Je ne suis pas un homme par Usamaru Furuya
Première publication le 10/07/2014. Mise à jour le 24/04/2016
VO : Euh ?
VF : Casterman
Je ne suis pas un homme est un roman graphique écrit et dessiné par Usamaru Furuya publié en France en 2011 par Casterman en deux volumes. Casterman a fait un remarquable travail : l’album est de format A4, papier glacé, traduction irréprochable. Le sens de lecture est EUROPÉEN (hein Tornado ?) et a été souhaité par l’auteur même.
Il s’agit d’une histoire complète adaptée d’un Best Seller japonais La déchéance par l’écrivain Osamu Dazai mort en 1948. Le manga a été un tel succès qu’il a été ensuite été adapté en animé puis au cinéma.
Ce diptyque raconte le destin de Yozo Oba, un jeune homme de bonne famille japonaise. Dressé depuis sa tendre enfance à la soumission par un père autoritaire et absent, Yozo ne laisse rien transparaître de ses blessures. Il est beau, séduisant, charmeur, drôle. Les filles tombent comme des mouches, les garçons l’admirent. Il a toujours un mot gentil pour chacun et son sourire fait chavirer adultes, femmes et enfants.
Seulement intérieurement, Yozo est un garçon torturé. Derrière ce masque, il ne ressent que de la peur et de la haine pour son prochain. Toutes ces marques d’attention qui ont fait de lui l’idole des autres ne sont que des masques qu’il utilise à l’envi pour obtenir de l’argent, des bonnes notes ou des faveurs sexuelles.
Voici finalement un individu qui serait tout à fait odieux s’il ne se haïssait pas lui même au delà de toute mesure et qu’il ne tenterait pas de devenir meilleur. Lorsque son père lui coupe brutalement sa pension alimentaire, Yozo passe de l’opulence à la mendicité du jour au lendemain. Malgré son charme et la gentillesse des autres à son égard, Yozo sombre dans l’auto-destruction où la honte, la haine de soi l’entraîne lui et les autres dans une chute vertigineuse.
Le point de départ n’est pas sans rappeler les grandes œuvres romantiques de Goethe (Les Souffrances du Jeune Werther), de Chateaubriand (René) et de Lermontov (Un Héros de Notre Temps). Des oeuvres mettant en scène des scélérats romantiques dont les oeuvres furent interprétées par la jeunesse de l’époque comme autant d’appels au mal, au suicide et à la débauche. Des reproches que Goethe, Chateaubriand ou Lermontov esquivaient en prétextant n’avoir fait que publier les journaux intimes de ces protagonistes. Une astuce littéraire comme une autre pour ne pas se faire clouer au pilori….
Furuya ne procède pas autrement: il se met en scène en cherchant le sujet de son nouveau manga. Il tombe sur les confessions en ligne de Yoso découvertes après sa disparition. Furuya et le lecteur découvrent alors en temps réel la chute d’un homme qui avait tout pour lui en devinant qu’au moment de la lecture tout est probablement fini pour le jeune homme.
Voila une lecture dont je suis sorti suffoqué, soufflé, bouleversé voire choqué et profondément ému… Avec une trentaine d’années de lecture au compteur, il est donc encore possible d’être désarçonné par un Chef d’Oeuvre que l’on n’avait pas vu venir.
Un truc dont on se rappellera des années plus tard, que l’on va offrir et probablement flinguer l’ambiance joviale de nombreux repas… Parce que si vous ne jurez que par The Wall et Paul Auster, si vous aimez les héros maudits et romantiques, des histoires d’amour à la vie, à la mort, ce bouquin est pour vous !
Progressivement Yoso s’aliène tous les gens qui essaient de l’aider, de l’aimer. Leurs fantômes finiront par le hanter jusqu’à la psychose. Et la fable de Roger Waters sur l’aliénation que chacun construit autour de ses émotions semblent une comédie musicale bien optimiste en comparaison !
Yoso a la beauté du Diable. La manipulation de l’autre, de ses émotions sont les seuls moyens dont il croit disposer pour coexister avec ses frères humains. Pour autant, ce n’est pas un psychopathe car il ressent des émotions réelles, est capable de bonté et connait de courts instants de rédemption avant de sombrer de nouveau.
Outre le fascinant portait d’un homme à l’identité aussi morcelé qu’un puzzle, Furuya fait montre d’une impressionnante maîtrise narrative. Comme chez Auster, il dépeint méthodiquement la désagrégation de l’identité à la fois sociale et intime. Cette identité constitué du Moi, du Soi et des Autres qui revient comme un boomerang à la gueule de celui qui pensait s’en débarrasser.
A aucun moment, Furuya ne juge son personnage, contrebalançant en permanence les volets lumineux et ténébreux de son héros. Le récit ouvre aussi de nombreuses parenthèses sur l’industrie du Manga au Japon, la rivalité amour haine entre Yoso et son ami Horiki, le suicide, le vieillissement des femmes et une scène de viol féminin.
Voici une problématique qui m’est familière de par mon activité professionnelle et contre laquelle je me croyais rodé depuis le temps. Furuya a réussi en quelques planche à me sidérer par la brutalité de la scène, d’avantage dans la réaction des personnages que cet acte odieux. La liberté de ton est totale. l’intégrité artistique aussi.
Le trait de Furuya n’est pas sans rappeler celui de Battle Royale. Il alterne entre des planches réalistes au trait fin et assuré, avec des planches plus élaborées destinées à illustrer la haine de soi. Et beaucoup de ces planches rappellent les contreplongées de Mazzucchelli sur Born Again, autre brûlot d’un homme qui perd pied en sombrant dans la paranoïa et les égouts de la ville.
On ne rigole pas du tout pendant le bouquin, soyez prévenus ! La lecture est sinistre, sombre souvent désespérée. Pourtant la grande intégrité de Furuya qui ose explorer le destin de son héros sans concession est étrangement morale. Pas au sens d’une morale emmerdante et donneuse de leçon.
Mais d’une leçon philosophique autour de la nemesis que chacun porte en soi.Et que le gouffre intime peut emporter à chaque moment les proches et les innocents qui nous aiment. Et de prévenir que l’amour le plus pur, le plus absolu ne suffit pas à guérir un homme ou une femme qui se hait. Aime toi, toi même…
Un commentaire très inspiré qui fait ressortir à merveille le degré d’implication de l’auteur (sûrement des auteurs, l’écrivain et le mangaka), la perspicacité de leur réflexion pour pouvoir concevoir une mise en scène qui te sidère.
Rarement je ne m’étais senti autant sous le choc après la lecture d’une BD. Je suis content d’avoir réussi à faire passer cela. Voici des semaines que ce commentaire me hante !
Des semaines, ça va… Ca fait un an que j’ai un commentaire qui me rend fou.
Cela dit je ne t’ai effectivement pas dit que tu donnes très envie et qu’on sent une forte charge émotionnelle à te lire.
J’ai quelques réserves sur le coté graphique (qui à priori ne m’attire pas réellement) mais le thème est aussi fort qu’intriguant, bref une nouvelle fois tu me l’as bien vendu ! Je vais le lire asap.
C’est gentil de penser à moi dans l’intro ! 🙂
C’est sûr que ça me tente. Pas dans l’immédiat à cause de cette satanée pile de lecture, mais je le mets de côté pour plus tard, c’est sûr.
Une autre référence littéraire qui m’a traversé l’esprit en te lisant est « Le Portrait de Dorian Gray » d’Oscar Wilde. Là aussi il y a la fuite en avant d’un jeune adulte que tout le monde admire (bon d’accord, c’est plus un ado) qui n’hésite pas à détruire les autres sur son passage.
Voilà une lecture qui me donne envie, et qui me fait peur en même temps.
Peut être devineras-tu pourquoi. Sinon…ben tant pis.
Cependant un manga qui traite de ce sujet et visiblement aussi bien que tu le dis, ça ne laisse pas indifférent. Il faudra que je songe à le lire.
Matt : débatteur, commentateur deluxe, contributeur et lecture modèle de Bruce Lit. Qui remonte dans les archives de mangas pas folichons.
C’est une lecture coup de poing et pas très fun. Par contre, à aucun moment, l’on est tenté de s’identifier au héros. Il y a de l’empathie pour son destin mais toujours de la distance.
J’ajoute que l’édition est superbe : format A4, papier glacé et sens de lecture occidentale.