Pion, béret, katana (SHIBUMI)

Shibumi le roman et la BD

Un article du lecteur zen de FLETCHER ARROWSMITH

Roman : Gallmeister

BD : Les Arènes BD

Cet article portera sur SHIBUMI, un roman de Trevanian et son adaptation en bande dessinée par Pat Perna et Jean-Baptiste Hostache.
Je dédie ces lignes à mes beaux-parents, enterrés en Pays basque.

Shibumi, un roman culte de Trevanian
©Gallmeister

Shibumi commence à l’aéroport de Rome où une fusillade éclate. Très vite les services secrets américains organisateurs de cet attentat pour le compte de la Mother Company, comprennent que rien ne s’est déroulé comme prévu. En effet, Hannah Stern, une plantureuse jeune femme, a réussi à échapper au massacre. Faisant partie d’un commando Israélien chargé de traquer les terroristes de Septembre Noir responsable de la prise d’otage sanglante des JO de Munich de 1972, elle s’en va trouver refuge dans les montagnes du Pays basque, demander l’aide de Nicholaï Hel, un mystérieux assassin, adepte du jeu de Go et de la philosophie du Shibumi.

Au début fût le verbe. Avant d’être une magnifique bande dessinée, SHIBUMI est un roman de Trevanian (1931 – 2005). Comment vous ne savez pas qui c’est ? C’est que vous êtes comme 99% de la planète ! Il y a un mystère Trevanian. Les photos de l’homme de lettres sont aussi rares que les compliments de Bruce à propos de Grant Morrison ou de l’occurrence de trouver un album de Queen dans sa casa.

Trevanian en Pays basque
©LA république des Pyrénées

Trevanian a cultivé le culte du secret sur une œuvre qui comporte entre autres une dizaine d’ouvrages connue et publiée. Il se plaisait à envoyer des imposteurs lors de rencontres littéraires. Il a écrit sous de nombreux pseudonymes comme Nicholas Seare ou Beñat Le Cagot, son style s’adaptant au nom de plume choisi.

De même il n’hésitait pas à utiliser à donner vie à ces derniers dans ses romans, comme pour mieux brouiller les pistes.  L’ambition annoncée de Trevanian était d’aborder les grands genres de la littérature (western, sentimental, espionnage, policier, autobiographie, nouvelles …) en y apportant sa touche personnelle, c’est-à-dire des nuances de pastiche. Ainsi dans LA SANCTION (THE EIGER SANCTION) l’agent secret parodiant James Bond souhaite se faire payer en œuvre d’art, quitte à passer lui-même pour un trafiquant.

On a beaucoup jasé sur l’identité de Trevanian né Rodney William Whitaker. On sait qu’il est américain, professeur, metteur en scène, marine, peut-être même ex-agent secret, vivant dans diverses régions des États Unis, en Angleterre, au Japon et plus étonnant au Pays basque (dont il tirera un superbe roman, L’ÉTÉ DE KATYA). C’est d’ailleurs la somme de ces influences qui construisent son roman le plus célèbre, SHIBUMI, succès critique et public publié en 1979.

Shibumi n’est pas Unagi, Nicholas Hël n’étant nullement ami avec Ross Gayler.

Trevanian a déjà fait l’objet d’une adaptation, à savoir LA SANCTION), réalisée et interprétée par Clint Eastwood en 1975. Peu satisfait l’écrivain, fidèle à lui-même, règlera ses comptes dans SHIBUMI, dans son style si particulier avec une note de bas de page « … Dans un ouvrage plus ancien, l’auteur décrivait une dangereuse ascension en montagne. Au cours du tournage d’un film – insipide- tiré du roman, un jeune montagnard trouva la mort… ». Le ton est donné.

Le roman

La vie comme un jeu de go
©Les Arène bd

Long de près de 600 pages, SHIBUMI est découpé en 6 parties, chacune comportant des chapitres nommés selon le lieu de l’action, correspondant à des stratégies dans le jeu de Go, inspiration de la philosophie de vie de Nicholaï Hel.

Une des forces du roman réside dans la fascination que l’on va avoir pour le personnage de Nicholaï Hel. Trevanian prend son temps, mais arrive à nous décrire les origines et la vie extraordinaire de ce tueur, pas comme les autres. Caucasien ayant passé des longues années dans l’Asie de l’entre deux guerre, puis apatride, il nous est présenté comme le tueur parfait. Il possède une aura exceptionnelle et surtout des convictions et une humilité sans égale acquise dans sa maitrise du jeu de Go. Sa compréhension de l’échiquier mondiale rayonne dès qu’il entre en jeu malgré des zones d’ombre et des conflits moraux qui viennent parfois remettre en cause ses convictions.

Shibumi est compréhension plus que connaissance
©Gallmeister

SHIBUMI propose une vision du conflit israélo-palestinien, et notamment le rôle des Etats Unis qui tente de tirer les ficelles d’un monde dont les cartes ont été rebattues avec le choc pétrolier de 1973 et l’émergence des pays de l’OPEP. L’auteur ridiculise les intrigants même si la fable aura un goût d’amertume lors du dénouement.

Le destin des personnages va suivre des trajectoires étonnantes, le lecteur prenant fait et cause pour le tueur de ses dames, où plutôt de sa dame. L’écriture, dense mais soutenue donne une copie cynique et acerbe renforcée d’un humour noir et parfois décalé comme dans les interventions de Beñat Le Cagot. Trevanian n’hésite pas à forcer le trait des différentes cultures rencontrées. Français, Anglais, Américain, Chinois, Basques (aux coutumes hors du temps mais au charme indéniable), Japonais, Israélien, Arabes, tout le monde en prend pour son grade.

Racisme et préjugé ordinaire, religion, sexisme, manipulation, torture, mais aussi amour, compassion, amitié, honneur, combativité et humilité, le roman est riche, et on n’hésite à pas à suivre les protagonistes dans une partie de Go mondialisée, de Tokyo jusqu’en dans des explorations spéléologiques décrites sur une cinquantaine de pages. Comme chez John Le Carré, peu d’action mais la qualité de l’écriture, jouant volontairement à la limite des stéréotypes fait le reste. Trevanian applique le Shibumi, la plume remplaçant le katana.

Une couverture choc.
©Les Arène bd

LA BD

44 ans plus tard, SHIBUMI a le droit à une nouvelle vie. Et c’est sous la forme d’une bande dessinée, conçue par des Français, Pat Perna au scénario et Jean-Baptiste Hostache pour les dessins, que le chef d’œuvre de Trevanian renaisse.

Contrairement au roman, l’adaptation est découpée en trois grandes parties, la Mother Company puis Etchebar en enfin Tsuru no Sugomori. Les auteurs démontrent ainsi leur compréhension du roman en portant une attention particulière sur des thèmes majeurs tout en s’éloignant de l’œuvre original. C’est cela adapter : trahir, comprendre, extraire la substantifique moelle, et faire des choix.

Téléphone contre katana
©Les Arène bd

A roman culte, adaptation d’exception, où les éditions Arenes BD ont mis les petits plats dans les grands. Plus de 200 pages de BD dans une grand format avec couverture cartonnée et tranche toilée noire du plus belle effet, une introduction pour comprendre le contexte politique de l’époque, des citations sur des dessins de Jean-Baptiste Hostache et enfin un dossier sur les mystères Trevanian.

Le ton est donné dès la couverture représentant Nicholaï Hel essuyant le sang d’un katana sur la bannière étoilée, à la gauche d’idéogrammes présent sur la tranche en toile. Tout semble dit ou du moins suggéré dans une histoire qui ne va épargner personne, surtout pas les puissants qui œuvrent dans l’ombre.

Tous les moments importants du livre sont bien présents, la bd ne prenant pas de liberté avec l’histoire. Mais il était intéressant de voir comment Pat Perna Jean-Baptiste Hostache allaient réussir à retranscrire le ton si particulier du roman.  

Beautés fatales
©Les Arène bd

Pari réussi sur toute la ligne. La BD est aussi dense que le livre, laissant la place à de nombreuses planches où des dialogues enlevées se dégustent savoureusement dans des paysages et décors très marqués des lieux évoqués. L’aspect géopolitique se révèle passionnant à travers une critique assez violente et on se marre plus d’une fois devant l’agitation de la Mother Company qui rappelle une certaine World Company des Guignols de l’info. C’est drôle et incisif notamment les passages en Pays basque qu’il ne faut surtout pas prendre au premier degré. Mis en image les philosophies orientales, mode de vie de Nicholaï Hel nous font voyager en Asie avec un fond historique intéressant. L’ensemble propose un subtil équilibre entre une période volontairement datée (1945-1974 et l’iconographie des années 70) tout en étant très moderne dans l’approche notamment avec une colorisation subtile et jamais tape à l’œil. On ne s’ennuie jamais avec une certaine fascination au fur et à mesure qui se développe pour des personnages, tous sans exception, hauts en couleur.

Cette modernité, on la doit aux dessins de Jean-Baptiste Hostache, croquant des personnages aux traits anguleux, à la limite de la caricature, gesticulant dans un environnement qui rappelle QUAI D’ORSAY par Blain. En opposition, le dessinateur propose des personnages féminins aux formes attirantes, sexy, avec ce qu’il faut de mystère ou de naïveté pour que nous tombions sous leur charme. Enfin, la représentation sino-européenne de Nicholaï Hel, tombe comme une évidence.

Roman ou BD, ne passez pas à côté de SHUBUMI, œuvre complexe et passionnante. Pour mesurer l’impact qu’a eu cette adaptation en bande dessinée sur moi, sachez qu’à la suite de sa lecture, j’ai dévoré en quelques mois à peine l’ensemble de l’œuvre publié en France de Trevanian. D’ailleurs les éditions Gallmeister viennent enfin de sortir début 2024, NUIT TORRIDE EN VILLE, un recueil de nouvelles inédites de ce côté de l’Atlantique, qui m’a régalé cet été.

Beautés fatales
©Les Arène bd


Shurik’n – Samouraï

14 comments

  • JP Nguyen  

    Parmi les références citées, je ne connaissais que très vaguement LA SANCTION de Eastwood, et encore je ne me rappelais pas qu’il y avait de l’alpinisme.
    Pour la BD, le trait me rappelle un tout petit peu celui de Brüno dans TYLER CROSS.
    Petit chipotage, telle qu’elle est dessinée, Hannah ne m’apparait pas vraiment comme plantureuse. Sa corpulence semble « normale ».
    Le dernier scan avec les deux vieilles commères qui écrivent un destin misérable à une jeune fille tout juste aperçue dans la rue est d’un humour un peu acide…
    Ton article donne envie d’en savoir plus sur Trevanian et son œuvre. Je pense que je vais tenter d’emprunter la BD en médiathèque (le catalogue en ligne me dit qu’ils l’ont).

    • Fletcher Arrowsmith  

      Bonjour JP.

      Merci de m’avoir lu. Tu trouveras sur le net d’autres scans, qui devraient être plus « plantureux ».

      Le dernier scan est en effet savoureux, d’un humour noir en fait.

      Je pense que tu ne seras pas déçu de ta future lecture, du moins j’espère, bd et … roman.

  • JP Nguyen  

    Et sinon, c’est quoi les règles du Shibumi ?
    Le béret recouvre le pion
    Le katana coupe le béret
    Le pion résiste au katana ?

    • Fletcher Arrowsmith  

      Tu as parfaitement compris l’esprit du titre 😉

  • JB  

    Merci pour cette double découverte. Je ne connaissais pas cet auteur (et je ne pense pas avoir vu l’adaptation par Clint de son roman), ces deux histoires (La sanction et Shibumi) semblent avoir des thèmes proches, notamment avec un personnage d’assassin « Homme du monde », cultivé et intellectuel.
    Les scans montrent de grandes variations de ton, sérieux, comique, satirique, spirituel. A tester si je mets la main dessus.
    PS : si le sous-titre « Beautés fatales » était voulu pour le dernier scan, j’adore ^^ Sinon, meilleur incident de copier-coller jamais-vu 🙂

    • Fletcher Arrowsmith  

      Hello JB

      Les romans de Trevanian font, en effet appel à des personnages assez érudits, tout comme l’auteur. Cela transparait dans son écriture et ses références. Mais je n’ai jamais ressenti de gène, cette impression pédante d’être largué car trop intello.

      Pour le dernier sous-titre, je laisse le mystère plané….

      La BD, encore plus que le roman, car c’est très bien imagé, voire caricaturé, laisse place à des variations de ton. C’est une des marques de l’auteur, de tordre un genre même si il ne s’en éloigne jamais.

  • Jyrille  

    Merci pour ma culture Fletcher, doublement cette fois-ci, roman et bd. Oui il est facile de se laisser tenter par un chi fou mi, ici. Je n’avais jamais entendu parler de Trevanian, ni de ses oeuvres. J’ai un vague souvenir de film appelé LA SANCTION mais il faudrait que je le voie (ou revoie, va savoir). Par contre je suis certain de n’avoir jamais lu de John Le Carré, même si j’ai dû voir un ou deux films adaptés de ses oeuvres (à vérifier).

    Tu restes cela dit très vague et donne envie d’essayer l’un ou l’autre ou les deux. Je note donc dans un coin.

    La BO : je crois bien avoir tenté ce premier album de Shurik’n il y a longtemps. Mais je dois retester, il est considéré comme un classique et souvent comme meilleur que les IAM. Or j’ai toujours été plus NTM. Ce titre, super connu, me rappelle fatalement DEMAIN C’EST LOIN. J’aime beaucoup.

    • Fletcher Arrowsmith  

      Bonjour Cyrill.

      Le but est de vous faire découvrir l’oeuvre de Trevanian et aussi cette magnifique adaptation en bd. Le côté cinématographique ne m’intéresse pas dans cet article et en effet l’adaptation de Clint Eastwood se révèle fade quand on la compare au roman.

      Je me suis plongé avec délectation dans les romans autant que dans la BD (déjà lu 3 fois depuis qu’on me l’a offerte).

  • Présence  

    J’avais vu passer la couverture de la BD et je la trouve très réussie… mais perdu dans le flot incessant des parutions, je l’avais laissé passer. Merci pour cet article si exhaustif.

    N’étant pas familier du terme Shibumi (ou Shibui, pas sûr d’avoir compris la nuance), je suis allé consulter wikipedia, extrait :

    Sibui : la sensation subjective produite par la beauté simple, subtile, et discrète. À l’instar d’autres termes du vocabulaire affecté au domaine esthétique, shibui peut s’appliquer à un vaste éventail de sensations, et non exclusivement à l’art ou à la mode.

    La présentation du romancier Trevanian (Rodney William Whitaker) et de son œuvre sont passionnantes, car je fais partie des 99%.

    Alors que par principe je ne suis pas client des adaptations en BD, ton article est en train de me faire changer d’avis.

    • Fletcher Arrowsmith  

      Salut Jean.

      rejoins les 1%, tu ne le regretteras pas.

      Je pensais qu’une si belle couverture t’aurais persuadé de sauter le pas.

  • Bruce Lit  

    Merci Fletch.
    A ma grande honte, je n’ai jamais entendu parler de cet auteur ni de ce livre. Je vais me procurer la BD.
    Je regarde en ce moment la série coréenne THE GLORY qui a pour thématique la vengeance à base de jeu de go. C’est incroyable cette synchronicité. Il s’agit de détruire les fondations chez l’autre.
    Merci pour cette découverte ; article synthétique et fluide comme je les aime.

    • Fletcher Arrowsmith  

      Bonsoir Bruce

      Content que l’article t’ait plu. Je ne connais pas THE GLORY. J’y jetterais un coup d’oeil à l’occasion.

  • Fusain  

    Bonjour Fletcher,
    Auteur cultivant son mystère et roman culte. Tu leur rends un bel hommage en invitant à les (re)découvrir.
    L’ adaptation est très bonne et le dessin et le découpage du dessinateur Jean-Baptiste Eustache sont excellents, Il y a du Blain (et du Brüno) comme JP et toi le soulignez.
    Il a illustré deux pavés dont le dernier vient de paraître sur l’histoire de la littérature américaine aux Arénes cette année.
    Ça vaut probablement le coup de tenter la lecture pour voir si il est aussi doué pour donner du rythme à une anthologie chronologique.
    La BO: un classique avec le flow du plus martial des phocéens.

    • Fletcher Arrowsmith  

      Bonsoir Fusain.

      Merci pour ce retour.

      J’ai failli prendre le premier tome de l’histoire de la littérature américaine pas plus tard qu’il y a 15j. Mais j’avais un peu trop de livre/bd (dont du Sempé, du Hellboy et du Blue Giant Explorer) en mains.

      Tu as lu Trevanian ? Son recueil de nouvelle est formidable

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