Black Kiss par Howard Chaykin
AUTEUR : PRÉSENCE
Il s’agit d’une histoire complète en noir & blanc, initialement parue en 1988 (sous la forme de 12 épisodes de 10 pages), écrite et dessinée par Howard Chaykin, avec un lettrage réalisé par Ken Bruzenak.
Dans un pavillon de Los Angeles, le téléphone sonne, ce qui déclenche un message préenregistré vantant les compétences sexuelles de Dagmar Laine, absente pour le moment.
Dagmar décroche et explique à Beverly Grove (son interlocutrice) qu’elle est en train d’aider Cindy Franks à se préparer pour aller détruire un objet compromettant rapporté par le père Frank Murtaugh.
Cindy s’est habillée avec des talons hauts, une très courte jupe et des lunettes noires, en se faisant passer pour une aveugle. Elle attend Murtaugh dans son pavillon et lui fait une fellation dès son arrivée, en précisant qu’il s’agit d’un cadeau de la part de Dagmar. Elle a posé un dispositif incendiaire à coté du film à détruire.
Malheureusement une autre femme (déguisée en nonne) a le temps de récupérer le film compromettant et de s’en aller, avant que le dispositif n’explose tuant le père et Cindy. Le chantage peut commencer. Dans la banlieue, Cass Pollack revient de faire une course et se dirige vers Ellen, sa femme, et leur très jeune fille pour finaliser les modalités pratiques de leur divorce.
Elles sont toutes les 2 exécutées froidement par Ricky et Cladys qui ont un compte à régler avec Pollack (musicien de jazz, ex-junkie). Ensuite Ricky rend visite à Dagmar sa maîtresse (également pour une grosse gâterie), alors que Cass prend Beverly en autostop pour la ramener chez elle.
En 1988, Watchmen et The dark knight returns ont rappelé que les comics pouvaient aussi être complexes, sophistiqués et viser un public adulte, et jouir d’un gros succès commercial. Ça donne des idées et des ailes à plusieurs autres créateurs qui voient là l’occasion de s’extirper de la masse des superhéros pour faire autre chose.
Howard Chaykin avait déjà pris la tangente en créant American Flagg en 1983, une série mêlant aventure, science-fiction, un petit coté olé-olé (les personnages ont des relations sexuelles, et les femmes sont vêtues de sous-vêtements), avec une critique moqueuse des excès du capitalisme. Avec Black kiss, il décide que le temps est venu d’arrêter d’être hypocrite et de vraiment se lâcher dans le sexe et la violence.
Pour son histoire, Chaykin s’inspire des polars hard boiled de Raymond Chandler, jusqu’à l’intrigue très complexe qui suit plusieurs personnages dont les vies sont déjà inextricablement liées à leur insu. Le lecteur peut avoir l’impression qu’il a souhaité faire honneur au film Le grand sommeil dont la légende veut que le scénariste avait bien du mal à s’y retrouver dans les fils entremêlés du roman de Chandler.
Le lecteur doit donc faire preuve d’une attention soutenue pour se souvenir de qui sait quoi au fur et à mesure que l’intrigue avance pour comprendre les réactions des uns et des autres en découvrant une pièce du puzzle qui leur était jusqu’alors cachées.
Chaykin s’amuse à complexifier la forme en ne respectant pas l’unité d’une page, c’est-à-dire qu’une scène commencée sur une page peut se poursuivre le temps d’une ou deux cases sur la page suivante, alors que le lecteur a l’impression en lisant vite qu’il s’agit déjà d’une autre scène. Chaykin se sert également des dialogues pour ajouter un niveau d’interprétation (et donc au départ de confusion). Ainsi le message du répondeur de Dagmar Laine semble indiquer qu’elle exerce la profession de prostituée, avec des qualifications hors pair. Mais la suite du récit montre que la formulation de ces qualités cache en fait un autre sens.
En termes de narration, Chaykin utilise toutes les composantes de chaque case pour apporter de l’information et raconter son histoire. Le dialogue apporte évidemment des informations, sur les intentions des interlocuteurs, ce qu’ils pensent, ce qu’ils dissimulent, ce qu’ils savent. Pendant qu’ils parlent, les personnages accomplissent des actions qui apportent d’autres informations différentes et parfois dissociées de ce qui est dit.
Par exemple un personnage prend connaissance des messages de son répondeur, pendant qu’il ramasse des objets que le lecteur doit identifier visuellement pour anticiper ce que va faire le personnage (le prêtre en train de ramasser les bobines de film dans sa voiture), et faire le lien avec le mystérieux objet évoqué par Dagmar et Beverly. Chaykin se sert également des bruitages (insérés par Ken Bruzenak) pour apporter encore d’autres informations sur l’ambiance sonore, et donc sur ce qui est en train de se passer. Bruzenak ne se contente pas de trouver des onomatopées pour transcrire les sons, il joue également sur la graphie pour leur donner de la densité.
Par exemple, lors de la projection du film incriminant, chaque bande de dessins est soulignée par l’onomatopée du bruit du projecteur, mais aussi parée d’une partition de musique au dessus, car il s’agit d’un film muet avec son accompagnement musical. Il faut encore ajouter que Dagmar et Beverly se ressemblent comme 2 gouttes d’eau et qu’il faut donc faire attention à leur tenue vestimentaire, ou leur propos pour être sûr de les distinguer. Enfin les dialogues utilisent des sous-entendus d’ordre sexuels qui exigent un bon niveau d’anglais dans ce registre.
La forme des traits utilisés pour dessiner les contours et la composition de chaque case relèvent d’un parti pris esthétique très tranché. La première page est composée de 7 cases réalisées à partir d’un unique dessin photocopié et recadré en fonction des mouvements du chat qui a été rajouté au premier plan de chacune de cases. Il s’agit d’une forme de plan fixe dont le cadrage de la case s’adapte à la position du chat dans ce décor.
Néanmoins la page reste intéressante visuellement parce que la modification du cadrage permet de découvrir des détails supplémentaires d’une case à l’autre, le chat apporte une action à suivre, et il y’a une partition se déroulant d’une case à l’autre invitant à suivre la mélodie (n’oubliez pas non plus de détailler l’affiche de film accrochée au mur).
La page suivante présente 2 personnages (Dagmar et Cindy), avec un soin méticuleux apporté au décor (sans qu’il en devienne surchargé) dessiné avec des traits très propres, très lisses. Par opposition, les visages sont dessinés avec un mélange de traits gras et de traits fins qui donnent une impression un peu improvisée à la truelle, un peu désagréable du fait de la proximité de ces 2 types de traits, et des aspérités introduites par les traits fins.
D’un autre coté cela confère une apparence adulte et complexe à chaque protagoniste. En fonction des scènes, Chaykin va insister sur le détail des décors, sur la tenue vestimentaire des uns et des autres, sur les expressions toujours un peu crasses et vulgaires des personnages, ou sur l’ambiance nocturne en jouant sur des formes mangées par des aplats de noir.
L’histoire étant très intense, il est facile de ne pas prêter attention aux modes de représentation, mais une lecture plus attentive montre que Chaykin maîtrise une grande variété de techniques qu’il utilise en fonction des besoins du récit. S’il est facile de repérer les victimes dans le récit, il est difficile d’y trouver un héros, même Cass Pollack fait plus figure de gugusse manipulé que de preux chevalier.
Le lecteur plonge dans un thriller noir et glauque où la vie humaine n’a pas beaucoup de valeur, où les protagonistes révèlent petit à petit la mesquinerie de leur âme, où les perversions abondent.
Dagmar fait preuve d’un appétit féroce pour réaliser des fellations (le récit apporte une explication claire à cette attitude), et les relations sexuelles ne sont pas toutes consenties. Chaykin n’a pas peur de représenter la nudité frontale (sans aller jusqu’au gros plan pornographique), mais il y applique la même esthétique rugueuse qui neutralise tout caractère érotique (il ne subsiste que la transgression des actions, et leur perversion).
Les actes mis en scène vont jusqu’à la nécrophilie, mais sans passer par la zoophilie (là encore le scénario justifie ces scènes). Cette lecture constitue un récit à mi-chemin entre le polar violent et le thriller intense (avec un soupçon de surnaturel), mettant en scène des personnages dépravés, avec un haut niveau de violence et de sexe.
Dans le fond, Chaykin propose un récit portant à leur paroxysme les composantes de divertissement les plus immédiatement gratifiantes, dans une forme complexe, dense et sophistiquée. Il en découle un réel plaisir né de la perversité des situations et de l’immoralité des individus.
Il est quand même possible de regretter un final assez artificiel où les protagonistes encore vivants se retrouvent dans un pavillon pour une scène de massacre un peu capilotractée. Selon la sensibilité du lecteur, il verra dans cette histoire la preuve de la décadence de la société occidentale au travers d’un divertissement pervers, ou au contraire la preuve d’une société libérée capable de se moquer de sa soif primaire de sexe et violence.
Jamais entendu parler mais ça donne envie. Pas lu Tue-moi à en crever, mais j’ai adoré Young Liars de Lapham, Présence en parle très bien.