Sous le soleil exactement !

L’Étranger par Jacques Ferrandez

Sous le soleil exactement © Gallimard

Première publication le 23/09/14- Mise à jour le 03/12/16

BRUCE LIT

VF : Gallimard

L’étranger est bien entendu l’adaptation en Bande Dessinée du roman d’Albert Camus par le vétéran Jacques Ferrandez, spécialiste de l’Algérie.

Le défi était considérable: mettre en image, le roman de Camus, véritable manifeste de l’absurdité de l’existence humain . Jacques Ferrandez, qui n’est pas le premier venu s’en sort haut la main.

Rappelons quand même le sujet : l’histoire suit un certain Meursault à travers l’Algérie française. Il enterre sa mère sans verser une larme, sympathise avec un proxénète, tue un Arabe impulsivement un jour de soleil et ne se défend pas à son procès.

Les images renforcent le versant voyeur du lecteur. A quoi ressemble t’il ce monstre ? A l’inverse de la lecture du roman où tout est laissé à l’imagination, nous voici en position de scruter la moindre action, la moindre expression de cet étranger qui échappe à ce que l’on attend de tout être humain : empathie, compassion, altruisme, doute, remords ou culpabilité.

Un monstre pas insensible aux plaisirs de la vie..0

Un monstre pas insensible aux plaisirs de la vie..© Gallimard

Meursault n’est pas dépourvu de sociabilité : on le voit se marrer à un film de Fernandel, accepter une invitation à dîner, faire l’amour. Ce n’est pas un monstre isolé complotant la fin du monde. Il transpire sous le soleil, s’inquiète de sa mort, prête main forte à un copain et tente pathétiquement de se défendre à son procès. Camus met en scène un homme indifférent aux autres et à lui même, guidé par le présent, obéissant aux besoins alimentaires de manger, de s’accoupler, voir du monde. Mais ces besoins sont isolés de tout rapport à l’autre : les notions d’amour , de sentiments lui sont… étrangers. Meursault n’est pas diabolique juste indifférent, détaché ….libre !

Ferrandez rend bien la jeunesse du personnage, son corps élancé et séduisant. L’aspect visuel permet de renforcer la construction de la fable de Camus : l’Etranger s’ouvre et se clôt sur le jugement de Meursault. Il est observé à l’enterrement de sa mère par des grabataires qui s’étonnent de son indifférence pour passer à son procès où ses pairs se révulsent de son inhumanité .

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L’Humanité en procès… © Gallimard

Ferrandez pour adapter son récit choisit de taire la voix off du personnage dans la première partie. Privé du seul moyen d’expression que Camus lui avait donné, le voici plus étranger que jamais aux yeux du lecteur .La mise en page du dessinateur,  Alger, véritable personnage secondaire de l’histoire, est remarquablement restituée. Quant à la scène du meurtre sur la plage, elle est découpée  avec minutie et a dû nécessiter un travail considérable. Totalement muette. Aucune voix off  pour donner une indication au lecteur de l’état d’esprit de Meursault au moment de son crime.

La voix off de Meursault revient en deuxième partie en contrepoint au silence  de son procès. Meursault n’est pas cynique, ni amer. C’est une bouteille vide dans laquelle circule de l’eau qui jamais ne cesse de couler. Une liberté insaisissable à l’autre, obscène, dépourvue de sens et de moralité.

Euh...je crois quil est mort...

Euh…je crois qu’il est mort… © Gallimard

Meursault fait donc il est. Il devient un miroir dans lequel la société refuse de se voir . Celle-ci juge un homme qui n’adhère à aucune valeur émotionnelle, qui accepte et embrasse le néant de l’existence sans céder à l’angoisse. C’est insupportable et il est logique que Meursault soit envoyé à la mort condamné avant l’heure pour crime contre l’humanité. Écrit en 1942, quelques mois après le déclenchement de la solution finale, Meursault rappelle certains nazis capables d’exécuter leurs tâches sans malveillance, ni haine.

Magnifiquement illustré , l’Étranger de Ferrandez permet la fusion harmonieuse entre le texte et l’image. Jamais l’inhumanité n’aura été si charnelle , si contradictoire avec ce que l’on nous donne à voir. Camus et Ferrandez dissertent sur l’existence humaine. Qu’une liberté doit se nourrir de valeurs, de sens et de l’Autre. Une BD qui se lit comme un roman . Et inversement ….

Alger la blanche et "son héros".

Alger la blanche et « son héros » © Gallimard

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La BO du jour : je vais me faire flinguer par Patrick Faivre si je la place pas celle-là….

15 comments

  • Présence  

    Il y a 2 ans, ce livre était au programme de mon fils qui me l’a raconté en long, en large et en travers, fasciné par le personnage principal; tout en ne le voyant pas comme un héros.

    Ton commentaire fait plus ressortir la force du roman de Camus (que je n’ai pas lu), que la qualité de l’adaptation. Je présume qu’il s’agit d’une qualité de l’artiste qui a réussi à transcrire l’œuvre, sans la trahir. Il met bien en avant la qualité de la reconstitution historique.

    Les scans font apparaître le travail sur la couleur, en particulier la luminosité de cette région du monde. Par contre, détachée des autres pages, je ne suis pas très convaincu par la mise en scène du meurtre de l’arabe.

  • Matt & Maticien  

    Très belle analyse qui donne envie de relire la BD et le roman. C’est effectivement très bien que la voix off soit supprimée de la BD. En lisant ta chronique je me suis dit que 80 % des lecteurs de cette BD avait sans doute lu le livre avant et avait comparé les deux. Je me demande quelles sont les impressions de ceux qui découvrent ce récit pour la 1er fois en BD ?

  • Tornado  

    Je n’ai lu que le roman. Et je n’imaginais d’ailleurs pas du tout le « héros » comme ça.
    5 étoiles pour une adaptation, c’est quand même exceptionnel.

  • jyrille  

    « C’est une bouteille vide dans laquelle circule de l’eau qui jamais ne cesse de couler. » Superbe phrase pour une analyse encore une fois rondement menée. J’ai lu le livre il y a longtemps mais il a laissé une marque indélébile en moi. Je me souviens que Frédéric Beigbeder (ok ce n’est pas une référence, mais ce type est cool au fond) le considère comme le meilleur roman français.

    Cependant je ne suis pas convaincu d’avoir envie de lire cette adaptation. Le dessin ne m’attire pas, et puis c’est toute la philosophie de Camus qui semble effacée. Comment est formé l’incipit dans la bd, une des plus célèbre au monde (« Aujourd’hui, maman est morte. » Purée quelle phrase ! Et quelle première phrase !) ? Y lit-on le discours final de Meursault, plein de rage et de libération finale, expliquant enfin tout ce qu’il ressent ? Car non, ce n’est pas un monstre, et Camus dénonce ici un état de communication défaillant : les interactions entre humains.

    • Bruce lit  

      Le débat pour savoir si Meursault est un monstre est tellement large… Je continue de trouver ce détachement émotionnel aux autres inquiétant, c’est plus q’un problème de communication. Cette absence d’émotions, de culpabilité, de doute, d’empathie, de compassion pour l’autre, c’est bien ce qui forge les monstres non ? The Wall reste du coup pour moi une oeuvre philosophique qui aborderait ces problèmes de communications. La colère de Meursault face au prêtre est bien présente dans le dernier acte de la BD

  • Tornado  

    Les tueurs en série ou même les tueurs de masse (genre le mec qui mitraille une école maternelle) sont présentés exactement comme ça : Des anti-sociaux qui ne communiquent pas. Ils n’ont l’air de rien en société, mais ils sont ultra dangereux.
    Néanmoins ce n’est pas le sujet de « L’Etranger ». Ce qui me reste du roman, c’est le non droit à la différence, qui fait que Meursault est condamné pour ne pas correspondre à la morale, et non pour son meurtre, puisque tout le monde se fiche qu’il ait tué un arabe.

    • jyrille  

      Merci Tornado pour cette concision ! Tu as raison. Je devrai le relire.

  • Sabine Piou  

    La question n’est pas vraiment de savoir si au fond ce personnage est un monstre. Et de toute façon pour moi, ça n’en n’est pas un… Camus s’inscrit dans le courant de l’absurde, dénonçant le non sens de nos vies, la difficulté qu’ont les hommes de communiquer entre eux.
    Au delà de ça, nous pouvons simplement admirer les dessins, les couleurs… Enfin tout ça, je connais moins… Mais ce que j’en vois me donne envie.
    L’adaptation du Horla de Maupassant est géniale aussi, ainsi que celle du Temps perdu de Proust!
    Tu vois Bruce, je vous ai rejoins!!!!!!

    • Lone Sloane  

      Bonjour Sabine,
      Bien d’accord avec toi sur l’adaptation du Horla par Guillaume Sorel.
      Si tu ne connais pas, je te conseille la lecture de la série Algernon Woddcock dont il est l’lillustrateur. On y trouve une atmosphére fantastique plus proche d’Edgar Allan Poe que de Maupassant, et qui nous plonge dans le sense of wonder and mystery de façon progressive.
      http://www.bedetheque.com/serie-3460-BD-Algernon-Woodcock.html

  • Stan FREDO  

    J’ai lu ce livre de Camus, et aussi ‘La Peste’, il y a longtemps. Je me souviens avoir aimé ces deux romans mais je n’en ai aujourd’hui que peu de souvenirs. J’ai aussi écouté (et acheté) ‘Killing An Arab’ de The Cure, inspiré selon Robert Smith par ‘L’Etranger’. Si je ne confonds pas avec un autre auteur, j’ai lu des BD de Ferrandez à l’époque d'(A Suivre) (ou de Métal Hurlant ?), en noir et blanc, que j’aimais bien. Le genre, de mémoire, était policier.

    • Bruce lit  

      @Stan, La peste bien sûr. J’ai relu récemment La Chute qui m’a fait grande impression. Thé Cure : je n’apprécie ce groupe que depuis peu. Il aura fallu que je passe par la case NIN pour adorer des disques comme 17 seconds. Pornography aussi.
      Je connais Essentiellement Fernández pour ses carnets d’orient.
      @Tornado:mon obsession pour le nazisme M à complètement aveuglé à ce que tu décris. Tu as raison, effectivement. Même s’il le livre à plusieurs entrées.
      @Sabine : Une dame de goût chez nous ! Welcome et merci de la visite. D’autres adaptations viendront, notamment celle de Paul Auster et de Richard Stark. Celle de Proust, je n’ai pas réussi à la finir. J’ai du lire également une adaptation de Gogol qui ne m’a pas marqué non plus.

  • Lone Sloane  

    Bonjour à tous et un grand bravo pour ce site qui fait plaisir,
    J’apprécie beaucoup Jacques Ferrandez pour sa grande fresque en 10 tomes sur la présence française en Algérie, Les Carnets d’Orient, dont la parution s’étale sur 20 ans chez Casterman. C’est un dessinateur et coloriste de talent qui met en évidence la luminosité et la chaleur méditerranéenne, fatales tout autant que son apparente insensibilité à Meursault.
    Comme Bruce, je trouve cette adaptation réussie et je mets un petit lien pour ceux qui veulent découvrir un peu plus cet auteur
    http://www.cndp.fr/savoirscdi/societe-de-linformation/le-monde-du-livre-et-de-la-presse/auteurs-et-illustrateurs/entretien-avec-jacques-ferrandez-autour-de-letranger-dalbert-camus.html

    • Bruce lit  

      Bonjour Lone Sloane. J’ai mis les carnets d’orient dans ma prochaine liste de lecture. Tout est en médiathèque. Merci pour le lien et à bientôt ! L’interview est très intéressante.

  • jyrille  

    Fantastique anecdote ! Cela dit, tu peux lire L’étranger en roman, c’est très court, tout comme La chute du même Camus. Courts mais denses et profonds, pas du temps perdu.

  • Tornado  

    Je l’ai lu. La centaine de pages passe toute seule et il y a avant tout un énorme travail de découpage séquentiel. Ce qui m’a manqué au départ c’est que l’auteur de l’album ne recherche jamais à séduire le regard par de belles images. S’il y a quelques très belles vignettes sur le paysage algérien, la plupart des planches ne sont pas là pour faire joli mais juste pour aller à l’essentiel.
    Pour un lecteur comme moi, qui fuit par définition tout ce qui opte pour un parti-pris naturaliste, l’immersion a été compliquée du point de vue pictural. En revanche, le travail d’adaptation au sens strict est une vraie réussite. Tout le roman d’Albert Camus est là, comme si on y était…

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