Polar expérimental (FIRST WAVE PRÉSENTE THE SPIRIT)

The Spirit de David Hine et Moritat

Un article de JB VU VAN

VO : DC Comics

VF : Ankama

Le Spirit face à sa kryptonite : une belle femme
© DC Comics
© Ankama

Cet article portera sur les n° 1 à 17 de la série THE SPIRIT (volume 2 de DC Comics) publiée à partir de 2010 sous le label First Wave et éditée en 3 tomes chez Ankama dans la collection Pulp Heroes pour la version française. Bien que plusieurs auteurs et artistes se soient croisés sur ce titre, THE SPIRIT est principalement écrit par David Hine, illustré par Moritat (pseudonyme de Justin Norman) et mis en couleur par Gabriel Bautista.

First Wave, qu’est-ce que c’est ? Il s’agit d’un label de DC Comics, une bannière sous laquelle sont réunis plusieurs one-shots et séries prenant pour héros des personnages de pulp créés durant les années 30 et 40 tels que Doc Savage, pinacle de l’humanité mais au zozotement gênant lorsqu’il est filmé, The Spirit, justicier urbain créé à l’aube des superhéros, the Avenger de Justice Inc., une sorte de mercenaire au visage malléable. Si DC possédait déjà les droits de publications pour The Spirit qui a eu droit à une série initiée par Darwyn Cooke dès 2007, la maison d’édition acquiert ceux de Doc Savage en 2009 et crée pour ces personnages un univers à part entière, First Wave, où ils croisent occasionnellement le Batman des débuts, c’est-à-dire sans Robin mais avec des armes à feu !

Le Spirit, en quelques cases…
© DC Comics

Denny Colt, un flic laissé pour mort, a pris l’identité du Spirit, le défenseur de Central City. Bien que la ville soit sous le joug de plusieurs gangs, tous rendent des comptes à Octopus, le caïd du crime. Mais le Spirit finit par se montrer trop gênant. L’organisation d’Octopus fait alors appel à un assassin international, Angel Smerti. Et malheureusement pour le Spirit, ce tueur-à-gage joue sur son point faible : Angel Smerti est une belle femme. Mais même si le Spirit échappe à ses balles, une autre menace se profile : Kass, un dealer aux méthodes particulièrement violentes, inonde les rues de Central City d’une drogue mortelle. Et il n’hésite pas à s’en prendre aux alliés du justicier !

Les deux premiers story arcs de la série, tour à tour écrits par Mark Schultz et David Hine, installent le personnage et son entourage. Comme la série lancée par Darwyn Cooke, le Spirit version 2010 joue sur les anachronismes. L’ambiance, les vêtements évoquent la prohibition, mais les personnages utilisent des technologies modernes comme les téléphones portables. Après une première apparition dans FIRST WAVE, on retrouve également l’acolyte du Spirit, Ebony White, réimaginé en personnage féminin. Si vous êtes tenté de hurler au scandale, au wokisme ou je ne sais quoi, je vous invite à regarder à quoi ressemblait le personnage d’origine. Pas sûr que vous revendiquiez encore le retour aux sources… Ebony White sort de son rôle de sidekick pour devenir un personnage indépendant, qui a son propre réseau et a surtout besoin du Spirit comme muscle.

Octopus sauce Lovecraft
© DC Comics

Toujours dans les personnages classiques, David Hine réintroduit Octopus. Dans les comics classiques, il s’agit d’un antagoniste dont on ne voit jamais le visage, seulement les mains gantées. Une mystique mise à mal par le film de Frank Miller, où Octopus, interprété par Samuel L. Jackson, était très visible et en faisait des caisses. Ici, Hine donne une portée horrifique au personnage, qui n’est “présent” que dans une scène terrifiante. Le personnage devient pratiquement une créature lovecraftienne : sa vision seule rend fou un personnage, et ce qu’il en dit laisse entendre que le personnage n’est pas humain (les tentacules de son sigle sont-ils uniquement symboliques ?).

Restent également les Dolan père et fille. Le Commissaire Dolan est loin d’être un chevalier blanc. Le Commissaire Dolan maintient une paix fragile avec la pègre, l’alternative étant une guerre ouverte qui dévasterait la ville. Dolan résout ce dilemme moral en aidant le Spirit en sous-main. Sa fille Ellen est une activiste sociale, prête à prendre fait et cause pour les démunis, ce qui l’amène régulièrement à fustiger son père pour sa passivité. Mais elle sert également de déclencheur : lorsqu’elle est menacée directement ou indirectement, le Commissaire n’hésite pas à ameuter toutes les forces de police pour la protéger.

Il a neigé sur Central City
© DC Comics

Les auteurs ne vont cependant pas faire revenir les différentes femmes fatales traditionnelles du Spirit, comme Plâtre-de-Paris, P’Gell ou Sand Saref. Dans les nouveaux personnages amenés par Mark Schultz dans le premier arc, on notera un trio de fillettes qui servent de chœur grec résumant l’histoire et d’informatrices pour le Spirit. Ulysses Ovsack est le porte-parole d’Octopus auprès de ses hommes, et l’antagoniste direct des héros.

La série commence comme un titre orienté polar, mais Hine tente de varier les tons. Le second arc porte sur le conflit entre le Spirit et un dealer écoulant une drogue mortelle, mais l’affrontement entre le héros et des dizaines de gangsters vire au combat psychédélique du point de vue d’une Ebony droguée de force, évoquant furieusement SIN CITY: L’ENFER EN RETOUR. La troisième arche narrative voit les préparatifs d’une guerre des gangs provoquée par une amourette interdite de Roméo et Juliette de familles rivales. Une quatrième histoire en plusieurs parties montre l’arrivée d’un nouveau cartel qui se livre au trafic d’êtres humains, mais propose également un savant fou et une conclusion évoquant les récits d’horreur d’EC Comics !

Course poursuite psychédélique
© DC Comics

Ce changement de ton par David Hine, pourtant porté sur les ambiances noires, ne se fait pas sans sacrifice. Les informatrices en culottes courtes du Spirit ? Envolées après le premier volume, elles n’apparaissent guère qu’en arrière plan par la suite. Même Ebony, pourtant un allié classique important du Spirit, disparaît après le second tome de la série. Les lecteurs qui auront apprécié le ton urbain et assez sérieux du premier volume VF risquent ainsi d’être déçu ou, à tout le moins, déstabilisés par cette réorientation !

Mais la série se rapproche ainsi davantage du ton traditionnel de THE SPIRIT. Will Eisner envisageait son personnage comme un protagoniste prétexte, utilisé soit pour mettre en avant des causes sociales ou d’autres personnages intéressants, soit pour favoriser la créativité visuelle et narrative. Par exemple, l’une des histoires les plus réédités est “10 minutes”, qui suit les dernières minutes d’un truand, qui finit sous les roues d’un métro. Le Spirit n’y apparaît que dans les dernières pages. Cette série du Spirit va proposer 2 histoires similaires : l’une voit un meurtrier tourmenté par sa propre paranoïa et ses traumatismes d’enfance, l’autre une femme revoyant sa vie alors qu’elle pense avoir tué son grand amour, le Spirit. Des petits bijoux d’imagination qui donnent la parole aux antagonistes d’un numéro, pour lesquels le héros n’est qu’un faire-valoir.

Obsession fatale
© DC Comics

C’est Moritat (alias de l’artiste Justin Norman) qui assure le visuel sur la majeure partie de la série. S’il est très créatif pour les intégrations dans les décors de la mention “THE SPIRIT”, une marque de fabrique du comics imposée par Will Eisner, il reste souvent timide dans la mise en page au début de la série à quelques exceptions (la diffusion d’une mise à prix, une “splash page” éclaboussante), et ses personnages féminins semblent souvent interchangeables. Victor Ibanez, invité pour un numéro dans le 3e volume VF, intègre à la série des pages d’un comics fictif illustré à la manière d’Eisner, et propose une héroïne plus en rondeur, mais toujours attirante pour le héros.

Dans la même idée, l’ultime numéro en couleurs prend pour cadre narratif les notes du Commissaire Dolan dans une enquête dont le Spirit est le suspect principal. Illustrées par John Paul Leon, toutes les pages de cette histoire évitent le traditionnel gaufrier et varient les plaisirs : splash page, photos de scène de crime transformées en cases, page entièrement composée d’onomatopées. À chaque fois, la mention “SPIRIT” s’affiche dans le décor ou la mise en scène de manière stylisée.

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On ne s’entend plus !
© DC Comics

La série VO propose de nombreuses back-up en noir et blanc, composées par des tandems d’auteurs et artistes illustres : Denny O’Neill et Bill Sienkiewicz, Harlan Ellison et Kyle Baker, Azzarello et Risso, Howard Chaykin et Brian Bolland, etc. Ces courtes histoires accentuent encore l’expérimentation graphique : par exemple, Michael Uslan, F.J De Santo et Justiniano proposent une merveille en termes de scène d’action dans “15 minutes de célébrité”. Will Pfeifer et P. Craig Russell rendent un hommage à la fois respectueux et amusé à l’Histoire de l’art en intégrant une analyse des œuvres classiques et modernes à une scène de combat tout en les dupliquant.

Au final, les différents volumes d’Ankama proposent des ambiances variées. Le premier s’adresse aux amateurs de films noirs et d’actions, avec deux récits “grim & gritty” qui devraient plaire aux amateurs d’histoires premier degré. Malgré le changement d’auteur entre ces deux histoires, l’utilisation des personnages et le ton reste cohérent d’un récit à l’autre. Le second volume est déjà plus léger : automates d’apparence humaine, cafards et trésor caché, et un héros plus détaché et goguenard, tout en maintenant une unité graphique. Le dernier tome varie auteurs et artistes, et met en valeur l’expérimentation visuelle et récits courts.

L’art moderne séquentiel
© DC Comics


BO du jour :

3 comments

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonjour JB.

    Je ne connaissais pas ce volume du SPIRIT. Le fait que David Hine y soit associé me donne très envie surtout pour l’histoire illustrée par feu John Paul Leon.

    Que donnent les anachronismes ? Est ce dérageant ou bien une modernisation bien vue et de bonne facture ?

    Je trouve que sur les planches proposées Moritat n’est pas forcément à son avantage, comme si il avait du mal à se fondre dans l’univers et les codes graphiques du Spirit ?

    La VF ne propose pas les back up ?

    Bon choix de BO.

    • JB  

      Dans l’ordre :
      Les anachronismes ne sont pas particulièrement dérangeants, il faut simplement suspendre son incrédulité suffisamment pour accepter la coexistences de speakeasies et de téléphone portable. Sinon, la technologie ou son absence sont juste des outils scénaristiques.
      Je suis d’accord sur Moritat, il reste à mon sens trop transparent pour cette série, et est éclipsé par des back-ups plus créatives.
      Pour les back-ups, elles sont toutes rassemblées dans le 3e volume.

      • JB  

        PS : merci pour ta lecture !

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