Soupe froide par Charles Masson
Première publication le 08/02/15- Mise à jour le 09/01/24
Article de BRUCE LIT
VF : Casterman
Soupe froide est un roman graphique écrit et dessiné par Charles Masson; sorti en 2004 aux éditions Casterman. Cette histoire a obtenu le prix France Info de la bande dessinée d’actualité et de reportage.
Un SDF en convalescence s’enfuit de son foyer après qu’on lui ait servi une soupe froide. Atteint dans sa dignité, il part pieds nus et en pyjama dans la neige. S’ensuit une sinistre odyssée nocturne où il parcourt une trentaine de Kms affamé, congelé, et sans nulle part où aller …
Charles Masson, exerce son métier d’ORL dans un hôpital parisien . Traumatisé par l’état de délabrement dans lequel il retrouve ses patients SDF, il a décidé de synthétiser l’histoire de deux d’entre eux pour en sortir un témoignage poignant où l’issue de notre Ulysse ne fait aucun doute.
La force de l’histoire de Masson est qu’elle n’est pas militante, donneuse de leçons. Masson se pose cette question que chacun s’est déjà posée avant de passer à autre chose tellement le vide abyssal de la réponse est terrifiant : Comment un être humain peut il en arriver là ? Et comment éviter pour que ces hommes qui ont tout perdu crèvent comme des chiens ?
Pour travailler dans ce milieu , la question récurrente , c’est comment les aider , les remettre debout ? Et l’Échec est il acceptable ? Ces questions que tout travailleur social DOIT se poser ne sont pas différentes de celle d’un médecin…
Est-ce intentionnel ? Avec son pyjama rayé , sa silhouette cadavérique , ses pieds nus dans la neige , Sans Destination Fixe, notre clochard sans nom rappelle les victimes de la Shoah, notamment durant les Marches de la Mort. Ne mélangeons pas tout : le foyer social n’est pas Auschwitz , l’infirmière qui, suite à la défaillance du micro-ondes sert la funeste soupe froide, n’est pas Mengele et notre pays ne ressemble pas encore au IIIème Reich ! Pour autant , privé d’identité , de dignité , d’amour ou de personnes s’inquiétant de son sort , le clochard rappelle les interrogations existentielles que soulevèrent l’extermination de 6 millions de personnes : où est l’humanité ? Quelle est la limite de chaque homme avant son point de rupture qui le fera régresser à l’état d’animal ? Et que faisons nous, bien au chaud pour y remédier?
Pour autant, l’habilité de Masson consiste à ne pas magnifier la victime. Son clochard a fait des erreurs condamnables par la société : violent , alcoolique, et mauvais père. Tous ces pêchés qui valent ce bannissement d’une société qui tire la chasse sur une vie humaine. Mais aussi d’un homme qui a fait les mauvais choix et mis sa vie en échec
Le lecteur est en direct avec les pensée décousues de notre homme qui reconnait ses erreurs sans avoir aucune chance de les réparer. La démarche est émouvante. Les codes de la BD permettent de sensibiliser un auditoire à la condition humaine inaliénable même de ce que nous considérons comme un déchet. Ses émotions, ses souffrances, son vocabulaire, le lecteur y a accès sans subir le préjudice de l’odeur des clodos et du spectacle angoissant qu’ils offrent au regard.
Tout n’est pas parfait. Charles Masson n’est pas Paul Auster et n’atteint jamais les sommets vertigineux de Cité de verre. Sur le même thème et dans un tout autre style graphique Je ne suis pas un homme développait d’avantage son propos. Les situations, le vocabulaire, les pensées d’un homme à poil dans la neige semblent parfois très artificiels. On a souvent l’impression de tourner des chapitres un peu forcés venant illustrer le propos d’un auteur qui a des séquences à caser dans son récit. Mais la fin à l’ironie tragique est très réussie et Masson dans sa postface fait preuve de suffisamment d’humilité et de modestie pour qu’on lui pardonne. Son trait urgent, crasseux, charbonneux, convient parfaitement à l’histoire. Les admirateurs de Baru se sentiront chez eux.
Pour peu que le lecteur ait le courage de se plonger dans un récit assez désespéré et désespérant, l’investissement autour de cette histoire est assez prenant. A défaut de changer la société, Soupe Froide pourra contribuer à changer notre regard sur le cauchemar que donne à voir la chute d’un homme…
« Je comprends que tu ais pu éprouver des réticences à publier cet article, très dur. » C’est rien de le dire ! il était en magasin depuis le mois de septembre ! J’ai fait le lien avec le sort des prostituées de From Hell et je ne crois pas que ce sera un article qui aura beaucoup de succès…. Mais bon….
L’échec reste celui de cet homme. Comme l’article le mentionne, il s’agit d’un homme qui a refusé toute contrainte sociale. Son dernier acte de liberté ( s’enfuir en pyjama en plein hiver ) est encore un mauvais choix qui le conduit à sa mort.
Ma formation ne me prépare pas plus que ça à l’échec….Il s’agit de travailler sur soi et de choisir la solution la moins pire… Récemment : un homme se pointe avec une coupure d’EDFet me demande de l’aider à la lui rétablir. Choix cornélien : le faire pour les enfants ou ne pas le faire ( risque d’électrocution) du fait de l’insalubrité du logement. J’ai opté pour le deuxième choix, plus cohérent mais pas plus satisfaisant que ça… Ce n’est ni un échec, ni un succès, mais une zone grise dans laquelle le travailleur social évolue en permanence.
Ce qui me fait tenir : un humanisme de principe que je garde en moi, malgré les manipulations, les mensonges et les magouilles de certains, qui me permet de toujours croire en ce que l’homme a de meilleur. Et parfois comme hier, où je me suis fait arnaquer sur internet, cela se retourne contre moi….
Salut Bruce,
« Depuis septembre », c’est au pied du mur qu’on reconnait le Masson…
Le choix du titre emprunté à Primo Levi place d’emblée le lecteur dans un contexte où le contenu est référentiel à la Shoah. Et tu le confirmes dans la lecture que tu donnes de l’évasion du vagabond. C’est intéressant et, en même temps, peut-être trop chargé de sens pour traiter d’un sujet déjà complexe et fort d’une histoire bien antérieure à celle de la Shoah.
Pas de sentiment de culpabilité en ce qui me concerne mais plutôt l’effort nécessaire pour comprendre ceux qui nous sont à la fois étrangers et familiers. Merci pour ton concours au divertissement comme à la réflexion,
ca me conforte dans mon envie de fréquenter tes pages.
Merci Lone ! Puis je pousser la coqueterie jusqu’à dire que j’étais impatient de lire ta réaction ?
« C’est intéressant et, en même temps, peut-être trop chargé de sens » : oui, c’est justement ce j’ai ressenti en expliquant : » Ne mélangeons pas tout : le foyer social n’est pas Auschwitz , l’infirmière qui, suite à la défaillance du micro-ondes sert la funeste soupe froide, n’est pas Mengele et notre pays ne ressemble pas encore au IIIème Reich ! « . Ce qui m’intéressait, c’était d’avantage les effets que les causes.
Concernant la culpabilité, je suis un Peter Parker en puissance….
Très bel article pour cet album. J’ai vraiment apprécié le travail de Charles Masson sur ce sujet. Il n’y a pas de larmoiements inutiles ici. On n’envie pas cet homme pourtant, c’est certain. Mais c’est une réalité qu’on évite généralement de regarder en face. Masson montre bien la spirale sans fin qui l’enfonce dans une précarité extrême. Il y a peu de lecteurs pour ce titre ; c’est bien dommage…
Troublant cette séquence dans la neige avec les barbelés. Je te rejoins, Charles Masson par ce rapprochement esthétique « induit » nous interroge sur ce que nous faisons, nous qui savons et ne faisons rien. Nous vivons à côté d’eux et pourtant la séparation est infranchissable. Avons-nous mis en place un système de « discrimination ségrégative » comme on peut l’entendre en ce moment ? Sommes nous artisan de cette déchéance par l’échec des politiques d’insertion et des politiques sociales ?
Voilà une lecture bien exigeante pour un dimanche matin en famille… Le trait « crasseux » sert bien le propos… Je ne vois pas cependant pas d’issue…
Je me souviens très bien de ce commentaire lorsque tu l’avais écrit sur Amazone. Il te colle à la peau de toute manière.
On est bien loin de trucs comme « Original Sins » !!! (c’était pour ramener un peu de bonne humeur) 🙂
Dans les transports en commun, je croise parfois des clochards. Certains parlent tous seuls et sont limite agressifs… D’autres sentent tellement mauvais (une puanteur vraiment très forte, comme s’ils s’étaient fait dessus à plusieurs reprises) et font le vide autour d’eux tellement l’odeur est insupportable. Dans les deux cas, la spirale de l’isolement semble inarrêtable.
A chaque fois que je suis confronté à ces situations, je salue mentalement le labeur des travailleurs sociaux tout en m’interrogeant sur les limites du système. Que peut-on vraiment faire pour aider ces personnes ?
La réalité est quand même très différente du mythe du pauvre clochard qui ne demande qu’à ce qu’on lui tende la main pour revenir dans le cercle des hommes…
Tout ça pour dire que malgré les qualités de cette BD mises en valeur dans l’article de Bruce, je ne pense pas en faire la lecture. Ce sujet me renvoie trop à mon impuissance et ma relative lâcheté quotidienne.
@ JP : la lâcheté…..Comment la définir ? Notre rapport à la pauvreté s’oppose à notre compassion naturelle. Il faut quand même une formation pour aider ce public, de la même manière que tous les travailleurs sociaux ne travaillent pas tous pour un même type de public.
Je me rappelle avoir travaillé en hôpital adolescent. Je m’occupais de personnes dans le coma qui se déféquaient dessus. Passé la répulsion instinctive, j’effectuais ces tâches « merdiques » sans à priori comme un acte technique, professionnel, sans affect. Le fait de voir un couple de vieillard enlacés jusque dans la mort était beaucoup plus instructif sur ma vie en construction que de changer des couches…
Du fait de mon histoire et ma sensibilité, je peux travailler et supporter la violence conjugale et les enfants maltraités….Travailler des personnes âgées est au dessus de mes forces du fait que je n’ai pas réglé certaines choses avec la mort consécutives de mes grand-parents. Ma grand mère est devenue incontinente sur la fin et le fait pour ses enfants de devoir la changer n’était pas des plus aisé non plus….
@Tornado : et en plus c’est l’anniversaire de ton fiston !
@ Matt : en même temps, on ne peut pas dire que Blog propose des articles sur des Bd où l’on se fend la poire !! Celui d’avant, From Hell est bien aussi pire !
@Mo : oui, c’est un sujet peu attractif. Comment ne pas en être autrement ? J’aimerai dire que cette histoire a changer mon regard sur les clodos, mais c’est parfois au dessus de mes forces de les supporter, notamment l’odeur….
@Matt : les analogies avec la Shoah et son spectacle repoussant m’ont immédiatement sauté à l’oeil. Notamment en référence à Primo Levi qui se rappelle de son aspect physique face à des femmes du Camp à la libération si ma mémoire est bonne.
Effectivement, le sujet n’est pas folichon, mais pas triste à mes yeux. Si l’on considère la Shoah comme le résultat d’une somme de défaite individuelle, et de démission collective, alors s’interroger sur sa responsabilité individuelle est un acte tout à fait sain même si douloureux. Je suis fier d’utiliser ce blog pour proposer autre chose….. De temps en temps…
C’est un très bon choix éditorial. J’ai plus de distance sur certaines bd plus historiques. Je pense notamment au boxer de Kleist qui m’a beaucoup marqué mais le thème de celle ci nous interpelle au quotidien (et me culpabilise quelques secondes par jour avant que j’oublie). Heureusement d’autres comme toi et cet auteur sont là. Merci.
J’ai vu sur la page d’accueil que le premier titre de ton article était « voyage au bout de sa nuit »…
Très bel article. Sur ma page fb il a du succès.