Judge Dredd – America par John Wagner & Colin McNeil
1ère publication le 22/11/16- Maj le 31/07/19
Présence
VO : 2000 AD / Rebellion
VF : Arboris / Mégacités / Delirium
Ce tome comprend l’intégralité des 3 récits consacrés à Bennett Beeny : America (Megazine 1.01 à 1.07), Fading of the light (Megazine 3.20 à 3.25) et Cadet (Megazine 250 à 252). Ces 3 histoires sont écrites par John Wagner, dessinées et encrées par Colin McNeil (peinte par lui pour la première).
America (1990, 62 pages)
L’histoire s’ouvre sur 2 illustrations en pleine page : Judge Dredd marche sur un drapeau américain ensanglanté dans la première, drapeau qui recouvre un cadavre (deuxième image). En même temps les cases de texte contiennent le flux de pensée de Dredd s’achevant par une maxime dont il a le secret : la Justice a un prix ; ce prix, c’est la liberté. Le ton est donné : il s’agit d’une tragédie.
La cellule d’après indique qu’il s’agit d’une histoire d’amour. Elle est racontée du point de vue de Bennett Beeny, un fils d’immigrant, jeune enfant lorsqu’il assiste à la naissance d’America Jara (son amour d’enfance) que son père prénomme ainsi en l’honneur de la nation qui l’a accueilli en tant qu’immigrant. Bennett raconte dans quelles circonstances il a pris conscience pour la première fois de l’existence des juges, et en quoi sa réaction a été fondamentalement différente de celle d’America. En grandissant, Bennett et America ont choisi des voies différentes dans la société.
En 1990, la probabilité de voir Judge Dredd adapté en film se rapproche de plus en plus et les responsables éditoriaux estiment que le temps est venu qu’il dispose de son propre magazine. Dans l’introduction, John Wagner explique qu’il avait été choisi pour écrire l’histoire principale de ce magazine qui devait avoir un ton plus adulte ou mature que 2000AD. Il explique également que contrairement à son habitude de travail, America est un scénario qu’il a composé dans le détail du début jusqu’à la fin (par opposition à son habitude se laisser porter dans une autre direction au fur et à mesure de l’écriture complète du scénario). Il ajoute qu’il s’agit de l’une de ses histoires préférées de Judge Dredd.
À la lecture, il apparaît que Dredd n’est pas le personnage principal, mais plus l’incarnation du système judiciaire totalitaire de ce futur. Le personnage principal est bien ce jeune homme timide Bennett Beeny (qui ne se transforme pas en superhéros dans le courant de l’histoire). John Wagner met en scène 2 individus attachés par de forts liens affectifs qui prennent des chemins différents dans la vie, entre l’un qui refuse de plier sous le joug de ce système aliénant, et l’autre qui connaît la réussite à l’américaine. Il transforme cette histoire d’amour en une métaphore sur le cauchemar sécuritaire.
Si le premier rôle féminin s’appelle America, Wagner se garde bien d’en faire l’incarnation de l’Amérique. Il a même le bon goût de ne pas abuser des phrases à double sens jouant sur le mot America pour désigner le personnage, où le lecteur pourrait comprendre qu’il parle du pays. Tout en finesse, Wagner ne donne pas non plus de leçon. Bennett Beeny est un individu attachant dans sa normalité, sympathique dans sa réussite sociale et le contentement qui en découle. Mais il n’en devient pas un héros à proprement parler car pour le lecteur de 2000AD America serait plutôt l’héroïne en refusant l’ordre établi. Mais là aussi, Wagner parvient à introduire un degré de complexité dans le personnage qui évite qu’elle ne se transforme en une rebelle romantique.
John Wagner emmène le lecteur dans une tragédie qui s’émancipe de la dichotomie bien / mal pour une vision plus amère et plus réaliste des individus. La qualité du récit doit également beaucoup aux illustrations de Colin MacNeil. Les 2 premières pleines pages en contreplongée montrent un Judge Dredd sinistre et écrasant, comme la justice cinglante qu’il incarne. Le choix des couleurs se révèle étonnant et personnel combinant du jaune vif avec des teintes plus sombres. Tout du long du récit, le lecteur va découvrir des illustrations qui semblent passer d’un registre à un autre, sans transition progressive. Ainsi l’image d’après montre une vue du ciel d’un petit quartier de Mega-City-One avec des couleurs très sombres, et des formes détourées par des lignes de couleurs claires.
La scène d’après est plongée dans les tons orange, la suivante commençant sur la même page dans des tons violet. Le contraste est saisissant. Pour la scène suivante, MacNeil utilise les couleurs pour transcrire celles de la réalité de manière naturelle. Puis arrive un autre dessin pleine page aux couleurs acidulées de l’enfance, pour un tableau terrible d’un juge impressionnant un jeune enfant, à vie, pour qu’il se tienne tranquille dans la peur des juges. Ce dessin est à la fois comique du fait des couleurs vives, et terrible du fait du traumatisme psychologique infligé sciemment. L’histoire s’achève sur une autre pleine page : le casque d’un juge en très gros plan formant presque une composition conceptuelle si elle était sortie de son contexte, à nouveau avec une composition chromatique provocatrice très réussie.
La force graphique de cette histoire en 62 pages ne se limite pas à des compositions chromatiques pleines de personnalité. MacNeil s’avère aussi convaincant qu’il dessine de jeunes enfants, une cité futuriste, ou les silhouettes imposantes intimidantes des juges. Il adapte sa composition de page en fonction du récit passant sans coup férir d’une illustration pleine page, à une page comportant 15 cases dans un montage haché rendant compte de la violence et de la rapidité de l’action. À l’issue de ces 62 pages, le lecteur a la sensation d’avoir lu un roman complet du fait de la densité narrative qui pourtant passe toute seule, sans surcharge d’information dans les textes ou dans les images.
America est une histoire à part dans la mythologie de Judge Dredd. Elle constitue un drame très humain face à une société normalisatrice qui ne supporte pas les écarts ou les divergences d’opinion. Elle se suffit à elle-même et forme un récit poignant sur les relations humaines, et les ambitions ou convictions de l’individu, avec des images qui restent longtemps en mémoire, tout en étant entièrement au service de la narration. 5 étoiles, indispensable.
Fading of the light (1996/1997, 48 pages)
Le corps d’emprunt de Bennett Beeny se détériore rapidement, et son entourage lui recommande d’avoir recours à l’euthanasie pour partir dignement. Mais sa fille (qu’il a prénommé America) est encore une enfant et il souhaite assurer son avenir. Alors que la presse annonce sa mauvaise santé, Beeny reçoit la visite de Victor Portnoy, l’un des critiques les plus virulents à son encontre. Lors de leur entretien, Portnoy explique qu’il appartient au même groupe de terroristes qu’America Jara (appelé Total War). Il lui suggère de faire honneur à America en réalisant un attentat suicide lors de la cérémonie de récompense à laquelle il doit participer. Beeny se retrouve pris dans un dilemme moral comme précédemment, avec la vie de sa fille en jeu, et la surveillance toujours présente de Judge Dredd.
Le personnage de Judge Dredd est la propriété intellectuelle de Rebellion developments (précédemment Fleetway). Comme tous les personnages récurrents, les scénaristes doivent alimenter les publications sans fin, les meilleures histoires de Dredd (comme ses contreparties américaines superhéroïques) ont donc le droit à une suite car les ventes sont assurées. Dans l’introduction, John Wagner indique qu’il n’est pas particulièrement fier de « Fading to the light », si ce n’est comme point de passage pour l’histoire d’après « Cadet ».
Le lecteur découvre qu’il n’y est pas allé avec le dos de la cuillère pour Bennett Beeny, jouant franchement dans le grotesque, le macabre et la surenchère. Par-dessus tout ça, il n’hésite pas reprendre le même schéma que pour America, en coinçant Beeny dans un dilemme construit à l’identique. On peut comprendre que Wagner et les lecteurs aient eu l’impression d’une redite de l’original. Cette impression est encore accentuée par l’abandon de la dimension métaphorique sur les États-Unis, et par l’abandon de la peinture au profit de dessins encrés plus traditionnels, légèrement épurés pour les visages plus stoïques faisant penser à Steve Dillon.
Colin MacNeil a donc lui aussi abandonné ses images iconiques, et ses quelques cases presqu’abstraites, au profit d’une représentation plus descriptive, plus prosaïque. Du fait du changement de nature du récit (absence de métaphore), ce parti pris se révèle très approprié, rendant très bien le côté humain et malade de Beeny. Cette absence de dramatisation excessive trouve toute sa force dans les séquences les plus éprouvantes du récit. En particulier, MacNeil se sort très bien de la scène de viol, sans aucun voyeurisme, avec un impact émotionnel dévastateur. Il se permet un ou deux clins d’œil humoristiques discrets tels cet acteur Poot Wooters venant faire la promotion de l’épisode 24 de Die bloody qui ressemble de manière opportune à Arnold Schwarzeneger.
L’histoire est-elle si mauvaise que ça ? Elle n’a pas la finesse et l’impact émotionnel de l’original. Il s’agit d’un petit thriller assez malin dont le personnage principal est confiné dans une chaise roulante pendant plus de la moitié du récit, avec quelques grosses ficelles. Et si l’aspect politique est réduit, le lecteur a la surprise de découvrir une page sur les élections ayant conduit au maintien du système des Juges, qui analyse froidement le niveau de représentativité de nos élus. Wagner n’a rien perdu de son acuité politique. Il ne s’agit pas d’un ratage. Dans le contexte d’une série sur un personnage récurrent, Wagner déroule un drame bien réel, avec chantage et police totalitaire. 4 étoiles.
Cadet (2006, 30 pages)
America Beeny (la fille de Bennett Beeny) approche de l’obtention de son diplôme de Juge. Il lui reste un examen à passer : réaliser une enquête sur une affaire non résolue, sous la tutelle d’un Juge confirmé. Elle choisit le cas de la neutralisation d’une cellule terroriste du groupuscule Total war en octobre 2113, lorsque sa mère a trouvé la mort dans une opération organisée par Judge Dredd. Elle choisit ce dernier comme juge confirmé.
Colin MacNeil a raffiné son style, s’éloignant des influences de Steve Dillon, pour un résultat épuré et propre sur lui avec une bonne densité d’informations visuelles. Le lecteur peut assimiler les images en un clin d’œil, mais aussi prendre un peu plus de temps pour apprécier l’élégance des traits. Les expressions des visages sont plus en retenue, plus réalistes. Le monde de Judge Dredd présente toujours le même degré de tangibilité, assurant un bon niveau de cohérence avec sa représentation par d’autres artistes. Si MacNeil n’en met pas plein la vue, il raconte l’histoire avec efficacité, discrétion et justesse.
Les prémisses du récit font penser que John Wagner va récidiver dans l’accumulation de grotesque, avec cette jeune femme qui vient chercher l’assentiment du responsable de la mort de sa mère. Mais cette première scène lui permet aussi d’imposer le caractère posé et décidé de Beeny qui tient le choc face à Dredd. Du coup elle acquiert un caractère qui provoque immédiatement l’empathie du lecteur pour cette femme en phase d’apprentissage, mais pas intimidée par Dredd au point de s’en trouver paralysée. Elle souhaite réellement comprendre comment elle a pu se retrouver à devenir Juge, alors même que sa famille a souffert de leur justice.
Wagner raconte une bonne enquête sur une affaire non résolue datant de plusieurs années dans le passé, montrant par là que la justice expéditive des Juges de Megacity One ne permet pas de tout résoudre. La dimension métaphorique a été complètement abandonnée au profit de la mise en scène de l’évolution de la relation entre Joe Dredd et America Beeny. John Wagner se révèle très habile pour montrer comment America Beeny doit réconcilier son passé avec son éducation, un parcours psychologique montré sans recourir aux termes de la psychologie.
Le lecteur connaisseur de Dredd retrouve des éléments de la série, à commencer par les surfers. Le style narratif de Wagner mélange un regard assez cynique sur le résultat des interventions des juges, et les questionnements plus personnels de Beeny. La tonalité grave et introspective du récit est contrebalancée par quelques moments d’humour très anglais tels qu’un juge déclarant comme métier dangereux le boulot de boucher, suite à un accident de travail peu représentatif, ou Judge Dredd disant Tu as rendu service aux fans de musique, à Beeny qui vient d’éclater le genou du batteur d’un groupe pop. 5 étoiles.
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La BO du jour :
L’Amérique fasciste Joe Dredd vs le rock totalitaire de Rammstein.
Belle analyse graphique et picturale, notamment dans la première partie. La dernière image, conceptuelle, est démente.
J’insiste encore une fois, mais je suis surpris que personne ne se soit intéressé au très long run de Garth Ennis sur cette série. J’imagine que c’est dû au fait que ce matériel n’a pas encore bénéficié d’une réédition ?
@Tornado – Tu as raison : il n’existe qu’un seul recueil de type meilleures histoires de Judge Dredd écrites par Garth Ennis, édité par 2000 AD, de 160 pages, aujourd’hui épuisé. Sinon ses histoires sont disséminées dans les recueils exhaustifs Judge Dredd: Complete Case Files 15 à 19.
Spoiler sur le bilan 2016 ! Cette histoire est certainement ma meilleure histoire comics lue cette année avec Harbinger. Le medium y est poussé à son paroxysme ! De l’action, de l’anticipation, de la fiction et du réel la tyrannie de l’ordre face aux dangers de l’anarchie.
John Wagner emmène le lecteur dans une tragédie qui s’émancipe de la dichotomie bien / mal pour une vision plus amère et plus réaliste des individus C’est exactement ça. Dredd comme Frank Castle n’est pas un vilain même s’il sert un ordre plus que douteux. Il y a de la noblesse en lui, de l’integrité.
Il s’agissait de ma toute première lecture de Dredd. J’ai été soufflé, happé par la qualité de l’écriture de Wagner où rien n’est laissé au hasard, où les personnages sont magnifiquement explorés et où, comme tu le mentionnes Dredd est un outil narratif utilisé pour emballer le tout. Magnifique. Une grande histoire de Démocratie, à ranger à côté du V for Vendetta.
Les deux autres histoires ont aussi supers. Je suis plus reservé sur le volet graphique de moins en moins bon au fur et à mesure de la série. Je te trouve un peu dur sur le volet grotesque du changement de sexe du personnage. Je trouve au contraire que les variations du sexe du héros donnent le vertige façon dans la Peau de John Malkovitch.
Je vois que tu t’es fait ton avis sur Joe Dredd et son positionnement moral. Je ne le vois pas non plus comme un individu moralement corrompu.
Le volet grotesque du changement du personnage – Je n’arrive pas à apprécier l’humour grotesque de John Wagner. Ça me fait l’effet d’une énormité placée là juste pour choquer, pas toujours raccord avec les caractères des uns et des autres, juste pour la valeur choc. Je n’y vois pas de valeur transgressive, mais ça n’est que mon ressenti.
l’effet d’une énormité placée là juste pour choquer
Nos grilles de lecture diffèrent. Si l’on parlait des personnages de Ennis (au hasard le Russe réincarné dans un corps de femme chez Punisher, Quuincannon qui se masturbe sur des saucisses dans Preacher), je serai d’accord.
Ici Wagner n’occulte pas la différenciation sexuelle, la notion d’héritage éducatif supérieur à celui du gène, la capacité à élever un enfant quelle que soit le sexe et ses changements opérés.
Mince ! C’est dans le Punisher que j’ai acheté ça ou pas ?
Ah l’humour de Ennis…
Il n’y a vraiment rien de plus subjectif que la peur et l’humour hein.
Le premier récit a l’air très chouette. Le dessin des parties suivantes fait effectivement penser à du Dillon et je trouve un peu dommage que la rupture graphique soit aussi prononcée, alors que l’artiste reste le même.
« la Justice a un prix ; ce prix, c’est la liberté. » c’est assez percutant comme entrée en matière… On pourrait substituer « sécurité » à « justice » et on tomberait en plein dans les problématiques contemporaines où les gouvernements et autres organisations font du flicage à tout va sous couvert de sécurité, lutte contre le terrorisme etc.
Le nom de l’éditeur VF ne me dit rien, je suppose que la VF est ancienne ? (étant donné que pour le récent, ça semble se trouver chez Delirium…)
La VF date de 1994, ce petit éditeur ayant publié 4 tomes avec chaque fois une histoire complète piochée dans le magazine 2000 AD ou dans le Megazine. Tu peux les apercevoir sur amazon en tapant les mots clefs « légende des méga cités » pour les produits Livres en français. Je recommande également chaudement le tome 2 avec une histoire complète de Psi-Judge Anderson.
S’il est possible de détecter des convictions de gauche chez John Wagner, cela ne retire rien à sa capacité exceptionnelle de mettre en scène des problématiques de société avec une grande acuité.
Là, Présence, tu me donnés envie de tenter Dredd. Ces histoires semblent profondes et réfléchies, même si la partie graphique ne m’attire que partiellement. Tornado a raison la dernière image est magnifique. Merci donc de me donner une piste pour redécouvrir ce personnage.
Je pense que si tu demandes gentiment ils peuvent te le commander chez Album. Je leur ai déjà demandé pour des nouveautés Valiant qui n’étaient jamais arrivées chez eux et elles étaient là la semaine suivante. Ou tu peux le commander sur amazon, et même à Book Depository sur le site amazon pour quelques euros de moins. Tout n’est pas perdu. 🙂
Je profite de cette chronique pour saluer l’excellent travail de DELIRIUM qui nous offre – ENFIN ! – des comics UK. Arboris n’a été qu’une petite parenthèse éditoriale et les quelques récits publiés ici et là confrontant Judge Dredd et Batman m’avaient laissé sur ma faim. Il reste à espérer que JUDGE DREDD ne soit pas l’arbre qui cache la forêt et que de nombreux autres titres de 2000AD traversent la Manche dans les prochaines années.
Quoi qu’il en soit, cet article m’aura donné l’envie de (re)lire cette trilogie. Merci.
Bruce m’a gentiment prêté le premier tome édité par Delirium et je partage entièrement ton avis sur l’excellent travail de l’éditeur, avec une copieuse introduction qui m’a appris des choses, alors même que j’avais déjà lu le livre de Pat Mills qui retraçait la genèse du personnage avec moult détails.
En lisant ta remarque, je me suis demandé si Judge Dredd avait déjà bénéficié de traductions antérieures. Visiblement les Humanoïdes Associés avaient publié 2 albums au début des années 1980, et Soleil avait publié 4 albums en 2011-2013.