The best of The Spirit par Will Eisner
PRESENCEVO : DC Comics
VF : Humanoïdes Associés / Futuropolis / Albin Michel

© DC Comics
Ce tome est une anthologie regroupant 22 épisodes de 7 pages du Spirit en couleur, écrits et dessinés par Will Eisner (1917-2005). Il commence par une introduction de 3 pages, rédigées par Neil Gaiman, évoquant brièvement la carrière de Wil Eisner, ainsi que l’importance des aventures du Spirit dans ladite carrière, mais aussi pour les comics en général. Les 22 histoires courtes sont ensuite publiées dans l’ordre chronologique : du 02 juin 1940 pour la première au 05 janvier 1950 pour la dernière. Le tome se termine avec une très courte biographie de l’auteur. Alex NIKOLAVITCH avait déjà consacré un Encyclopegeek à Will Eisner
Denny Colt est un criminologue et un détective privé qui a l’habitude de travailler avec le commissaire de police Eustace. Dolan Un soir Dolan lui indique que le docteur Cobra est à nouveau actif. Colt sait où il se trouve et se rend dans son repère. Il est détecté, assommé et son corps inanimé baigne dans un liquide issu d’une expérience du docteur Cobra. Quand la police arrive enfin, elle trouve le cadavre de Denny Colt : il est mort. La même nuit, un mystérieux individu masqué se rend dans le bureau de commissaire Dolan déclarant s’appeler Spirit et indiquant qu’il va livrer le docteur Cobra pour toucher la récompense promise. Par la suite, Spirit déjoue un vol de bijoux mis sur pied par une équipe menée par Satin (une femme fatale). Il se trouve dans une rame de tramway où voyage un individu persuadé d’avoir tué le Spirit. Il essaye de détecter un message sur une feuille de papier vierge, avec l’intervention de Satin. Il intervient à Istanbul pour récupérer une formule de vie éternelle dans les mains de P’Gell. Il arrête un vétéran qui a assassiné sa femme. Il traque un repris de justice dans les égouts.
Parfois les récits se focalisent plus sur les criminels ou les personnages secondaires que sur le Spirit. Rice Wilder est une jeune femme qui se sent prisonnière de sa riche famille et qui s’acoquine avec un criminel pour s’enfuir. J. Rollo Dyce est un arnaqueur qui se met au vert chez une vieille dame en projetant de l’assassiner pour lui voler ses possessions. Gerhard Shnobble est un individu qui est capable de vol autonome. Carboy T. Gretch et Cranfranz Qwayle sont sosies, l’un en prison pour crimes, l’autre soumis à l’autorité de son épouse. Basher (une grosse brute) reçoit la visite du Père Noël en prison et ce dernier lui offre de prendre ses habits et de pouvoir ainsi s’évader de prison, sous réserve qu’il revienne avant la fin de la nuit. Madame Cosmek est une extraterrestre placée en observatrice sur Terre. Rat-Tat est une mitraillette jouet en plastique qui est offerte à un garçon utilisé par des voleurs pilleurs professionnels. Freddy est un jeune marié qui vit dans la pauvreté et qui décide de dérober l’argent dans la caisse enregistreuse de l’épicier. Reynard se livre à une expérience de sociologie : il a tué et s’est réfugié dans un appartement, tout en écrivant ce qu’il ressent comme un renard pris au piège.

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À l’occasion de la sortie du film THE SPIRIT (2008) de Frank Miller, l’éditeur DC Comics a décidé de publier 2 anthologies consacrées au personnage : celle-ci et The Spirit: Femmes Fatale. Le même éditeur avait déjà publié une intégrale des bandes dessinées du Spirit dans une collection Archives en 26 tomes, de 2000 à 2009. En découvrant cette édition le lecteur est un peu décontenancé de voir qu’il s’agit de papier mat, et que régulièrement les traits encrés et les aplats de noir semblent manquer de finesse, comme si ces pages avaient été restaurées juste en augmentant le contraste et la luminosité. Les couleurs ont également été restaurées, en conservant des aplats (sans dégradés) mais avec des choix de teinte qui n’améliorent pas toujours la lisibilité. Par contre, le lecteur observe que les récits choisis correspondent à la période où ces histories étaient réalisées par Will Eisner lui-même, avant qu’il ne se limite à la supervision de la réalisation des bandes dessinées, confiée à d’autres créateurs comme Jules Feiffer (scénariste), Jack Cole et Wally Wood (artistes).
La première histoire raconte les origines du Spirit, un détective privé assassiné, prenant le nom de Spirit, toujours habillé de la même manière (costume bleu, chemise blanche, cravate rouge, chapeau, masque de type loup, et gants assortis à son costume), élisant domicile dans une sorte d’appartement en-dessous d’une pierre tombale dans le cimetière de Wildwood. Le lecteur fait également la connaissance du commissaire Eustace Dolan et dans l’épisode suivant il voit passer Ebony White le temps de cases. Mais jusque-là, il n’est pas très impressionné.

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Les choses changent du tout au tout avec la troisième histoire : le dernier trolley. Pour commencer, les lettres composant le mot Spirit sont des morceaux de papier volant au vent, au premier plan d’un dessin montrant le trolley passant devant une usine en vue du ciel. Il s’agit d’une caractéristique qui n’est pas systématique, mais qui est emblématique de la volonté d’Eisner de jouer avec les éléments graphiques, transformant le titre en une partie de l’image. Par la suite, le lecteur peut voir le titre écrit ans une police évoquant la graphie des lettres arabes, le mot Spirit apparaître sur un panneau publicitaire, devenir une construction dans les égouts, chaque lettre devenir un élément de décor comme autant d’obstacles sur le chemin du Spirit, être inscrit en lieu et place du mot police sur une boule lumineuse.
Son attention ainsi attiré sur les éléments visuels, le lecteur peut prêter une attention consciente aux particularités de la narration visuelle qui sortent de l’ordinaire. Bien sûr, le temps a passé depuis les années 1940, et plusieurs peuvent apparaître banales et évidentes. Dans la deuxième page de l’histoire avec le trolley, les bordures de cases ont disparu, et il court un texte sous les images qui sont dépourvues de dialogue, avec une police de caractère très personnelle. Effectivement, cette police de caractères participe énormément à l’identité de la narration.

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En termes de formes de case, par la suite Will Eisner en réalise encore sans bordure, ou avec une bordure découpée comme un bord de timbre postal, sous forme de petite vignette verticale avec un texte à côté, sous forme de pages d’illustrés, comme une collection de unes de journaux, etc. L’auteur joue également sur la mise ne page, avec une histoire dont les cases se lisent en colonne (Rat-Tat), et une autre avec une case verticale à gauche de la page de gauche, une autre à droite de la page de droite, et 4 cases carrées sur chaque page, dans une disposition symétrique. Dans la manière de représenter, le lecteur découvre également des idées visuelles variées comme des personnages sur fond blanc, une photographie en arrière-plan, des ombres portées exagérées aboutissant à une impression de noir & blanc, ou encore des représentations déformées pour évoquer une altération de la perception.
Will Eisner (et ses assistants) investit également du temps pour représenter les décors, en particulier les bâtiments dont les équipements des années 1940 donnent une impression nostalgique du fait d’une technologie d’un autre âge. Le lecteur se retrouve vite enthousiasmé par les personnages qu’il découvre dans chaque nouvelle histoire. Le Spirit est représenté de manière quasi immuable dans son costume, quasiment l’équivalent d’un costume de superhéros, et Dolan fume régulièrement la pipe. Quelques personnages sont représentés de manière caricaturale, comme Ebony White (le premier assistant enfant du Spirit), et Sammy son successeur. Les autres sont représentés de façon plus naturaliste et le lecteur voit passer aussi bien des beaux gosses, que des individus au physique ordinaire, voire ingrat, et des femmes fatales aussi bien que des matrones. Dans le cadre pourtant assez contraint de courts récits d’aventures, Will Eisner insuffle une vie incroyable dans ses personnages à la fois grâce à des traits de contour souples, à la fois par des expressions de visage nuancées et faisant apparaître l’état d’état d’esprit du personnage avec émotion. Ainsi les femmes auxquelles se heurtent le Spirit sont toutes différentes (et pas seulement par leur tenue vestimentaire) : la hautaine Satin, P’Gell la femme fatale incarnée avec des talents de manipulatrice séductrice, l’enfant gâtée Rice Wilder souffrant de se sentir prisonnière, la magnifique Lorelei Rox, ou encore la désabusée Sand Saref.

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Même s’il relève de ci de là des passages ou des visuels qui lui semblent vieillots, le lecteur se rend compte qu’il est vite captivé par la comédie humaine qui se joue devant lui. Alors même que le Spirit est souvent cantonné au rôle de catalyseur, parfois même jusqu’à ce que son apparition soit limitée à quelques cases et pas sur toutes les pages (juste un prétexte), l’inventivité et l’humanité des récits emportent sa conviction. Il se rend compte qu’il est aussi déboussolé que le guichetier de banque malhonnête voyageant dans le trolley, qu’il sourit en voyant P’Gell séduire son nouveau mari, qu’il n’en croit pas ses yeux en découvrant une vierge de fer dans un placard d’une vieille dame, qu’il est ému par la poésie tragique du vol autonome de Gerhard Shnobble, qu’il croit en la rédemption de Basher devant un enfant aveugle, qu’il comprend le meurtre commis de sang-froid par un jeune homme sans espoir d’améliorer sa vie, qu’il s’interroge sur le ressenti de Reynard acculé comme un renard, etc. Will Eisner est un conteur formidable qui fait vivre des personnages avec une sensibilité extraordinaire. Le lecteur retient son souffle en voyant une histoire racontée du point de vue de Quadrant J. Stet (un comptable cinquantenaire à la vue qui baisse) les images perdant de leur netteté au fur et à mesure que sa vision décroît.
Il y a dans le patrimoine mondial de la bande dessinée, des ouvrages qu’il faut avoir lu du fait de leur importance dans le développement de ce média. La série du Spirit en fait partie, mais le lecteur sait bien qu’il risque de devoir faire un effort pour contextualiser en quoi cette BD était en avance sur son temps à l’époque, avec le risque d’une lecture qui relève plus du devoir que du plaisir, du fait d’une narration datée. Passées les 2 premières histoires, il découvre des récits datés, mais au plaisir de lecture intact, très éloignés de ce qu’il pouvait imaginer. Will Eisner conçoit le Spirit comme un genre, ou plutôt une ancre pour le lecteur lui permettant de raconter n’importe quel type d’histoire, et de s’amuser avec la mise en scène, a mise en page, la mise en images. Toutes ces décennies plus tard, le plaisir de lecture et de découverte est intact, et ces histoires constituent une bonne introduction à l’art de Will Eisner, son inventivité, l’élégance de son trait et son humanisme.

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Merci Présence pour cette évocation du Spirit de Will Eisner !
En cherchant dans les limbes de sites de vente sur le net, il semble qu’a une époque Urban Comics ait plus ou moins envisagé une publication du Spirit dans un format anthologique, on peut même se demander s’ils n’avaient pas envisagé une traduction de ce volume là en VF.
Une intégrale en français paraissant peu probable, c’est dommage que personne n’ait concrétisé l’idée de l’anthologie, dans un format qui est celui des gros volumes des romans graphiques d’Eisner, ça pourrait le faire, je pense…
Ça m’a fait très plaisir que Bruce exhume cet article de ses réserves, car Will Eisner est un de mes auteurs favoris, et cette anthologie est vraiment très bien faite.
J’avais eu l’occasion de lire des histoires du Spirit éparpillées dans des recueils Kitchen Sink, sans information sur l’auteur, Will Eisner, ou son studio.
Je ne sais pas si une intégrale serait très digeste, l’intérêt des histoires devant fluctuer en fonction de l’implication d’Eisner dans leur réalisation.
Toujours intéressant de voir d’où part un titan comme Eisner. La première page du Spirit, même si elle est efficace narrativement, est d’une raideur !
c’est avec le temps qu’il développera sa rondeur de trait caractéristique.
Cette curiosité des débuts m’avait aussi motivé pour me plonger dans cette lecture.
Les dernières histoires de cette anthologie bénéficie à la fois de l’expressivité extraordinaire des personnages et de ce regard si bienveillant sur les imperfections de chaque individu soumis à un destin qui ménage rarement l’être humain.