Queen & Country par Greg Rucka et Collectif
AUTEUR : JP NGUYEN
VO : Oni Press
VF : Akileos
Cet article vous propose de découvrir la série Queen & Country, série terminée en 32 épisodes parus entre 2001 et 2007.
En huit arcs narratifs et autant d’opérations, le scénariste Greg Rucka y explore le monde des services secrets, dans une approche réaliste, à mille lieux des clichés James Bondiens. Chaque arc est illustré par un dessinateur différent, toujours en noir et blanc.
Les 8 arcs ont été édités en TPB puis recompilés en 4 volumes dans une « Definitive Edition ».
Queen and Country est centrée sur Tara Chace, agent du Special Intelligence Service (SIS), services secrets britanniques (également communément désignés comme MI6). Chace appartient à la section des opérations spéciales, elle travaille sous les ordres de Paul Crocker, le Directeur des Opérations, et débute la série dans le rôle de « Minder Two » (Vigie 2). Les Minders sont les agents de terrain de la section, toujours au nombre de 3. Le Minder 1 est Tom Wallace, un agent plus expérimenté que Chace. Le poste de Minder 3 est au départ occupé par Ed Kittering mais connaîtra pas mal de changements, sachant qu’il n’y a que trois façons de quitter les opérations spéciales : être promu, démissionner ou mourir.
Pour en revenir à Chace, c’est une jolie blonde, très intelligente, entraînée au maniement des armes et au combat à mains nue, elle parle couramment quatre langues et a mené avec succès des opérations de renseignement, d’exfiltration ou d’assassinat. Ne dédaignant ni le tabac ni l’alcool; elle fait parfois penser à la Jenny Sparks de Warren Ellis dans Authority. Mais Chace n’a pas de pouvoirs surhumains et les épreuves qu’elle va traverser vont la marquer durement.
Dans Operation : Broken Ground, le premier arc de la série, Tara exécute au Kosovo un ex-général Russe reconverti dans le trafic d’armes et traverse les lignes ennemies en étant blessée. Mais la mafia russe est revancharde, et vient réclamer la tête de Tara jusque sur le sol brittanique… Devant se plier à la législation britannique interdisant aux agents l’usage d’armes à feux sur leur propre sol, Tara et ses coéquipiers doivent sauver leur peau en usant d’armes factices et de tout leur sang froid. Mais la victoire est un peu amère pour Chace et les siens, car les Russes survivants se voient offrir un accord d’extradition contrariant ainsi le souhait de Paul Crocker de leur infliger une sanction plus définitive.
Dès ces 4 premiers épisodes, le ton est donné : Greg Rucka adopte une démarche naturaliste et cherche à s’ancrer dans le réel. Il n’y a pas de complot mondial à déjouer ni de grand méchant farfelu à combattre à coups de gadgets improbables.
Mais le monde de Queen and Country n’en est pas moins dangereux, plein de luttes intestines au sein des services secrets et marquée par un fort sentiment de précarité : la vie d’un Minder semble pouvoir facilement être sacrifiée sur l’autel de la Realpolitik.
Dans la préface du premier TPB, Warren Ellis établit une parenté entre Q&C et « The Sandbaggers« , une série télévisée britannique d’espionnage datant de la fin des années 70, au ton assez similaire et que Rucka lui-même reconnaît comme influence. Ellis pointe aussi que la période à laquelle se déroule Q&C est sans doute plus trouble encore : la guerre froide, avec ses deux blocs assez clairement identifiés, a laissé place à une multitude de conflits de moindre échelle, dans un monde multipolaire.
Dans Operation : Morningstar, Tara Chace est écartée du terrain pour passer une évaluation psychologique. Son travail d’investigation sur les dossiers de renseignements fournira toutefois une aide précieuse à ses deux coéquipiers, Tom et Ed, envoyés dans une mission de sauvetage en Afghanistan.
L’opération suivante, « Crystal Ball« , fait voyager les Minders (Le Caire, Sarajevo, Bagdad, Rome, Osaka) pour déjouer un projet d’attentat visant l’équipe de football d’Angleterre.
« Blackwall » envoie ensuite Tara à Paris, pour mettre fin à un chantage sur un influent sujet de sa majesté, exercé par un groupe industriel français, dans le cadre d’un important appel d’offres (dans cet arc, certaines phrases sont « en français dans le texte » et elles sont presque sans faute, preuve supplémentaire du sérieux du scénariste).
« Storm Front » voit mourir deux Minders coup sur coup et Tara s’engager sur une voie très sombre, recourant à la menace de meurtre sur l’épouse d’un Inspecteur de police géorgien pour faire libérer le fils d’un ancien contact de Paul Crocker.
L’opération Dandelion se déroule en pleines turbulences alors que le SIS recherche une recrue pour remplacer le Minder 3 et que Paul Crocker doit nouer de nouvelles alliances suite au changement de son supérieur direct.
Avec, « Saddlebags » Tara est promue au rang de Minder 1, suite au départ de Tom Wallace et essuyer un gros revers pour sa première mission en tant que leader de terrain.
Dans « Red Panda« , Tara part en Irak pour éliminer un bureaucrate corrompu mais se retrouve capturée et menacée d’exécution…
Même si l’action est présente dans tous ces récits, Greg Rucka fait surtout la part belle à la géopolitique, brossant un portrait trouble et contrasté du monde moderne, où les Minders naviguent constamment dans la zone grise, loin des schémas manichéens. Le SIS apparaît comme une machine dévorant ses agents, le travail finissant par occuper toute leur existence. Pour le coup, le patriotisme évoqué par le titre de la série, où les agents mettent leur vie en jeu « for Queen and Country » est montré sous un jour assez critique. Car en retour, les grands pontes des services secrets peuvent choisir de sacrifier un agent au nom de la raison d’Etat. Loin de la figure du super-agent qui sauve le monde, les Minders se débattent pour rester en vie et donner un sens à leur vie, dans un monde qui en semble dépourvu.
Au fil de la série, on voit évoluer Tara Chace, soumise à des tensions extrêmes, confrontée à des dilemmes moraux et à la perte d’êtres chers. Malgré son haut niveau de compétence, l’agent n’est pas infaillible. Ses faiblesses l’humanisent et permettent au lecteur de se sentir proche d’elle. On partage son stress post-traumatique, ses peurs, ses doutes, ses amours déçues, sa relation compliquée avec sa mère, ses engueulades avec son chef, Paul Crocker. Ce dernier est d’ailleurs l’autre personnage le plus exploré dans la série. Pouvant paraître froid, sec et irascible, il est tout entier dédié à sa mission (au détriment de sa vie familiale) mais également d’une grande loyauté envers ses agents, cultivant toutefois une certaine ambigüité. Il est prêt à les plonger dans les situations les plus périlleuses mais fera tout pour les récupérer vivants ou venger leur perte. Il est en cela bien plus sympathique que les autres supérieurs hiérarchiques de l’agence qui adoptent une position plus cynique et sont prêts à sacrifier des pions pour remplir leurs objectifs ou servir leurs intérêts personnels.
Même s’ils moins développés, les personnages secondaires (les Minders, la secrétaire, l’agent de liaison de la CIA, les opérateurs de communication…) ne sont pas pour autant négligés. Leurs réactions et leurs dialogues sonnent souvent très juste, contribuant à densifier la trame de l’univers de Q&C.
Malgré le changement de dessinateur pour chaque arc, les personnages sont aisément identifiables, et cela est autant dû à la capacité de Greg Rucka de donner une voix chacun d’eux qu’à celles des dessinateurs de respecter leurs traits caractéristiques, établis dans l’arc initial.
On peut séparer les artistes ayant œuvré sur Q&C en deux groupes. Ceux comme Steve Rolston, Brian Hurtt, Mike Hawthorne et Mike Norton qui adoptent un trait générique un peu « cartoony », permettant une certaine continuité graphique, et ceux comme Leandro Fernandez, Jason Alexander, Carla Speed Mc Neil et Chris Samnee dont la patte est plus marquée. Etant un grand amateur d’aplats noirs, j’ai un faible pour les prestations de Fernandez, sur « Crystal Ball » et de Samnee sur « Red Panda« . Mais quels que soient vos goûts, les illustrateurs de Q&C assurent suffisamment au niveau du découpage et de la narration pour que le dessin ne soit jamais un frein à l’immersion dans l’histoire.
Q&C a eu droit à un spin-off : Declassified, pour des opérations se déroulant dans le passé et braquant le projecteur sur d’autres Minders : Paul Crocker (avant qu’il accède à son poste de Directeur), Tom Wallace et Nick Poole (l’histoire de ce dernier étant écrite par Anthony Johnston et non par Rucka).
Pour être exhaustif, je dois aussi mentionner que Q&C a également fait l’objet de plusieurs romans : A Gentleman’s game, Private Wars et Last Run, tous écrits par Greg Rucka, s’intercalant entre les deux derniers arcs de la série ou se déroulant après la conclusion de celle-ci. Pour ma part, je ne les ai pas encore lus, mais la plume de Rucka constitue l’assurance que les personnalités des divers protagonistes ainsi que l’esprit général soit conservé. Ils devraient aussi permettre de clore le fil narratif de Tara Chace de façon un peu plus satisfaisante que la série, qui se conclue sur une fin assez ouverte, en queue de poisson diraient certains.
Le fait que toute l’histoire ne soit pas racontée dans la série ainsi que mes affinités variables avec les différents dessinateurs de Q&C me conduit à la noter 4 étoiles. C’est toutefois une série très immersive, pleine d’intelligence et qui utilise le prisme du récit d’espionnage pour dépeindre un monde moderne complexe, en nous faisant cheminer aux côtés d’une héroïne attachante.
C’est incroyable. Je reste toujours aussi étonné lorsque je m’aperçois que certaines séries (en VF) me passent sous le nez sans que je le sache !
Je n’avais ainsi jamais entendu parler de ce « Q & C » par Greg Rucka, qui reste pourtant un des scénaristes actuels que je préfère.
Lorsque j’ai vu la couvertures de présentation de l’article, j’ai failli attraper un hoquet de fausse joie. Je croyais que la série avait été dessinée par Tim Sale ! Je me serais rué dessus dans la minute si tel avait été le cas.
J’hésite un peu à cause de mon planning de lecture surchargé. Mais la présence de Samnee me tente quand même bien aussi…
Bonjour,
Par contre en VF il n’y a que les deux premières intégrales de disponibles.
Bonne journée
Merci pour cette présentation claire et complète d’une série qui m’intrigue depuis plusieurs années.
Ma propre expérience de Greg Rucka me rend assez méfiant vis-à-vis de ses productions, parce que je suis régulièrement tombé sur des histoires mal ficelées (Final Crisis: Revelations, ou encore Crime Bible). D’ailleurs, Bruce n’avait que moyennement apprécié ses épisodes d’Elektra (consultable sur le présent site).
Parmi ses réussites incontestables, je suppose qu’on peut mettre ses épisodes de Gotham Central, sa participation à la série hebdomadaire 52, Queen & Country, et le très bon Lazarus. En manque-t-il à l’appel ? Quelqu’un a-t-il lu ses épisodes de Wonder Woman ou de Wolverine ?
L’épisode « Spider-Man’s Tangled Web #4 » par Greg Rucka est magnifique.
J’ai adoré le premier arc de « Batwoman » (Rucka et Williams III).
Tout à fait d’accord pour cet excellent épisode vraiment exemplaire sur le plan de l’efficacité narrative et de la narration séquentielle.
Un de mes stand alone préférés avec Daredevil 192 et The Invisibles 12.
Son run sur Wolverine était aussi bien (mais je n’ai pas lu tous les arcs).
On m’a prêté le premier tome de Lazarus et j’ai trouvé ça plutôt bon.
Le voila donc, ce Greg Rucka dont j’entends souvent parler en bien. Le souci, c’est que rien de ce que j’ai lu de lui ne m’a jamais transporté : son Elektra est médiocre, son Punisher horrible, je l’ai lu il y a 3 semaines, c’est dire ! (à tel point que Pierre N a posé une option dessus, il vaut mieux laisser parler ce qui aiment….). Gotham Central est ok, co écrit avec Brubaker, il y manque du style je trouve. A tel point qu’il est difficile de savoir qui écrit quoi….Quoi d’autres ? Ah oui, Whiteout, sympathique….
Et puis en préparant ta review, je me suis dit que tout ça ressemblait furieusement à une de mes séries cultes : MI-5 qui raconte le quotidien d’espions aussi efficace que faillible puisque tous sont susceptibles de mourir à n’importe quel moment de la série. Tout est en solde à Gibert en plus….Mais lire du Creator Owned sans qu’il y ait de fin ne me motive pas plus que ça… Lire des bouquins de scénaristes n’est pas ma tasse de thé (Warren Ellis, curieusement que je n’aime pas en BD m’avait enchanté avec ses « artères souteraines »).
Bon, ce n’est toujours pas avec ça que je vais rencontrer Greg Rucka…
Bonjour,
Merci pour cet article, qui est très intéressant.
Personnellement j’ai bien aimé cette lecture.
Les personnages sont très attachant même les plus ou moins pourris.
La relation entre la CIA et le SIS est très bien amenée.
Certains personnages très cyniques sont capable d’envoyer les Minders en mission juste pour que d’autres agences ou d’autres personnes aient une dette envers eux. Le dernier Minder 3 est un homosexuel SAS, ce qui va poser la question de l’homosexualité dans le monde de l’armée.
J’ai vraiment été agréablement surpris lors de ma lecture, par contre le dernier tome de la version intégrale qui ne contient que les spin off est vraiment dispensable.
Merci encore et bonne journée
Super article JP ! Cela fait très longtemps que j’entends parler de cette série sans jamais avoir eu le courage de m’y mettre. Maintenant, je sais de quoi il retourne. C’est très intéressant de savoir que ces histoires trouvent une conclusion par des romans, aussi. Ont-ils été traduits ?
Je ne sais même pas s’ils sont encore facilement trouvables, ces Q&C, Akileos n’est pas un as de la réédition (quoique celle de Courtney Crumrin en deux tomes a l’air superbe). En tout cas c’est une maison sérieuse qui fait du bon boulot, cela fait pencher la balance pour craquer ou non.
Je ne crois pas que les romans aient été traduits.
Mon frère m’a conseillé ces titres récemment également et je lui ai fait confiance aveuglément (il m’arrive de faire pareil avec vos articles et surtout avec vos avis croisés). Par contre, je ne les ai pas encore lus…
Quant à Greg Rucka, je ne le connais pas assez, J’aime beaucoup son Gotham central mais comme écrit plus haut, il a co-écrit (en plus, j’ai lu que les 2 premiers tomes). Je lorgne sauvagement sur Lazarus, j’attends patiemment une occasion.
Sinon j’ai en tout cas trouvé les 2 intégrales à 2/3 du prix neuf assez facilement (c’était sur price minister – le compte de Gilbert Jeune)
Merci pour cet article clair et bien construit. Cela me donne envie d’ouvrir le premier tome ou un autre selon le dessinateur.
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J’ai été tenté d’acheter cette série hier.
Pour info, depuis l’écriture de l’article et les commentaires laissés, le tome 3 est sorti en VF ce mois de février.
L’intégrale est donc dispo en VF.
Mais il me semble qu’une précédente édition VF complète en 7 tomes existait aussi.
Bref…je suis d’autant plus intéressé. Seul le turn over des dessinateurs pourrait me rebuter selon les différences de style. Je n’ai pas fait gaffe hier en feuilletant un seul tome. A feuilleter le total avant achat donc.
J’hésite entre cette série et Gotham Central en ce moment. Je ne sais pas dans laquelle investir.
Kikalu Gotham Central ?
Alors, Gotham Central, je l’ai même traduit. et c’est vachement bien, du polar de commissariat bien mené, gérant l’impact de la présence de super-criminels dans une ville, du point de vue des flics « normaux ».