Première publication le 11/04/2014. Mise à jour le 07/12/19
La Nouvelle Frontière par Darwyn Cooke
AUTEUR : TORNADO
VO : DC COMICS
VF : PANINI, URBAN
Cet article portera sur la totalité de la maxi-série New Frontier, entièrement réalisée par Darwyn Cooke, l’auteur de Before Watchmen : Minutemen et Superman : Kryptonite, grand spécialiste des récits au décorum rétro et aux références culturelles abondantes.
En VF, Panini Comics a publié la totale sous la forme de trois recueils souples. Réédition Urban le 06/12/19 !
En 2004, le scénariste et dessinateur Darwyn Cooke entreprend la réalisation d’un projet particulièrement colossal et ambitieux : Synthétiser toute une époque de la mythologie de l’éditeur DC comics, comme s’il s’agissait d’une uchronie relative à notre propre histoire.
Il se lance donc dans un récit d’une densité étonnante, couvrant toutes les années 50, une période dans laquelle l’industrie des comics était en perdition.
Dans le récit de Cooke, réalité et fiction vont se rejoindre de manière formidable et participer d’un concept unique : les aléas du monde réel et ceux des comics seraient étroitement liés !
Ainsi, lorsque débute notre aventure, les Etats-Unis au lendemain de la seconde guerre mondiale et à l’aube du Maccarthysme, considèrent les surhommes comme des parias et assimilent leur présence à un danger, une menace potentielle se cachant derrière un masque, au même titre que le cinéma assimila la « terreur extraterrestre » à celle, bien réelle, du communisme…
Superman et Wonder Woman n’ont d’autre choix que de servir aveuglément le gouvernement (ils n’ont pas de masque, ceux-là, au passage…).
Batman, qui refuse d’en faire autant, devient un criminel aux yeux de la justice.
Les autres héros de l’âge d’or se retirent tout simplement, lorsqu’ils ne sont pas assassinés, tel Hourman de la JSA. C’est l’époque de gloire des groupes de héros sans pouvoirs, tels les Losers, les Challengers de l’inconnu ou bien encore le Commando suicide.
Mais peu à peu, de nouveaux super-héros vont apparaître : Un martien échoué accidentellement sur terre, un scientifique à qui la foudre confère une vitesse surhumaine, un aviateur héritant d’un anneau magique, la nouvelle génération prend bientôt la relève…
Plus globalement, l’histoire décrit la fin de l’âge d’or et le début de l’âge d’argent dans l’univers DC. Elle coïncide avec l’arrivée des années 60, que le président Kennedy, voulant marquer cette période comme une transition entre un passé révolu et un avenir plein d’espoir, qualifiera de « nouvelle frontière », et symbolise le passage entre une époque où les comics étaient enfantins et une autre marquée par le sceau de la modernité.
La première réussite de l’entreprise se situe dans le fond : Le contexte dans lequel le récit prend sa source permet à l’auteur de revenir tout autant sur la disparition des super-héros dans une période de crise pour les comics que d’en développer les raisons historiques.
En effet, les années 50 sont des années difficiles : La Seconde Guerre Mondiale s’est achevée récemment et la guerre froide débute. Les Etats-Unis sont en pleine crise de paranoïa et le peuple voit des ennemis partout, notamment parmi les communistes…
Commence alors la fameuse « chasse aux sorcières », Cooke nous rappelant à quel point elle n’épargna personne et fit des ravages dans tous les milieux de la société américaine. Dans La Nouvelle Frontière, l’auteur utilise les figures de Superman et Wonder-Woman, figures oh combien propagandistes à l’époque de leur création afin de symboliser tous ceux qui acceptèrent sans broncher cette chasse aux sorcières mise au point par le gouvernement américain.
C’est aussi l’époque des grands mouvements de protestations pour les droits civiques. Et Cooke de ne pas oublier de les évoquer au détour d’un épisode montrant la naissance d’un héros noir s’élevant dans l’ombre du Klu klux klan, et son destin tragique face au côté obscur d’une Amérique bien éloignée des valeurs véhiculée à l’époque par les comics…
Le récit s’oriente alors vers une réflexion sur la notion d’héroïsme. Tout au long des épisodes, la même question semble se poser toute seule : nos héros, anciens ou nouveaux, seront-ils à la hauteur des défis de cette nouvelle ère et de ses menaces ?
A ce titre, la raclée que se prend Superman lors du grand combat final, remporté par la nouvelle génération, en dit long sur la notion d’héritage : Les héros de l’âge d’or doivent s’incliner après avoir collaboré à la chasse aux sorcières, puis faire amende honorable afin de rentrer en grâce.
La maxi-série abonde de références aux bandes dessinées, aux films et aux divers médias en rapport avec les 50′s. Cooke s’inspire énormément de L’Etoffe des héros, notamment à travers le personnage de Hal Jordan et d’une double page reprenant la fameuse scène du film montrant les pilotes marcher au ralenti !
Pour le reste, les citations sont trop nombreuses pour en dérouler une liste exhaustive. Il y a évidemment de nombreux clins d’œil adressés aux films de science-fiction de l’époque (La Guerre des Mondes, entre autres).
J’ai beaucoup apprécié l’allusion à Watchmen avec l’horloge et le pictogramme en forme de bombe à la place du chiffre « 12″. Toutes ces références démontrent en tout cas l’ambition du projet de Darwyn Cooke afin d’opérer une véritable synthèse historique.
Il n’oublie évidemment pas les traumatismes liés à la guerre qui gangrèneront le pays tout au long de son histoire et fait de Hal Jordan le fil conducteur de cette thématique, le personnage passant du statut de pilote pendant la guerre de Corée à celui de super-héros à la fin du récit…
Jordan est LE personnage parmi tous les autres qui possède une histoire humaine et qui tente de se reconstruire après son traumatisme. Il est finalement le symbole de cette Amérique à l’aube de la « nouvelle frontière »…
La seconde réussite est narrative : Darwyn Cooke parvient à entrecroiser les trajectoires et la continuité d’une multitude de personnages dont les aventures furent publiées à l’époque sans aucun lien particulier.
De ce point de vue, il fait aussi fort que Geoff Johns avec son travail sur les relectures et les grands crossovers des années 2000. La manière dont Cooke parvient à résumer les origines de certaines figures est d’ailleurs faussement simpliste.
Ainsi réussit-il à matérialiser celle de Barry Allen/Flash en une seule image lorsque le lecteur aperçoit un éclair jaune qui s’abat sur la silhouette du personnage se découpant devant un fond rouge. Toute la mythologie du héros supersonique est ainsi synthétisée d’un seul coup (son costume, ses pouvoirs !), l’artiste parvenant à conceptualiser l’essence du personnage en une unique vignette !
Pour adresser tous ces renseignements au lecteur, Cooke utilise le procédé très efficace (depuis les jours de gloire de Frank Miller) de la voix-off. Il choisit de centrer son récit sur les vies respectives de Hal Jordan et J’onn J’onzz (le Limier martien).
C’est une excellente idée, plus subtile qu’elle n’y paraît, car elle permet d’opposer deux points de vue venant éclairer les événements de manière bien distincte. Le premier, simple humain sur les trois quarts du récit, vit et ressent l’épopée de l’intérieur.
Le second, extraterrestre échoué sur terre et ayant pris notre apparence pour passer inaperçu, voit les choses avec davantage de distance. Ce parti-pris permet ainsi de multiplier l’analyse sur plusieurs niveaux de lecture, d’un premier degré quasi-viscéral à un second plus humoristique, et dynamise le rythme du récit de manière extrême.
Darwyn Cooke finit par s’imposer comme un sacré conteur, même si le lecteur néophyte ne connaissant ni l’histoire de DC comics, ni celle des années 50, risque de se sentir un peu perdu au milieu de ce paysage fortement connoté, car l’auteur n’est pas pour autant démonstratif et n’est pas du genre à noyer ses planches d’un trop plein explicatif…La troisième réussite est évidemment formelle : La Nouvelle Frontière est une véritable déclaration d’amour à toute une époque et à son esthétique. Il y a tout autant de Jack Kirby que de Roy Lichtenstein dans ses dessins, en passant par les cartoons de la même période.
Son style peut faire penser à ceux de Bruce Timm sur Batman et de Michael A Oeming sur Powers, car il partage le même goût pour les images rétro.
Un style vintage qu’il va renforcer par tout un univers aux frontières du pulp, du cinéma de science-fiction et des récits de facture steampunk (ou plutôt dieselpunk), dans lesquels personnages réels et romanesques viennent côtoyer les dinosaures et les figures de la littérature fantastique !
Graphiquement, Cooke plébiscite les planches aérées et se limite la plus-part du temps à trois cases horizontales, qu’il étale sur toute la largeur de la page et qu’il ponctue d’illustrations pleine-page pour marquer les climax. Un autre parti-pris qui impose un rythme très cinématographique (écran large !) et une esthétique toute personnelle.
Personnellement, je n’étais pas très fan au départ de cet encrage gras et anguleux. Mais il m’a suffit de quelques pages pour plonger dans tout un univers suffisamment envoûtant pour en sortir convaincu.
Evidemment, ce style rétro assez cartoon prend tout son sens quand il s’agit de mettre en scène les icônes de l’âge d’or de l’univers DC. Voir Superman, Batman et Wonder-Woman vibrer de cette manière, c’est s’assurer un voyage dans le temps de plusieurs décennies !
Voyage complété, bien sûr, par un sens du détail sur le moindre décor, le moindre vêtement, le moindre bâtiment et le moindre accessoire, immédiatement assimilables aux années 50 !
Une véritable Madeleine de Proust pour les plus anciens lecteurs. Si Darwyn Cooke demeure le maître à bord de son œuvre, il s’adjoint tout de même les services de Dave Stewart, un des meilleurs coloristes du métier, qui réalise un travail aussi discret qu’efficace, comme toujours.
Très peu de bandes dessinées, qu’elles soient de n’importe quel genre et de n’importe quelle partie du globe, ne parviennent à ce niveau d’exigence et d’excellence. Car La Nouvelle Frontière, bien davantage que Le Projet Marvels (relativement proche dans l’idée de l’uchronie) réussit l’exploit de divertir autant que d’instruire le lecteur sur toute une époque et tout un médium (celui des comics, donc).
Une véritable leçon d’histoire qui finit par donner le vertige et qui rappelle au monde que les comics de super-héros ne sont pas l’apanage des ados attardés et des geeks décérébrés.
Ce chef d’œuvre trouvera naturellement sa place dans votre bibliothèque quelque part entre les œuvres de Jeff Loeb et Tim Sale (Batman : Un long Halloween, Les saisons de superman, entre autres) et celles d’Alan Moore (Tom Strong, La ligue des gentlemen extraordinaires et Watchmen), avec lesquelles il entretient un lien conceptuel, où l’esprit vintage sert l’univers postmoderne de chaque histoire.
Une œuvre d’une richesse et d’une densité étonnante. Une œuvre majeure, tout simplement.
Bonjour et merci pour ce post.
Surement une de mes meilleurs lecture.
Je pense que je vais m’y remettre sous peu afin de voir la référence à Watchmen que je n’avais pas vu.
Continuez comme ça.
Bonne journée.
Autant de Jack Kirby que de Roy Lichtenstein – Belle formule qui synthétise l’énergie et la démarche de prise de recul pour ne retenir que des traits indispensables, à la forme mûrement réfléchie.
N’empêche, cette série, quelle réussite ! qu’est-ce que c’est brillant ! Quand je lis des trucs aussi mauvais que le « JLA Year One » de Mark Waid et que je me souviens de cette relecture des origines de la JLA par Darwin Cooke, je me dis que, vraiment, tout ne se vaut pas dans le monde des comics mainstream !
RIP….
Moi qui attendais un nouveau Parker !
??? Tu l’as lu ???
Parker ? ben oui ! Et commentés sur amazon depuis 4 ans !
La première fois que j’ai entendu parler de cette bd, c’était il y a quelques jours, grâce au post de Comixity sur les sorties de la semaine. Je vois également que je n’avais jamais lu cet article ! Je le trouve très bon, Tornado, tu donnes vraiment envie, ton propos est clair et argumenté.
Mais, tout comme pour Kingdom Come (que je n’ai pas vraiment aimé), je ne pense pas avoir assez de bagage DC pour apprécier. Quand Moore fait Supreme, ça n’est pas gênant car les personnages n’existaient pas avant. Ici il y a un lourd passé que je ne connais pas.
Cependant les dessins sont attirants et tu vends vraiment le truc… J’hésite. Et puis c’est pas comme si j’avais pas 200 bds en retard de lecture ^^
La BO : cool. Il faudra que je le voie en entier un jour (j’en ai vu que des bouts, de L’étoffe des héros)
NEW FRONTIER Jyrille, t’as pas besoin de bagage:C’EST le bagage dont tu as besoin…
C’est un récit auto conclusif qui revisite en un grand récit choral tous les origines à la manière dont c’était perçu à l’époque mais avec des questionnements sympa.
et le graphisme de Darwyn Cooke est juste d’une grâce inégalée…
le top du top et même encore au dessus…
Je jetterai un oeil avant de décider alors !
Et puis pour moi c’est carrément meilleur, dans le fond, que Kingdom Come…
il y a une sorte de manifeste religieux dans kingdom come un peu casse couille oui alors que Darwin Cooke remet en perspective les super héros de l’age d’or ou argent avec la politique qui les a vu naître dans une sorte de « si les super héros existe, c’est qu’aux Usa il y avait tel ou tel problème…)
c’est très bien fait…
Yep.. un comics DC que je recommaderais pour tous, y compris les newbies.
Il ya des similitudes avec Golden Age qui est un autre indispensable mais j’avoue préférer New Frontier.
RIP Mr. Cooke… je me dis qu il faut que je relise les Tangled Web qu’il a fait chez Marvel (de toute facon il faut que je relise les tangled web…
Bon, ben à la place de plein d’autres trucs, j’ai pris cette bd. Ca a intérêt à être mieux que La tour d’ivoire des Inhumans !
Je viens moi même de craquer…C’est encore mieux que dans mon souvenir… un truc que je mets à coté de Watchmen sas rougir…
Superbe article ! Je viens d’en finir la lecture,!
Pour ma part, je trouve que c’est une belle porte d’entrée à l’univers Dc. Et comme tu l’as dit dans un commentaire peut faire office d’année un
Merci
Effectivement la critique est très bien, mais j’ai un peu de mal personnellement avec le Punisher.
Pour preuve j’ai commencé ce « Au commencement » et j’ai trouvé la première partie tellement pas passionnante et les dessins pas au niveau du coup je l’ai mis de coté pour y revenir quand je n’aurai plus de retard dans mes séries mensuelles.
5 ans après je m’aperçois que le commentaire ci-dessus, celui de Bastien, n’a pas été posté sur le bon article ! 🙂
Une fois encore je recommande à tous la lecture de ce chef d’oeuvre. C’est clairement la meilleure relecture des origines de la JLA de tous les temps, et c’est tellement, tellement, tellement plus encore !
Et dire que Darwin Cooke nous a quitté en pleine force de l’âge. La vie est trop injuste 🙁
Ah merde…j’avais loupé l’annonce de sa mort. Je ne savais pas.