Connexions 1 – Faux accords, par Pierre Jeanneau & Philippe Ory
Un article de PRESENCEVF : Éditions Tanibis
Prendre quelqu’un par la main © Éditions Tanibis
Ce tome est le premier d’un diptyque indépendant de tout autre. La première édition date de 2020. C’est l’œuvre d’un auteur complet : Pierre Jeanneau pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec la participation de Philippe Ory pour ces dernières. Il s’agit d’une bande dessinée de 200 pages. Cet article lui est dédié, Ory, par ailleurs coloriste de l’ART DU DESASTRE étant subitement décédé au mois d’aout dernier.
Javier se réveille dans le lit double de la chambre de son appartement. Il se lève en pyjama de type short et teeshirt, et va prendre sa douche. Une fois lavé et habillé, il va se servir une tasse de café qu’il savoure dans le fauteuil de son séjour. À l’esprit, il a la photographie de lui et Faustine sur une petite table, et plusieurs cartons portant l’inscription À Faustine. Il s’allonge à moitié dans son canapé et prend le carnet de notes dans lequel se trouve le descriptif de Sand Castles, une chanson de son groupe. Un livreur sonne à la porte de son appartement. Javier va ouvrir et prend en charge le carton, alors qu’un message apparaît sur sa boîte mail, envoyé par Marc, son pote, lui indiquant qu’il arrive bientôt. Dans le carton, Javier trouve des affaires de Faustine, sans savoir pourquoi elles arrivent chez lui. Elle était devenue sa copine, alors qu’il jouait de la basse dans le même groupe que Marc. Quelques temps plus tard, ils emménageaient ensemble, même si elle remarquait qu’il n’y avait quasiment que des affaires à elle dans l’appartement. Alors que Marc monte dans l’escalier, Javier continue de se remémorer quelques moments de sa relation avec Faustine, en particulier les décalages entre leurs attentes respectives pour le futur.
Instant mis en perspective © © Éditions Tanibis
Javier fait entrer Marc et lui sert un café. Il lui demande s’il ne lui aurait pas prêté le livre, celui qui lui inspiré l’écriture de la chanson Sand Castles. Marc lui répond par la négative, en pensant que c’est peut-être Faustine qui l’a. Il continue en lui demandant s’il peut lui emprunter sa basse. Javier répond par l’affirmative et il repense également au jour où sa copine a passé son entretien d’embauche. Quelques jours plus tard, elle évoquait la possibilité de déménager car elle avait trouvé plus proche de son boulot. Il avait répondu qu’il aimait bien le quartier où ils se trouvaient. Il ajoute qu’il faut se presser parce qu’il doit se rendre au travail. Ils passent dans la pièce qui sert de débarras et Javier récupère la basse, Marc jetant un coup d’œil autour de lui. Il remarque une échographie : il consulte les informations qui y sont portées. Faustine est en train de terminer sa journée de travail dans un open-space, pour une banque. Elle répond à un appel de sa mère qui souhaite savoir comment elle va, et elle explique un peu agacée qu’elle n’a pas de nouvelles de Javier. Elle raccroche et se lève, mettant son manteau. Deborah, sa voisine dans le cubicule adjacent, lui dit qu’elle part également. Elle se moque gentiment du fait que Faustine ait sa mère sur le dos, et lui dit qu’elle verra le jour où elle sera enceinte. Sa collègue fait une drôle de tête. Elles prennent l’ascenseur et se retrouve avec le DRH qui fait une observation sur la tenue trop décontractée de Faustine.
Voilà un ouvrage qui attire l’attention dès la couverture, avec sa belle perspective isométrique. En y accordant un peu plus de temps et d’attention, le lecteur remarque un niveau de détails impressionnant en termes descriptifs. Il détecte également trois hexagones faisant office d’éclaté, permettant de voir ce qui se passe à l’intérieur du bâtiment sur lequel ils sont apposés. En découvrant la première planche (en page 7), il voit une seule case hexagonale au centre d’un fond noir. Il fait le lien avec les deux zones noires, de part et d’autre de la rue sur la couverture. L’auteur a pris le parti original d’utiliser systématiquement une perspective isométrique pour toutes les cases sans exception, dispositif imprimant une régularité et un cadre peu usuel à la narration visuelle. Le récit est structuré en six chapitres, chacun consacré au point de vue d’un personnage, successivement Javier (24 pages), Faustine (26 pages), Marc (30 pages), Assia (24 pages), Matthew (24 pages), et Judith (52 pages). Chaque chapitre s’ouvre donc sur une case hexagonale occupant le centre d’une case noire en pleine page. Sur la deuxième page du chapitre qui lui est consacré, le personnage se déplace, et l’environnement autour de lui apparaît, rattaché à la case initiale : soit une pièce contigüe pour Javier, soit un dessin en double page pour Faustine ou Judith, toujours en perspective isométrique. Il se produit un effet visuel évoquant certains jeux vidéo dans lesquels l’environnement apparaît au joueur au fur et à mesure que son personnage se déplace. Comme sur la couverture, le lecteur repère régulièrement, mais pas systématiquement, un éclaté dans une bordure elle aussi hexagonale qui fait comme un effet de loupe sur un élément du décor, apportant une information visuelle supplémentaire qui se rattache à la pensée qui préoccupe le personnage.
Un jeu de couleurs différent en fonction de la temporalité © Éditions Tanibis
Une fois passée la période d’adaptation à ce mode narratif visuel particulier, le lecteur retrouve les marques habituelles d’une bande dessinée. L’artiste représente les personnages avec une forme de simplification dans la description, tout en leur conférant une bonne identité visuelle, et une petite exagération dans certaines expressions de visage. Le lecteur peut ainsi bien percevoir leur état d’esprit, sans pour autant que les protagonistes ne donnent l’impression de surjouer. Il remarque que le dessinateur utilise majoritairement des plans assez larges, donnant à voir l’environnement tout autour des personnages, ceux-ci se trouvant entre un à trois mètres du point de vue du regard. Il remarque également que la prise de vue est plus proche des personnages dans le dernier chapitre, la tension émotionnelle ayant grimpé de plusieurs crans. Jeanneau réalise des dessins descriptifs, avec un niveau de détails élevé. Ses traits conservent une forme de souplesse, sans la rigidité des traits très fins et droits. Il porte une attention toute particulière aux endroits où se déroule chaque scène dans des vues globales où le lecteur découvre l’agencement des pièces de l’appartement de l’un ou l’autre, l’ameublement, la décoration, ou encore des dessins en double page en extérieur vue du ciel en perspective isométrique, montrant un quartier ou plusieurs. Le lecteur peut ainsi voir une rue ou plusieurs avec les différents bâtiments et leur façade, les usagers de la voie publique, piétons et véhicules. Dans les doubles pages 44 & 45, et 118 & 119, le lecteur découvre une composition très élégante, montrant toujours en vue ciel et en perspective isométrique, le trajet de plusieurs personnages, sous forme de ligne de métro, avec les stations. L’effet est saisissant, à la fois donnant à voir leur trajet, à la fois leur simultanéité, à la fois leur similarité. Il en va de même quand dans une même page, l’auteur mêle le temps présent dans l’image principale, et le temps passé sous forme de souvenirs dans des cases en éclaté. Le lecteur prend alors conscience de l’action du moment présent du personnage, et la manière dont un élément ou une phrase lui rappelle de manière inconsciente un ressenti associé à un moment du passé.
Au départ, le lecteur ne peut pas percevoir la structure globale du récit, et il prend le premier chapitre comme il vient. Il fait connaissance avec celui qu’il suppose être le personnage principal, avec son meilleur ami, et dans ces cases du passé, avec son ancienne compagne. Avec le deuxième chapitre, il prend conscience qu’il s’agit d’un récit choral, et il en a la confirmation avec les quatre suivants. Il absorbe les éléments visuels inconsciemment : une grande ville avec un métro, mais sans la densité de population associée à Paris (peut-être Lyon ?), des téléphones portables et des ordinateurs portables (vraisemblablement le temps présent de la parution du récit), des cubicules, une nouvelle rue piétonne en centre-ville. Il lit le premier chapitre sans pouvoir déterminer ce qui relève de l’information essentielle, et ce qui relève de l’anecdotique. Il prête donc attention à chaque information de la même manière. Il se plonge dans une tranche de vie, avec des réminiscences du passé : un individu devant avoir entre 25 et 30 ans, ayant vécu en couple, ayant fait partie d’un groupe de rock (peut-être plutôt de punk), employé dans une librairie, disposant d’un revenu lui permettant de louer un appartement de cinquante ou soixante mètres carrés dans un quartier agréable, sans être rupin. En entamant le deuxième chapitre, il établit aisément le lien avec le premier puisque Faustine en est le point focal, et c’était la compagne de Javier. Il comprend progressivement quels liens ont uni quels personnages, et observe que leur vie croise inopinément celle d’autres. Petit à petit ces vies se retrouvent intriquées au présent, avec une vision sur ce qui les a liées précédemment. Le lecteur admire l’élégance avec laquelle l’auteur a su composer sa tapisserie narrative.
Contraste entre deux ports et une solitude © Éditions Tanibis
Le lecteur plonge donc dans une sorte de chronique sociale d’un groupe d’une demi-douzaine de personnes se fréquentant irrégulièrement depuis plusieurs années, un milieu social banal, des personnes entre 25 et 30 ans, étant plus ou moins avancées dans la vie active et dans la vie professionnelle. Il ressent quelques regrets épars : la séparation du couple Faustine & Javier, les difficultés de Marc à concilier un boulot dans la restauration et son groupe de punk, la nécessité pour Faustine de se positionner plus clairement dans son milieu professionnel, la réalité d’avoir pu ouvrir le commerce de ses rêves pour Assia, les limites de la vie professionnelle et de la vie de couple pour Matthew, la difficulté de rétablir le contact avec ses anciens amis après plusieurs mois passés à l’étranger pour Judith. Petit à petit, le lecteur saisit le thème commun à chacune de ces existences, la nécessité de changer, de basculer dans une vie d’adulte en renonçant à sa vie d’étudiants, en concevant autrement ces anciennes occupations avec un regard pleinement adulte, la nécessité inéluctable de faire des choix, d’abandonner certaines activités. Chacun d’entre eux prend conscience de la transition qui a eu lieu progressivement, et qu’il accepte plus ou moins bien, se retrouvant dans une phase ou une autre du deuil de l’état précédent, entre déni, colère, marchandage, dépression, acceptation. Il remarque que le titre de chaque chapitre correspond à une chanson : 1. Ghost trail (Cult of Luna), 2. Mother Puncher (Mastodon), 3. Disconnection Notice (Sonic Youth), 4. Hidden Faces (Concrete Castles), 5. All hail bright futures (And So I Watch You from Afar), 6. In the empire of builerds ( ?).
Après un temps d’adaptation pour lire hexagone par hexagone, le lecteur s’immerge dans une comédie dramatique chorale, douce et déconcertante, plausible, sans être tout à fait naturaliste. Il apprécie la narration visuelle à la mise en page particulière, et aux dessins fournis, et se prête volontiers au jeu d’assembler les pièces du puzzle pour se faire une idée plus claire de la vue générale de l’ensemble. Il perçoit un malaise diffus, celui d’individus prenant conscience qu’ils ont insensiblement changé, chacun à sa manière, acceptant plus ou moins facilement ce qu’ils sont devenus ou s’y résignant, faisant l’expérience que leurs moments en commun ont perdu en intensité et qu’ils s’éloignent les uns des autres. Une tapisserie remarquable dans son agencement élégant, et dans sa façon d’évoquer cette phase de la vie.
Discussion d’arrière-cour © Éditions Tanibis
BO :
Les cases hexagonales et la perspective isométrique sont un parti-pris original. Il fut un temps où je me serais volontiers intéressé à ce type de récit. Mais je vieillis et je m’éloigne de certaines préoccupations, du moins, les changements que je connais sont ceux d’un autre âge. Pas sûr de vouloir replonger dans cette phase de la jeunesse.
Le tome 2 continue-t-il dans la même direction ?
Pour la chanson du chapitre 6, ne pourrait-il s’agir de « In the empire of builders » ? Auquel cas, on trouve bien un morceau de ce nom sur Youtube, par Arms and Sleepers…
youtube.com/watch?v=3hVPN4hjTxg
Des changements d’un autre âge de la vie : étant un peu plus vieux, j’ai parfois le temps de me demander comment j’en suis arrivé là, les chemins non empruntés, les potentiels abandonnés en chemin et non réalisés.
Armes and Sleepers : bien joué, c’est vraisemblablement ça, tu as été plus perspicace ou plus opiniâtre que moi, merci.
J’ai lu cette bande-dessinée à sa sortie.
Je me souviens avoir été intrigué par son parti-pris formel sans toutefois être particulièrement convaincu par le propos qu’elle développe.
Pas lu la suite.
Il m’a fallu du temps pour découvrir le thème du récit. Au départ, je n’en percevais pas la structure globale. Ce n’est qu’en repassant en revue des passages et en prenant des notes pour ce commentaire que j’ai pris conscience de l’idée directrice : la nécessité de changer, de basculer dans une vie d’adulte en renonçant à sa vie d’étudiant, et cette sensation d’amertume qui perdure chez les personnages, entre renoncements subis et espoirs déçus.
Le récit se termine avec le deuxième tome. Il est possible qu’il fasse l’objet d’un article sur le présent site.
Merci pour cette découverte.
A la lecture, je me demande si les différents chapitres ne sont pas à l’image de ce décor qui se complexifie à chaque fois que l’on ouvre une porte, une extension du monde imaginé par l’auteur.
Comme tu l’évoques, le parti-pris me rappelle les RPG US comme les Fall out et Baldur’s gate des origines. Ce qui met du coup le lecteur dans un rôle d’observateur devant identifier les éléments importants, mais aussi dans celui d’un spectateur éloigné des personnages.
Malheureusement pour moi, je crains d’être rebuté par le style pour une raison toute bête : une vue qui baisse, risquant de rendre frustrant la lecture de ces pages si détaillées…
Ce qui met du coup le lecteur dans un rôle d’observateur devant identifier les éléments importants : c’est exactement ce que j’ai ressenti, et ce qu’évoque zen arcade. D’un côté, c’est déstabilisant de ne pas être plus guidé vers le fil directeur ; de l’autre côté, celui induit une lecture plus impliquée, plus participative et interprétative.
J’avais conservé à l’esprit cette notion de physique, mise à profit par Dave McKean & Neil Gamain :le ratio signal / bruit dans une transmission, leur BD Signal to noise. Cela fait apparaître la part interprétative du lecteur dans s aperception de l’œuvre, processus qui échappe au contrôle des auteurs, qui rend singulière et différente chaque lecture en fonction de celui qui lit.
babelio.com/livres/Gaiman-Signal–Bruit/342679/critiques/684839
Ça a l’air drôlement balaise, comme boulot de mise en page ! Le sujet n’a, à priori, rien de particulièrement passionnant ni original mais, rien qu’à voir ces planches, je suis assez impressionné par le niveau de réflexion structurée que ça implique…
Bien sûr, la virtuosité de cette remarquable mise en image pâlit en comparaison de la dissection explicative magistrale que tu en fais ! Ça aussi, c’est un sacré boulot ! C’est dingue, cette puissance d’observation et d’analytique.
Bon, si ça me passe par les mains, j’essayerais volontiers.
Merci pour le petit mot gentil. C’est toujours plus facile de rédiger un commentaire quand l’œuvre commentée est balaise.
Ce n’est rédigeant mon commentaire, après prise de notes et relecture de nombreux passages, que j’ai fini par comprendre ce que j’avais lu. 🙂
Au départ, la forme capte l’attention du lecteur, et petit à petit le fond le transporte.
Merci pour la présentation Présence, ça fait quelques temps que je tourne autour de cette bd, si ce n’est qu’un diptyque cela pourrait faire un joli cadeau de noël… Mais bon, la place manque chez moi… En tout cas j’aime beaucoup le principe graphique et je suis certain que c’est très agréable à lire.
Les titres que tu cites ont l’air d’être beaucoup de metal (Mastodon et Cult of Luna pour sûr), c’est un peu étonnant mais sympa.
Voici une interview de Philippe Ory qui date déjà de 2019 mais elle reste intéressante : comixtrip.fr/dossiers/philippe-ory-coloriste-nicoby-bouzard/
La BO : super. Je dois toujours écouter ses albums à lui.
Sur moi, le principe de la partie graphique a inconsciemment activé un plaisir ludique associé à de vieux souvenirs de jeux vidéo avec un principe de cases qui se dévoilent progressivement, ce qui par automatisme rehausse le plaisir de lecture.
Des titres Metal : en allant chercher une classification qui en vaut bien une autre
– Mastodon : Metal et plus (Progressive metal, sludge, stoner metal, alternative metal)
– Cult of Luna : post-metal, sludge metal
– Sonic Youth : Noise rock, alternative rock, experimental rock, indie rock, post-punk, no wave
– Concrete Castle : Alternative rock, pop rock, indie pop, indie rock, pop punk
– And so I watch you from afar : Post-rockexperimental rock, progressive rock, math rock, art rock
– Arms and sleepers : ambient, trip hop
Bon, je fais le malin mais je n’ai écouté que Mastodon, et je n’ai jamais tenu à l’écoute d’un morceau entier de Sonic Youth. Je ne connaissais pas les autres.
Le jeu vidéo, assurément. Ca fait même un peu penser aux SIMS. Merci pour les précisions rockeenes, je ne connais que Mastodon, Sonic Youth et Cult of Luna, mais peu. Le dernier Cult of Luna, The Long Road North sorti en 2022, que j’ai écouté plusieurs fois, est vraiment bien :
youtube.com/watch?v=p3pVnYSMX0k
Je vais écouter les autres titres pour sûr, en commençant par celui dégoté par JP.
Quant au titre de Sonic Youth, il pourrait te plaire, Présence. J’avais écrit une chronique à l’époque, sur la zone, sur l’album dont il est issu :
Réaction d’une ville souterraine attaquée
Avis laissé en France le 6 décembre 2011
Il faut que je range mes disques. C’est la bonne période : il fait froid, il pleut, il neige, il gèle, personne n’a envie de sortir, il fait nuit tout le temps, y a plein de lumières agressives. Ca me permettra de regarder l’important en face, de nous retrouver, eux en tas (je n’ai plus de cartons) et moi essayant de les caser. Et puis c’est l’heure des bilans, or celui-là, je ne l’ai pas fait depuis longtemps, même si je le connais et l’appréhende : que du classique. C’est aussi l’heure du changement, autant chambouler l’ordre alphabétique et séparer les torchons des serpillères, ô fière audace, je vais te faire descendre de ton piédestal. Je vais faire un classement subjectif.
Par exemple, lorsque un artiste ou un groupe chéri aligne toutes ses galettes à la maison, je me rends compte que tout n’est pas bon. Sur la fin, souvent – mais pas systématiquement, je déteste les généralités – ça boudine, ça répète, ça baudruche. Et puis tous ces disques très bien qui ne comptent pas dans ma vie, à moi, la mienne, ma vie, mon histoire, alors que ce disque là, unanimement honni, ou ignoré, ou moins bien noté par les spécialistes, l’accessoire, le trivial, lui, il a compté, il compte encore, je dois le bannir aussi ? Le noyer à côté des albums fréquentables – ceux qui parfois ne comptent pas -, le rabaisser ? Il a le droit de parader fièrement, il n’a pas à rougir. Ca, ça va être du classement révolutionnaire.
J’imagine mal séparer mes Sonic Youth. D’abord parce que je suis loin de tous les avoir, et ensuite car je ne les connais que peu. Pourtant je les ai écoutés, et plus d’une fois. Et plus de dix fois. Seulement, lorsque des types pas sexy (quoique Kim Gordon… bref, passons) à tous points de vue, aucune attitude, aucun look, aucun gimmick, arrivent avec une nouvelle grammaire musicale, et bien il faut se déshabiller, se mettre à nu, redevenir vierge. Présenter son humilité sans être humilié, puisque sonique convient, puisque la recherche s’apparente aux serpents du jazz mais dans l’esprit uniquement, et non dans la technique de jeu. Dans l’abandon.
J’aime beaucoup ce Murray Street. Il est court, il n’a que sept titres, il représente bien le groupe : audible et mélodique mais aussi terrifiant et inquiétant. Je l’ai beaucoup écouté, et je ne le connais toujours pas. Je sais juste que lorsqu’il va tourner, il va me plaire, mes oreilles vont fondre, mon esprit vagabonder, les nuisibles vont disparaître. Je ne connais aucune parole mais je suis sûr que quelque part, on peut entendre distinctement Thurston Moore dire combien il se fout de ce que pensent les rock-critics, que ce soient les fans ou les moqueurs ; on peut les voir accueillir l’ami Jim O’Rourke à bras ouverts, on peut sentir les tasses attendant sagement sur les amplis, on peut deviner le nombre de disques qu’ils doivent ranger après l’enregistrement : au moins cent fois plus que chez moi. Ca ne pose pas de problème. Ces cinquantenaires seront éternellement jeunes.
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Sonic Youth, c’est le plus grand groupe de l’histoire du rock.
Voilà, c’est dit. 🙂
Merci pour cette chronique, Jyrille.
Je suis curieux de voir si d’autres habitués du site Bruce Lit relève le défi sur la qualification de plus grand groupe de l’histoire du rock. 😀
Merci de l’avoir lue, Présence !
« si d’autres habitués du site Bruce Lit relève le défi sur la qualification de plus grand groupe de l’histoire du rock »
Pas moi. C’est trop compliqué. Et ça dépend des jours. Une fois ce sera les Beatles, une autre Faith No More, une autre les Stooges, une autre les Pixies etc…
Bonjour Jean.
J’ai eu cet album en main plusieurs fois attiré par le buzz et la couverture. Je n’ai pas sauté le pas, prenant conscience du temps qu’il me faudrait (et que je n’ai actuellement pas/plus) pour m’immerger complètement dans la structure narrative, exigeante.
Et puis pas eu complètement le coup de cœur en feuilletant, bien que je reste persuadé que cela me plairait. A la fois j’ai l’impression vu ta description, que cela risque de ma plaire tout en ayant quand même l’impression d’avoir déjà lu cela des dizaines de fois. Mais ces tranches de vie c’est plutôt ma came.
Le lecteur admire l’élégance avec laquelle l’auteur a su composer sa tapisserie narrative….Une tapisserie remarquable dans son agencement élégant, et dans sa façon d’évoquer cette phase de la vie j’aime beaucoup ta description.
La BO : évidemment, mais j’aurais bien voulu entendre l’un des titres nommant les divers chapitres.
J’étais passé à côté du buzz et de la couverture. C’est mon fils qui a pris le risque de m’offrir une BD, avec un discernement qui lui a permis d’en trouver une que je n’avais pas lue et qui m’a plu. 🙂
Merci pour le petit mot gentil, il est toujours plus facile d’être inspiré quand l’œuvre présente ce niveau de qualité.
Un groupe de punk ? Mais quelle horreur !!! 😱😅
(au passage, pour la BO merci de ne pas avoir choisi l’un des titres de la BD, ç’aurait été une torture pour moi).
Ça a l’air très bien. Le concept est béton. La toile de fond, une évidence maintenant que tu le dis. C’est extrêmement bien vu.
Au départ, je me méfie de ce type de BD ultra-conceptuelle. C’est souvent superchiant. Mais là, ça semble un parti-pris cohérent et honnête par rapport au sujet de l’histoire.
Bon, évidemment, ça va manquer de vampires et de karaté pour attérir aujourd’hui dans ma bibliothèque, mais c’est sûr que ça a vraiment l’air très bien.
Pas de panique : la qualification punk est de mon fait, en y repensant il s’agit peut-être plutôt d’un groupe de type indépendant ou rock alternatif.
Ce n’est pas super chiant, mais ça demande un peu d’investissement pour apprécier comment la forme participe du fond.
Il y a quand même un accident grave de moto. 😀
« Il y a quand même un accident grave de moto »
Aaaaahhhhhh ! 😀
En y réfléchissant, le thème de cette BD me fait penser au film SINGLES de Cameron Crowe, considéré aujourd’hui comme LE film sur l’époque grunge. Il traite également de ce passage entre la jeunesse tardive dont on peut jouir dans nos sociétés occidentales, pleines d’insouciances, de libertés et d’espoir, et la véritable vie d’adulte avec toutes les contraintes, les désillusions, les renoncements et les responsabilités qui vont avec. Une période de jeunesse longue et parfois dorée, mais aussi anxiogène justement parce que l’on sait qu’elle doit échouer sur autre chose de bien plus important, et qu’il n’est pas anodin de devoir quitter avec toutes les conséquences que ça va nous imposer par la suite (regrets, nostalgie, manque, privation de libertés, etc).
Merci Présence de m’avoir fait découvrir cette formidable BD plus impressionnante dans son concept que dans sa lecture fluide et intéressante. CONNEXIONS correspond tout à fait à ce que je cherche : des expérimentations audacieuses mais lisibles.
Hâte de découvrir le deuxième tome.
Je te remercie de m’avoir prêté ce deuxième tome.
Bonjour Présence. La structure formelle de cette bande dessinée me semble très intéressante et je te remercie de nous la faire découvrir. Mais je m’aperçois finalement qu’en matière de bande dessinée « classique » je reste finalement assez enfantin dans mes lectures entre Blake et Mortimer, Bob Morane, Michel Vaillant et autres Astérix ou Blueberry… C’est peut être trop introspectif pour moi sans doute.
Bonjour Sébastien,
cette BD se situe en effet très loin des classiques que tu cites, à la fois formellement, à la fois dans le registre graphique, et à la fois par son histoire de type Tranche de vie chorale.
Je ne l’aurais peut-être pas utilisé le terme Introspectif, parce que les personnages ne sont pas en train de ressasser des questionnements intimes ou nombrilistes ; en revanche cela provoque une réaction d’introspection chez le lecteur.