LUST IN THE DUST

JE T’AIME, MOI NON PLUS de Serge Gainsbourg

Un article de LUDOVIC SANCHES

J’avais dû découvrir JE T’AIME, MOI NON PLUS lors d’une de ses rares diffusions télévisées, il faut dire que le film passait peu sur les petits écrans, il sort même en DVD en 2006 dans la bien nommée collection « Les Introuvables » chez Wild Side.

C’est lors de sa reprise en salles en 2023 dans une version restaurée 4k que je le redécouvre et décidément je trouve que c’est un très beau film. Or si Gainsbourg musicien est encore l’objet d’un culte vivace, le Gainsbourg cinéaste est souvent vu d’un œil plus circonspect, il y a encore quelques années dans les colonnes des Inrocks, Frédéric Bonnaud, actuel directeur de la Cinémathèque Française, voyait dans sa filmographie une succession « d’impossibles nanars, auxquels même le second degré ne rend pas grâce. » Il ne s’agira pas ici de réhabiliter en totalité la veine cinématographique de Gainsbourg sur lesquelles on peut avoir quelques réserves justifiées mais elle n’en reste pas moins une facette passionnante de son œuvre dont JE T’AIME, MOI NON PLUS reste le diamant noir.

© Splendor Films source: site du distributeur

Le cinéma a une place importante très tôt dans la carrière de Gainsbourg que ce soit en tant qu’acteur quand il va jouer de son physique ingrat pour camper des méchants fourbes dans des péplums italiens de seconde zone ou comme compositeur de musiques de films, des bandes originales qui seront un vrai terrain d’expérimention musicale pour lui et ses collaborateurs du moment (Alain Goraguer, Michel Colombier, Jean-Claude Vannier) et l’occasion de composer quelques uns de ses tubes (L’EAU A LA BOUCHE pour le premier film de Jacques Doniol-Valcroze, REQUIEM POUR UN CON pour LE PACHA de Georges Lautner, le thème d’ELISA étant même tiré de la musique du film L’HORIZON de Jacques Rouffio). C’est sur le tournage de SLOGAN de Pierre Grimblat en 1968 (dont il compose aussi la musique et la chanson du film) qu’il rencontre Jane Birkin. Sur les conseils de Jacques Séguéla, Gainsbourg se fait la main en tant que réalisateur en tournant des publicités pour de la lessive avec Jane.

Jacques-Éric Strauss accepte de produire son premier long métrage à condition que le titre reprenne celui de la chanson dont le succès et la réputation sulfureuse ont fait quelques années plus tôt la célébrité du couple Gainsbourg/Birkin. Avec le soutien de Claude Berri, le film sort en 1976, échappant de peu à un classement X et malgré les compliments entre autres de François Truffaut, l’accueil est mitigé et le succès commercial n’est guère au rendez vous. Dans les années 70, Gainsbourg est toujours en quête de reconnaissance, ses albums phares de l’époque ne lui valent qu’un succès d’estime, il lui faudra attendre la sortie de AUX ARMES ET CAETERA qui lui vaudra son premier Disque d’Or et lui permet de remonter sur scène. Pour son premier film, Gainsbourg fait pourtant preuve de la même radicalité que dans ses plus grands disques aujourd’hui internationalement connus et respectés. Certes, il y aussi une forme de pose et de posture dans l’aura sulfureuse dont se pare le film (après tout, la provoc était déjà depuis longtemps son fond de commerce) mais son absence de concession et son audace sont pour beaucoup dans la fascination qu’il provoque encore.

© Splendor Films source: site du distributeur

Le charme et l’originalité de JE T’AIME, MOI NON PLUS tient beaucoup à son refus absolu du naturalisme à la française au profit de la création d’un monde imaginaire: le film est tourné en septembre 1975 dans le Gard prés de Uzés sur le plateau de Lussan prés d’un aérodrome où Gainsbourg installe un décor essentiellement constitué d’une salle de bar, un snack ou plutôt d’une réplique de diner à l’américaine dans une version assez cheap tandis que ces paysages sauvages du Sud Est de la France prennent des allures de désert westernien. Au mépris de tout réalisme, Gainsbourg recrée une Amérique rêvée avec trois fois rien dans un geste évoquant celui d’un Georges Lautner qui attiré par les sirènes de la contre-culture allait fuir un temps les truands franchouillards et les bons mots de Michel Audiard pour faire en 1970 LA ROUTE DE SALINA, cet étrange drame érotique et trouble qui reconstitue une Californie fantasmée dans les décors de l’ile de Lanzarote sur une musique écrite par Christophe. Par ailleurs, JE T’AIME, MOI NON PLUS est dédié à Boris Vian qui se déguisa en écrivain de romans noirs pulp pour réinventer aussi à sa manière puis pervertir une certaine image de l’Amérique.

Dans ce coin paumé littéralement au milieu de nulle part débarquent un couple d’hommes, Padovan et Krass, au volant d’un camion convoyant des déchets. Voulant déjeuner, ils font halte dans le seul endroit ouvert dans le coin, le snack-bar de Boris, un type peu sympathique, sale et vulgaire. Boris y emploie une jeune serveuse surnommée Johnny parce qu’elle ressemble à un mec et dont le physique androgyne fascine et attire Krass. Peu à peu se crée un étrange triangle amoureux entre les deux hommes et la jeune femme, Johnny tombe amoureuse de Krass mais celui-ci a du mal à avoir des relations avec elle tandis que Padovan, voyant son amant lui échapper, devient de plus en plus jaloux et violent. L’intrigue du film ressemble aux histoires que raconte Gainsbourg dans ses chansons et ses fameux albums-concept: comme dans MELODY NELSON ou L’HOMME A LA TETE DE CHOU, la passion amoureuse entre un homme et une femme conduit inévitablement au drame (« c’était foutu d’avance » chantera-t-il dans SORRY ANGEL) et même « l’amour physique est sans issue« . Tout Gainsbourg est là, y compris ses obsessions les plus scabreuses comme sa fixette sur le sexe anal (remember LA DECADANSE) ou son gout pour la scatologie et les flatulences (comme dans son unique roman EVGUENIE SOKOLOV).

© Splendor Films source: site du distributeur

Gainsbourg ne cache pas le caractère assez anecdotique de son histoire qui aurait pu donner lieu à un huis clos dramatique vénéneux à la Tenessee Williams, mais la psychologie des personnages et le symbolisme ne l’intéresse guère, il préfère filmer des lieux, des atmosphères et des corps surtout, des images sorties de son imaginaire et de ses fantasmes, les mêmes obsessions qu’il ressasse à l’instar des structures souvent répétitives de beaucoup de ses chansons (c’est évidemment ici l’entêtante ritournelle de la BALLADE DE JOHNNY JANE qui revient du début à la fin du film). EQUATEUR, son film suivant tourné en 1983, reprendra d’ailleurs le même point de départ (un homme débarque au milieu de nulle part pour y vivre une passion amoureuse tragique), le même bar sinistre tenu par le même taulier (à nouveau interprété par le comédien allemand Reinhard Kolldehoff) avec cette fois ci un Congo rêvé en guise de toile de fond et une trame de film noir inspirée d’un roman de Simenon dont Gainsbourg ne tirera pas grand chose d’autre que quelques clichés un peu usés (une histoire de meurtre, une femme forcément fatale…).

Comme c’est le cas dans sa discographie, ce n’est pas faire insulte à Gainsbourg de rappeler qu’une partie de son talent, c’est d’avoir su bien s’entourer. Si il est bien l’auteur complet de son film, la réussite de JE T’AIME, MOI NON PLUS doit beaucoup aux images du chef opérateur Willy Kurant (qui avait collaboré avec Godard, Skolimowski et Welles et fait la lumière de ANNA, la comédie musicale avec Anna Karina dont Gainsbourg avait composé les chansons) et le travail du décorateur Théo Meurisse (qui avait fait les décors de L’ARMEE DES OMBRES et du CERCLE ROUGE de Melville et bossera plus tard avec Bertrand Blier). Un réalisme cru avec cette lumière naturelle qui vient irradier ces paysages de routes désertes, de terrains vagues et de décharges d’ordures et ce clair obscur en huis clos dans des chambres d’hôtel miteuses et sinistres dans lesquelles la caméra à l’épaule vient filmer au plus prés les corps qui s’étreignent, la silhouette fragile et diaphane de Birkin se tordant à terre en poussant des hurlements comme une créature d’une peinture de Francis Bacon.

© Splendor Films source: site du distributeur

Pendant la scène du bal, le grotesque côtoie le sordide, la grâce se mêle à la violence: sur fond d’un rock’n roll frelaté, un striptease glauque se déroule sur scène auquel succède bientôt une version slow de JE T’AIME, MOI NON PLUS sur laquelle Johnny et Krass se mettent à danser. La caméra tourne fiévreusement autour d’eux mais cette épiphanie romantique est montée en parallèle avec le violent passage à tabac de Padovan par une bande d’ordures venus se venger et casser du pédé (avec parmi eux, Michel Blanc, aussi ridicule que détestable). Le cri de douleur de Padovan venant brutalement couper la musique et annonçant les hurlements de Birkin plus tard dans le film. La beauté revêt un caractère intensément tragique et la poésie ne se révèle que quand elle côtoie la saleté, l’ordure: le film s’ouvre sur la vision d’une gigantesque décharge à ciel ouvert et c’est en pataugeant dans la fange qu’on cite du Shakespeare. Derrière l’ironie provocante, il y a ce profond romantisme, un romantisme noir et désespéré dans lequel le trivial rencontre le sublime et c’est aussi la conception de l’art de Gainsbourg, peintre frustré, se rêvant touche-à-tout de génie tout en se donnant des airs de dandy dilettante, transcendant les frontières entre arts mineurs et arts majeurs.

Pour incarner ces deux amants maudits, Gainsbourg ira chercher Joe Dallesandro, ancien modèle découvert par Andy Warhol à la fin des années 70 et immortalisé à l’écran dans les films de Paul Morrissey où il incarne une présence masculine suscitant un désir érotique magnétique autant sur les hommes que sur les femmes, faisant de lui une icone bisexuelle très en avance sur son temps. Quittant un temps les Etats Unis, Dallesandro viendra tourner en Europe pour Louis Malle et Jacques Rivette entre autres. Gainsbourg savait ce qu’il faisait en le filmant et il y a aussi une facette queer dans son œuvre (qui s’exprimera dans LOVE ON THE BEAT avec sa pochette sur laquelle il apparait travesti en femme et la chanson KISS ME HARDY), une sorte de fascination pour les amours homosexuelles teintées de marginalité et de clandestinité comme chez Jean Genet mais dans JE T’AIME, MOI NON PLUS on peut aussi admirer l’audace de montrer à l’écran en 1976 un couple homosexuel sans la moindre forme de dérision ou de moquerie. Et puis il y a Jane Birkin qui se donne corps et âme à l’écran et transcende son personnage de femme enfant et dont Gainsbourg aura su saisir la grâce, même si il la malmène.

© Splendor Films source: site du distributeur

Si JE T’AIME, MOI NON PLUS a gagné avec le temps une aura et une reconnaissance (surtout à l’étranger) qu’il n’avait pas eu à sa sortie en France, les films suivants de Gainsbourg sont plus difficiles à revoir et à aborder. EQUATEUR, qui sera très mal accueilli lors de sa sélection à Cannes, souffre de certaines pesanteurs. CHARLOTTE FOR EVER apparait étouffé par ses parti pris formels de huis clos claustrophobe à la mise en scène surstylisée et aux images ultra-composées. Les ambitions esthétiques de Gainsbourg s’abiment dans un visuel aujourd’hui daté qui étouffe sa volonté de filmer son amour pour Charlotte dont la beauté fragile et le naturel désarmant ne trouve pas ici un écrin à sa mesure. Même quand il ose aller au bout de son fantasme en la filmant en train de danser, il frôle le maniérisme clinquant et rappelle ce qu’il peut y avoir de maladroitement publicitaire dans son imaginaire visuel. Reste que c’est peut-être son film le plus radical et il a quelque chose de troublant dans son impudeur, Gainsbourg ayant même reconstitué en studio le décor de sa maison du 5 rue de Verneuil. STAN THE FLASHER, le dernier, a du mal à creuser de manière convaincante les obsessions de son auteur (affres de la création, exhibitionnisme et fantasmes nabokoviens) malgré la présence touchante de Claude Berri.

Il me semble pourtant clair qu’il n’y jamais eu d’opportunisme dans la démarche de Gainsbourg de s’essayer au cinéma, il l’a fait avec sincérité, croyant vraiment trouver un moyen d’y exprimer sa personnalité, sans transiger ni essayer de donner le change, sans vouloir plaire à tout prix ni flatter le spectateur.


La BO du jour:

The Raveonettes – Love In A Trashcan

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