un coup de serre. Il regarde un cadavre de femme, abandonné habillé dans les bois, et des corbeaux venir picorer dans la plaie ouverte. Il se retrouve en position de voyeur impuissant alors que Rachel effectue une auto-strangulation. Il grimace tout autant de dégout quand un cafard défèque dans un mug de café, et que son propriétaire l’avale juste après, sans avoir conscience de ce qui vient de se produire. Non seulement ces séquences muettes racontent avec efficacité et sobriété des morceaux du récits, mais en plus elles mettent en évidence la qualité de la narration visuelle, rendant le lecteur plus conscient de cette dimension du comics. Il se surprend alors à se faire des remarques au cours d’une scène. Pris dans le récit, ses méandres et la présence des personnages, il sourit en s’apercevant de la nature des images que glisse l’auteur et qui l’intéressent.
Son premier moment d’étonnement survient quand il se surprend à suivre avec attention le lever de tante Johnny, une femme d’une cinquantaine d’années, vêtue d’un ample teeshirt avec un caleçon de plus sobre. Malgré ce sujet peu glamour, l’intérêt visuel est indéniable et palpitant. Il se rend ensuite compte qu’il est en train de scruter avec attention Zoe et Rachel alors qu’elles sont dans la voiture de cette dernière en train de passer une commande au drive-in d’un établissement de restauration rapide. Voir un monsieur agiter sa glacière sous le nez d’une femme provoque des inquiétudes irrépressibles. Observer 2 femmes discutant dans la rue sous une forte pluie suscite un début de malaise grandissant.
Comme dans les tomes précédents, Terry Moore fait montre d’une science de la mise en scène pour raconter son histoire au travers d’images souvent anodines, mais souvent porteuses d’une tension insoupçonnable en feuilletant simplement les pages sans les lire. Il continue à mettre en scène essentiellement des personnages féminins qui occupent tous les premiers rôles, sans qu’elles ne servent d’objet de convoitise ou de concupiscence pour les lecteurs. Il arrive même à évoquer le besoin sexuel de l’une d’elle, sans qu’il n’y ait quoi que ce soit de graveleux.
Au travers de sa narration visuelle, Terry Moore sait montrer la personnalité des protagonistes. Zoe Mann en constitue l’exemple le plus manifeste. L’artiste la représente comme la petite fille dont son corps à l’apparence, avec parfois des mimiques d’enfants, des grimaces enfantines, des emportements de son âge. Dans d’autres scènes ses actions sont en décalage complet avec cette apparence, rappelant qu’il s’agit en fait d’une adulte très âgée. Le lecteur se retrouve souvent pris au dépourvu quand Zoe passe d’un mode à l’autre (d’adulte à enfant ou réciproquement) même s’il a bien compris qu’elle le fait sciemment pour mieux tromper son monde en se conduisant comme une gentille petite fille. Il réussit un tour de force analogue avec Rachel Beck (et aussi Jet) en sachant faire oublier son corps parfait, pour que son caractère et ses états d’esprit s’imposent au premier plan, pour que le lecteur la voit, avant toute chose, comme une personne.
Même si la majeure partie des principaux personnages est féminine, Terry Moore prouve à plusieurs reprises qu’il sait tout aussi bien insuffler de la vie dans des personnages masculins. Earl reste un monument de sensibilité taraudé par un manque de confiance en lui. L’inspecteur Jim Corpell reste un individu rationnel et attentif. Même s’il n’apparaît que le temps de 2 pages, Rooter (un ancien camarade de lycée de Rachel) s’inscrit durablement dans la mémoire du lecteur du fait de sa personnalité.
Très content de retrouver les personnages, le lecteur n’a pas d’attente particulière vis-à-vis de l’intrigue, si ce n’est l’espoir que l’identité du meurtrier de Rachel Beck finira par être dévoilée d’ici la fin de la série. Il constate rapidement que l’intrigue se développe de manière organique sur la base de séquences contenues dans les tomes précédents, ainsi qu’en fonction du caractère des personnages. Effectivement, Rachel Beck essaye d’autres méthodes pour identifier son meurtrier.
De manière plus inattendue, Zoe Mann se rend compte qu’elle n’a pas vraiment réussi à régler le fond de son problème, et elle s’emploie activement à gagner du temps et à se faire comprendre avec ses méthodes si particulières. L’auteur continue de souffler le chaud et le froid avec elle, l’utilisant parfois comme dispositif comique en lui faisant adopter des comportements exagérés, et d’autres fois comme une composante horrifique quand le lecteur se rend compte que lesdits comportements outranciers étaient à prendre au pied de la lettre. Il sait amalgamer avec naturel et élégance la vie de ses personnages, avec les mystères de Manson, et la survenance d’éléments horrifiques. Il semble tout naturel que Rachel Beck se passe une corde autour du cou, ou qu’un autre personnage massacre un homme dans sa voiture, sans plus se préoccuper des conséquences, ou s’en ressentir une once de culpabilité.
L’histoire racontée par Terry Moore capte l’intérêt du lecteur et le maintient, parce que les personnages ont une réelle épaisseur psychologique, que l’auteur s’adresse au lecteur comme à un adulte. Les dessins complètent de manière organique les dialogues, portant une grande part de l’histoire et les actes ont des conséquences, comme dans la vraie vie. En outre, Terry Moore dépeint les relations entre ses personnages, sur la base d’une interaction réelle. Par exemple, Rachel Beck se conduit avec Zoe Mann sur la base de ce qu’elle la voit faire, sans intuition magique de ce qu’elle peut faire quand elle ne la voit. Ce n’est finalement qu’une connaissance sortant de l’ordinaire (mais elle-même a bénéficié d’une résurrection et est la réincarnation d’une sorcière), au vu de ce qu’elle la voit faire quand elles sont ensemble. À la fin de ce tome, il tarde au lecteur de connaître la suite et de retrouver ces individus attachants, même s’ils ne sont pas tous sympathiques. 5 étoiles.
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Vous l’avez plébiscitée et préférée à Wonder Woman lors de notre sondage : Rachel Rising de Terry Moore, le plus féministe des auteurs de Comics.
C’est donc en compagnie de la belle zombie que nous passerons ce 8 mars chez Bruce Lit.
La BO du jour : Rachel ne le sait pas mais elle est morte !
Terry Moore est l’un des meilleurs conteurs actuels, sa façon de raconter et de mettre en image une histoire est juste fabuleuse.
je l’admire énormément.
Je suis très curieux que tu puisses développer ce qui fait de Terry Moore un des meilleurs conteurs actuels, parce que je reconnais bien volontiers que ses histoires ne me parlent pas toujours (je n’ai pas réussi à être en phase avec Motor Girl), et les premières pages de Rachel Rising me semblaient parfois un peu amateur.
J’ai mal commencé avec Terry Moore en lisant son boulot foireux chez Marvel. Il faudra que je lui redonne sa chance à l’occasion. L’autre élément qui me repousse c’est également le choix du noir et blanc là où semble manquer la couleur. Je veux dire qu’il ne s’agit pas là d’un travail sur le clair-obscur comme chez Frank Miller. On a l’impression que les planches ne sont pas finies. Evidemment, c’est juste une impression personnelle. J’adore le noir et blanc mais pas comme ça.
J’aurais bien tenté STRANGERS IN PARADISE, mais les gros pavés de Delcourt de 3 kg en papier mat, ce noir et blanc et le fait que la série a depuis repris en VO, c’est trop pour un seul moi-même…
En tout cas l’article de Présence est très convaincant sur les qualités d’écriture et de mise en scène de l’auteur.
Moore vient d’annoncer des crossovers entre toute ses séries 😉
C’est effectivement indiqué sur son site : Five Years Later, série faisant se rencontrer les séries Strangers in Paradise, Echo, Rachel Rising et Motor Girl, prévue en 10 épisodes.
Strangers in paradise XXV (25 ans après) vient tout juste de se terminer, également en 10 épisodes.
M’en fous de ces crossovers, je veux pas le savoir^^
Tornado, tu peux essayer Echo ou Motor Girl. Plus court et bien sympa.
Je vois ce que tu veux dire par le noir et blanc. Oui, ici la couleur POURRAIT être présente.
mais ça ne me dérange pas. j’apprécie tout de même le noir et blanc.
J’ai même lu certaines BD franco belge comme Largo Winch dans une édition noir et blanc et ça ne m’a pas gêné.
En plus des fois, je ne suis pas fan des couleurs utilisés. Ou trop informatisées. ça dépend comment c’est fait quoi.
C’est vrai que dès fois il n’y a pas trop le choix. Malgré ma réticence, j’ai fini par acheter la réédition de Capricorne d’Andreas en noir & blanc.
Ah oui, pareil !
Présence, Tornado, je suis hyper content que vous ayez craqué pour l’intégrale Capricorne ! J’attends impatiemment vos retours !
@Tornado – A la lecture, je n’éprouve pas d’impression de dessins pas finis. Terry Moore réalise ses cases en prenant en compte qu’il s’agit d’un comics noir & blanc, y incorporant des textures. Il n’y a que l’absence d’ombre portée qui peut paraître bizarre dans ce registre de dessin de nature descriptif.
Je partage le conseil de Matt concernant Motor Girl : 10 épisodes, une histoire complète, une femme attachante, et des extraterrestres (à défaut de karaté).
Merci pour le conseil 😉
» Il n’y a que l’absence d’ombre portée qui peut paraître bizarre dans ce registre de dessin de nature descriptif » : Ben c’est ça en fait.
C’est un détail. S’il s’agissait d’une des seules Bds sur le marché, je n’en ferais pas cas. Mais avec la nécessité de faire des choix, on choisit 🙂
Hello,
Une des meilleures histoires de sorcières pour moi. Mention spéciale pour Earl, tellement attachant.
Maintenant, je pense que Moore a dû voir le film d’horreur nordique Possessed avec ce démon qui passe de corps en corps par simple contact…
J’avais également éprouvé beaucoup d’empathie pour Earl.
Grâce à Présence, j’ai pu lire toute cette saga et j’e n’en garde que le souvenir de personnages sympathiques mais d’une histoire pas plus passionnante que ça, avec des caractères pas encore assez émoulus de SIP.
Ce n’est pas le Moore que je préfère. Pour les dessins, il est au sommet de son art, mais j’ai trouvé qu’il était encore trop imprégné de SIP. La fin en outre est assez précipitée. J’ai largement préféré Motor Girl où Moore va droit au but.
N’ayant pas encore lu Strangers in paradise, je n’ai pas été gêné par une filiation trop évidente avec cette série.
Je plussoie sur Tornado. Le noir et blanc de Terry Moore ne me séduit pas trop.
Sauf qu’en plus, l’horreur c’est pas mon truc. Donc Rachel se relèvera sans moi.
En fait, les choix de représentation de Terry Moore font que l’horreur visuelle n’est pas choquante ou traumatisante. Du coup, l’intérêt du récit réside plus dans l’intrigue et dans les relations entre les personnages, ainsi que dans la manière dont leur personnalité s’exprime brossant un portrait par petites touches, que dans le genre horreur.
Merci Présence pour un article sur une oeuvre dont je n’avais jamais entendu parler. Voilà des zombies bien originaux ! Comme j’ai tout SIP, cela me donne envie de m’y mettre pour de bon… ma pile n’a jamais été si conséquente.
Pour le noir et blanc, c’est comme pour les mangas : parfois on les aimerait en couleur… et parfois je n’imagine pas autrement que sans couleurs, comme Corto…
La BO : bien cool mais pas le meilleur.
Le magazine DBD de ce mois-ci (mars 2019, numéro 131) contient une sympathique interview de Terry Moore, de 6 pages.