Ne me libère pas, je m’en charge ! (La petite bédéthèque des savoirs : Le féminisme)

PRESENCE

La petite bédéthèque des savoirs : Le féminisme par Anne-Charlotte Husson & Thomas Mathieu

VF : Le Lombard

Nos désirs font désordre

Il s’agit d’une bande dessinée de 71 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2016, écrite par Anne-Charlotte Husson, dessinée et mise en couleurs par Thomas Mathieu. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s’est fixé comme but d’explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s’agit donc d’une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.

Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle s’ouvre avec un solide avant-propos de David Vandermeulen de 10 pages, plus deux pages de notes. Il commence par évoquer la place de la femme telle qu’elle apparaît dans des textes antiques, avec l’exemple de Pandore (qui répand sur le monde des maux tels que la vieillesse, le travail, la maladie, la folie, le vice et la passion) et d’Ève qui porte aussi une lourde responsabilité dans la souffrance de l’humanité. Puis il cite la place de la femme dans des ouvrages comme l’Illiade et l’Odyssée, le Yi-King et le Mahâbhârata. Il passe ensuite au proto féminisme qui apparaît au quinzième siècle avec Christine de Pizan, puis au dix-septième siècle avec Marie de Gournay, pour arriver à Benoîte Groult. Il évoque la lente évolution de la place de la femme dans la société, les différentes formes de féminisme, l’attente exprimée de nombreuses lectrices et lecteurs concernant cet ouvrage à l’annonce de sa mise en chantier, et la construction même de l’ouvrage.

La bande dessinée commence par les 2 auteurs se mettant en scène dans une discussion, constatant qu’il n’est pas possible de réduire le féminisme en une définition simple. Anne-Charlotte Husson indique qu’il y a accord sur un constat : l’existence d’une dévalorisation sociale, politique, économique et symbolique des femmes. Par contre il y a des divergences sur la cause de cette dévalorisation et sur les moyens de lutter contre.

On n’y arrivera jamais, c’est trop compliqué.

Les auteurs ont donc choisi d’explorer le féminisme à partir de citations ou de slogans, ouvrant autant de chapitres différents. (1) Olympe de Gouges (1748-1793) – La femme a le droit de monter sur l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune. (2) Slogan : le privé est politique. (3) Simone de Beauvoir (1908-1986) – On ne naît pas femme, on le devient. (4) Slogan : white woman listen! (5) Slogan : nos désirs font désordre. (6) Benoîte Groult (1920-2016) – Le féminisme n’a jamais tué personne, le machisme tue tous les jours. (7) Slogan : ne me libère pas, je m’en charge !

Dans son avant-propos, David Vandermeulen braque la lumière sur la place implicite de la femme dans la société telle que formulée par de nombreux textes antiques, fondateurs de différentes civilisations de par le monde. Il cite ensuite des exemples de femmes ayant contesté les visions patriarcales, condescendantes et franchement insultantes d’hommes célèbres depuis le Moyen-Âge jusqu’au dix-neuvième siècle. Ainsi il établit une vision historique des discriminations faites aux femmes, tout en rappelant qu’elles avaient obtenu plus de droits au Moyen-Âge qu’à la fin du dix-huitième siècle, en termes de propriété privée, mais aussi professionnel (par exemple des femmes médecins au treizième siècle).

Des infographies pour certains concepts

Paradoxalement la Révolution Française met la gente féminine sous le coup de la législation conçue et rédigée par des hommes, diminuant leurs libertés. Son exposé l’amène jusqu’au développement du féminisme dans sa pluralité, la réalité des violences faites aux femmes aujourd’hui et le choix de la structure de l’ouvrage. Cette introduction s’avère très instructive, piochant des faits établis au travers les siècles dressant le tableau de sociétés construites et régimentées par les hommes, dans lesquelles les femmes ont dû conquérir leurs droits par la lutte. Le lecteur apprécie également que cet avant-propos constitue une solide introduction à la bande dessinée, sans redite, sans redondance avec la suite.

L’avant-propos annonce clairement l’impossibilité de synthétiser les différentes formes du féminisme dans un ouvrage de vulgarisation. Les auteurs commencent en expliquant qu’effectivement, ils ne peuvent pas couvrir des siècles de féminisme, ce qui ne les empêche pas de conserver l’objectif de faire œuvre de vulgarisation. Afin de structurer son propos, Anne-Charlotte Husson part de citations, ordonnées par ordre chronologique, et fixant le thème de chaque chapitre. Elle explore ainsi le féminisme au travers de ces thèmes partant d’une féministe historique, ou d’un mouvement particulier. Le lecteur constate que cette structure offre une grande lisibilité à un discours rigoureux et dense. Par exemple, le chapitre s’ouvrant avec la citation d’Olympe de Gouges s’articule sur l’évolution de la place de la femme dans la politique et dans les organes politiques, pour finir par une frise chronologique de l’année d’accès des femmes au droit de vote par pays, complété par la liste des 22 gouvernements dirigés par des femmes en 2015.

L’égalité de droit en tout

Anne-Charlotte Husson arrive à combiner un fil directeur par thème, et la mention de nombreuses femmes, et de nombreux faits sans donner l’impression le noyer le lecteur. Ce n’est pas si évident que ça quand en l’espace de 7 pages pour le chapitre Nos désirs font désordre, elle mentionne aussi bien le film Certains l’aiment chaud, que la conception restrictive de la sexualité des femmes (limitée à la procréation avant la deuxième vague du féminisme), la nature de l’hystérie (en passant par l’invention du premier vibromasseur), les théories freudiennes sur la sexualité féminine (la libido ne pouvant être que masculine, chez l’homme comme chez la femme), la réalité de l’invisibilisation de la sexualité féminine, le développement de la théorie Queer (initiée par Monique Wittig, reprise par Judith Buter), l’hégémonie du regard masculin (à commencer par la vision de la sexualité dans les films pornographiques, y compris celle des lesbiennes) et le mouvement LGBTQI (en insistant sur le fait que les êtres humains ne devraient pas être déterminés par leur biologie). Au cours de ce chapitre, comme les autres, le lecteur s’est immergé à la fois dans l’évolution historique de la notion du désir féminin, à la fois dans la diversité des approches, jusqu’aux positions contemporaines, soit un réel tour de force, au vu de la richesse de chaque thème.

Comme souvent dans un exercice de vulgarisation, la partie graphique se retrouve entièrement inféodée au texte. Il en va de même ici. Thomas Mathieu avait déjà réalisé Les crocodiles (2014), un ouvrage sur le harcèlement de rue. Il doit relever le défi de mettre en images un exposé dense et copieux, en essayant de faire en sorte que les dessins apportent une information supplémentaire par rapport au texte. Pour Olympe de Gouges, il rend compte de son apparence, en particulier de sa robe, avec des dessins simplifiés.

La théorie des genres

Pour chaque personnage historique, le dessinateur réalise ainsi des dessins comprenant suffisamment de caractéristiques visuelles pour évoquer une époque (Napoléon, le sénat lorsque Simone Veil présente sa loi du 17 janvier 1975, l’esclavage et les lynchages aux États-Unis, etc.), pour des graphiques d’ordre ou de relation (la somme des problèmes partagés par les femmes sous la forme d’un Rubik’s cube, le groupe des hommes qui profite de l’oppression des femmes sous forme d’un organigramme), la diversification des identités de genre et de sexualités sous forme d’un continuum. À chaque chapitre, le lecteur peut apprécier l’inventivité de l’artiste pour trouver des images qui viennent en appui du texte. Il repère même en page 42, une parodie du tableau Le cri (1893-1917) d’Edvard Munch, pour rendre compte de l’impact émotionnel généré par les écrits de Simone de Beauvoir.

À plusieurs reprises, le lecteur se rend compte qu’il est difficile de vraiment parler de bande dessinée pour cet ouvrage. Il s’agit bien d’une suite de cases (même si elles n’ont pas de bordure) agencées de façon séquentielle sur la page. Dans le même temps, il est aussi possible de considérer l’ouvrage comme un texte illustré, la narration étant tout entièrement contenue dans le texte, les dessins illustrant chaque phrase, sans établir de suite. La frise chronologique en fin de premier chapitre est très basique (des drapeaux mis en regard des années), pas une infographie.

Des formes cumulées de discrimination

Le trombinoscope enfin du chapitre 3 associé des bustes de féministes aux régions du globe d’où elles sont originaires, cela permet de visualiser la diversité géographique des féminismes. Arrivé dans les 2 derniers chapitres, les dessins s’effacent derrière une série de chiffres statistiques sur la violence faite aux femmes, puis derrière des citations de plusieurs femmes relatives à leur condition et leur perception du féminisme. Cependant, malgré le recul des images, la lecture reste facile et agréable, plus vivante que dans un ouvrage universitaire.

Le lecteur ressort de cet ouvrage avec une vision protéiforme des féminismes, ancrée dans son évolution historique. Les auteurs ont atteint leur objectif de vulgarisation sans rien sacrifier de la complexité des féminismes. Ils en évoquent les différentes dimensions : pouvoir politique, discrimination systémique, construction du genre, intersectionnalité entre différentes discriminations, plaisir sexuel féminin, violences faites aux femmes, expressions. Ils terminent avec un choix de déclarations d’anonymes, appliquant le principe de rendre la parole aux femmes. Si le lecteur peut parfois regretter qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une bande dessinée, il constate avec plaisir que le l’ouvrage se lit facilement malgré la densité de son propos. Il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation efficace et limpide, malgré la complexité de la problématique.

Un projet de vie

5 comments

  • Chip  

    De fait, le défi que cette collection s’est lancé n’est pas évident, un format plus long et large aurait peut-être facilité la chose, et ceux que j’ai lu étaient effectivement très denses. En tout cas je me félicite – et ce d’autant plus que je n’y suis absolument pour rien – de la multiplication des ouvrages de vulgarisation, et surtout sous forme de BD depuis… quoi? 10 15 ans?

  • zen arcade  

    Il n’y a rien qui m’intéresse moins en bd que les ouvrages didactiques.
    Nan mais franchement, quand, par exemple, je vois qu’en regard du texte : « Le terma anglais Queer signifie bizarre, tordu », le dessinateur ne trouve rien de mieux à faire que de croquer péniblement quelques objets tordus et bizarres, je prends mes jambes à mon cou et je fuis le plus loin possible.
    Ce truc, c’est du Que sais-je avec des illustrations atroces.
    Mais bon, tant mieux si ça trouve son public. J’ai rien contre.

    • Jyrille  

      Dans cette collection, le fait que le dessinateur soit rompu à l’exercice apporte souvent un plus. Dans celui sur le rugby illustré par Bouzard, c’est une vraie bd, drôle et mise en scène, pas comme ici une suite de dessins. Tout dépend du sujet et du dessinateur ou de la dessinatrice.

  • Jyrille  

    J’aime beaucoup cette collection, je trouve ça dommage qu’elle soit finie. J’ai encore un tome à lire sur ceux que j’ai achetés de la Petite Bédéthèque des savoirs, celui sur le Minimalisme. Peut-être prendrai-je celui-ci si je tombe dessus, car je suis certain que c’est passionnant et que j’apprendrais des choses, mais j’avoue que tu me refroidis en disant que niveau dessin, ce n’est plus de la bd. Merci en tout cas pour le tour d’horizon didactique et précis.

  • JB  

    Comme dirait l’autre : Simple. Basique.
    Sur un sujet aussi propre à la polémique, aussi inflammatoire à la seule mention du terme « féminisme », le style adopté, qui ressemble à ce qu’on pourrait retrouver sur des posters et affiches explicatifs, me semble tout à fait approprié.
    Et puis, tordre le cou à quelques idées reçues, comme le supposé idéal de liberté amenée par la Révolution, ça me paraît nécessaire dans un pays abreuvé via CNEWS des malheurs du pauvre homme blanc hétéro face aux hordes wokes.

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