Thorgal : Le Cycle de la Brek-Zarith, par Van-Hamme & Rosinski
Un article de TORNADO
1ère publication le 11/06/16- MAJ le 16/02/23
Cet article portera sur les albums N°4, 5 et 6 de la collection.
Ces trois tomes constituent le deuxième cycle de la saga que l’on nommera postérieurement le Cycle de Brek-Zarith.
Ils ont été édités initialement en 1982, 1983 et 1984, après avoir été publiés sous forme d’épisodes dans Le Journal de Tintin.
Le scénario est de Jean Van-Hamme, et les dessins sont l’œuvre de Grzegorz Rosinski.
Cet article est le deuxième d’une suite explorant la saga par cycles. On y trouve cependant aussi les albums autonomes, puisque chaque tome est un élément constitutif de l’ensemble de la destinée du héros qui, tel Superman, est venu des étoiles…
Pour le menu :
Le Cycle de la Reine des Mers Gelées (+ Les Trois Vieillards du Pays d’Aran)
Le Cycle de Brek-Zarith
L’Enfant des Etoiles + Alinoë
Le Cycle du Pays Qâ
Le pitch : Thorgal et sa femme Aaricia (qui porte leur enfant à naitre), ont enfin trouvé la paix et le bonheur dans un paisible village de paysans. Hélas, ce bonheur sera de courte durée car la jeune Shaniah, jalouse de l’amour que Thorgal porte à Aaricia, décide soudain de le trahir en le dénonçant aux sbires du Prince Véronar, fils de Shardar, le puissant et terrible monarque de Brek-Zarith. Elle choisit ainsi de mentir, en prétendant que Thorgal est l’allié secret du Prince Galathorn, le véritable héritier du trône de Brek-Zarith jadis chassé de son royaume.
Séparés l’un de l’autre et soumis aux pires épreuves, Thorgal et son épouse vont alors vivre la tragédie que semble vouloir leur infliger leur cruelle destinée…
Cycle majeur de la saga, le Cycle de Brek-Zarith est également l’un des grands moments forts de la série. Comme il l’avait fait avec le Cycle de la Reine des Mers Gelées (les deux premiers albums) et avec Les Trois Vieillards du Pays d’Aran (le tome 3), Jean Van-Hamme continue de creuser le terreau mythologique de la série en même temps qu’il développe les constituants de sa toile de fond en matière de thèmes et de caractéristiques intrinsèques.
Le thème du peuple rural paisible écrasé comme un insecte par une civilisation cruelle et décadente (dominée par un despote fou et charismatique) s’impose pour la première fois et nous le retrouverons plus tard comme que l’une des constantes de la saga. De la même manière, la séparation de la famille et la lutte pour la reconstituer reviendra en boucle au fil des cycles, le tout symbolisé par le passage obligé du héros par tout un tas d’épreuves et autres plongées dans les mondes cachés, magiques et obscurs des temps anciens.
Autant de thèmes traités comme des métaphores et qui finissent par converger vers une seule et unique constante : La destinée. Le héros de la série est ainsi voué à souffrir et son existence sera jalonnée d’épreuves toutes plus douloureuses les unes que les autres, pour un parcours quasi-christique et une réflexion sur le destin…
Pour ce nouveau cycle, Van-Hamme n’hésite donc pas à soumettre son héros à mille tourments et lui impose le passage « au delà des ombres », c’est-à-dire au royaume de la mort elle-même ! Un rituel dont il ne reviendra pas indemne, et dont la parabole expérimente les données héroïques du personnage. En effet, en créant ces divers passages dans les mondes mythologiques (dont certains, comme le Deuxième Monde et sa Gardienne des clés, sont spécialement imaginés pour la série), l’auteur déconstruit l’aura héroïque du personnage (proprement incapable de se mesurer à de telles forces surnaturelles) afin de la reconstruire de toute pièce grâce à de nouveaux éléments fédérateurs (abnégation, sens du sacrifice, honnêteté, pugnacité), et échapper ainsi aux clichés imposés par le modèle initial de l’Heroic Fantasy à la Conan le Barbare (le héros tout-puissant, force de la nature). Il en ressort une figure héroïque en partie christique, à la fois pétrie de toutes ses influences littéraires (équilibre impressionnant entre l’Histoire bien réelle, la bible, les mythes scandinaves, les diverses mythologies occidentales, la science-fiction et la fantasy), et finalement débarrassée de leurs oripeaux…
D’un point de vue formel, les trois albums sont d’une qualité inégale, bien qu’ils forment au final un tout unique particulièrement brillant.
– La Galère Noire est encore un peu archaïque et, bien qu’il soit très bon, voire excellent sur bien des points, il souffre d’un rythme précipité (l’album se lit en moins de 20 minutes !!!) et de plusieurs ellipses narratives comme autant de raccourcis malhabiles que nous ne retrouverons plus par la suite.
– Les choses changent véritablement avec Au Delà des Ombres, l’un des tous meilleurs albums de la série. Sombre, poignant, magistralement orchestré de la première à la dernière vignette sur le terrain de l’art séquentiel, il propulse le lecteur dans une autre dimension où le souffle épique de la série côtoie des sensations inédites, tour à tour glauques et malsaines ou au contraire purement lyriques, lors de quelques très belles envolées d’une poésie noire (on songe par exemple au destin tragique de la jolie Shaniah). C’est la même chose au niveau du dessin, car à partir de là le trait de Rosinski se pare d’une virtuosité de tous les instants et dévoile un style immédiatement reconnaissable, fait de contrastes saisissants entre les ombres et la lumière, où la minutie n’empêche jamais les formes d’être comme « jetées » sur le papier, avec une étonnante force vive pour des images fixes (dont certaines mélangent noir et blanc et couleur !).
– La Chute de Brek-Zarith enfonce le clou en commençant de manière abrupte par nous montrer directement ce qui, jusqu’ici, était resté hors-champ : Soit le terrible royaume de Brek-Zarith et son non-moins terrifiant monarque ! Ce dénouement majestueux porte très haut la cruauté des civilisations selon le monde de Thorgal, où le pouvoir est malsain et où la mort se glisse dans les moindres recoins. L’alchimie miraculeuse qui existe entre Rosinski et Van-Hamme fait encore des merveilles et le second nous gratifie d’un récit à la puissance évocatrice sans commune mesure, bourré de surprises et de rebondissements inattendus, puisant dans son esprit des trésors d’inspiration inouïe. Une véritable apothéose digne de donner le vertige aux plus ambitieuses créations cinématographiques…
La Chute de Brek-Zarith insiste encore sur le terrain de la parabole en imposant une réflexion acerbe quant à la notion de « Civilisation ». Car la série Thorgal offre une vision désespérée de cette dernière notion, par laquelle l’idée même de « Liberté » semble absolument impensable, tout simplement.
C’est une constante dans les œuvres de Jean Van-Hamme : L’homme est un loup pour l’homme et le pouvoir attise les pires malveillances. Ce postulat n’a rien d’original, certes, mais son corolaire sur le thème de la civilisation dont la simple existence puisse aliéner toute velléité de liberté pure et simple est plutôt pessimiste et impertinent. Et complètement édifiant. Et le final du Cycle de Brek-Zarith ne laisse planer aucune ambiguïté sur la question puisque, lorsqu’Aaricia demande à Thorgal quel est l’endroit où ils pourront aller afin de pouvoir vivre heureux, il lui répond tout simplement : « Loin des hommes »…
A plusieurs reprises, on pourra prendre les auteurs en flagrant-délit de citations littéraires. Par exemple, lorsque le monarque de Brek-Zarith donne une somptueuse fête décadente en son château tandis que les festivités signent l’arrêt de mort de toutes les convives, on pense fortement à Edgar Alan Poe et son Masque de Mort Rouge. Une référence tout à fait cohérente puisque le sujet est le même : La chute d’une civilisation liée à la folie de son dirigeant et à la décadence de son peuple.
Bien évidemment, lorsque Shardar le Puissant met en déroute la flotte viking grâce à ses miroirs réfléchissant le soleil, Van-Hamme cite ouvertement Anthemius de Tralles et la légende d’Archimède utilisant les miroirs ardents à la Bataille de Syracuse en 213 avant JC ! Au cinéma, on retrouvera le même procédé pour une autre légende : Celle de Salomon dans le film Salomon et la Reine de Saba réalisé par King Vidor en 1959 !
Des références littéraires mais également cinématographiques, puisque ces images renvoient le lecteur à des scènes marquantes de l’histoire du cinéma.
Avec ce second cycle et cette troisième grande aventure, Jean Van-Hamme et Grzegorz Rosinski nous offrent une somptueuse saga et parviennent à sortir des sentiers battus en apportant diverses couches de sous-texte à la toile de fond de la série et en développant un univers visuel particulièrement fort et viscéral.
Une superbe parabole sur les civilisations et l’aliénation de la liberté, transcendée par une réflexion profonde sur la notion de « Destin », aussi bien en ce qui concerne l’homme dans son unicité (un destin pour chacun d’entre nous) que dans sa globalité (une destinée pour l’humanité toute entière). A l’arrivée, cette réflexion échoue inévitablement sur une question existentielle essentielle : Et si la plus grande valeur de l’homme, à savoir la Liberté, était également le plus difficile à acquérir et à préserver ?
Un grand classique du monde de la bande-dessinée pour adultes, magistralement effectué, profond, authentique, baroque, lyrique, troublant et magnifique…
Ah ! Le voilà ce 2eme article.
Résister à le lire, résisteeerrr…
Alors là pardonne-moi Tornado mais je ne vais pas lire cet article sauf si tu me le garantis sans spoilers.
Du moins pas avant d’avoir moi même lu ces tomes que j’ai à présent en ma possession depuis peu suite à tes conseils.
D’ordinaire ça ne me gêne pas d’être un peu spoilé quand l’article m’aide à m’intéresser à une BD. Mais bon là ils dorment à côté de moi donc le pas est franchi, autant que je découvre le reste seul.
Je me suis pris 2 intégrales collection Magnum petit format couleur qui regroupent les 6 premiers tomes. (mais si, c’est pas mal comme format)
Je vais attaquer bientôt.
La suite n’est pas éditée dans ce format. Mais j’ai vu que le cycle de Qa a eu droit à une intégrale regroupant donc le tome 9 à 13. Il faudra juste que je me chope les tomes 7 et 8 en tomes classiques. Collection dépareillée…mais économique (en place dans les étagères aussi)
Je n’ai donc pas lu l’article mais déjà la note me rassure sur la qualité de ce cycle.
Un bon conseil : lis vite les Thorgal et ensuite tu lis ce superbe article de Tornado !
Un bien bel article riche en réfèrence dont certaines m’échappèrent à l’époque d’une relecture de la série. Les dessins de Rosinski traduisent à merveille le récit le plus sombre de la série à mes yeux. Et jamais Rosinski n’égalera de nouveau ce travail somptueux de ce cycle. Ce style graphique qui s’étale sur une période (83-86) qui se termine avec Alinoe et qu’on retrouve dans le Chninkel me manquera grandement par la suite mais c’est hélas la façon de travailler de l'(des)artiste(s), en recherche constante de changement et de nouvelles techniques. Goûts purement personnels car pour d’autres l’apogée de l’artiste se fera sur le cycle de Qa. Dans tous les cas, ces deux-là auront révolutionner la BD franco-belge en s’inspirant des comics (et de bien d’autres supports comme tu le dis Tornado) avec des thèmes plus adultes pour ce genre de récit, et une continuité à travers les tomes et les cycles notamment avec cliffhanger. Bravo à ces grands artistes !
Ohlalala mais comment c’est bon cet article ! En gros j’ai rien à dire, c’est parfait, et je pense exactement pareil. Pour tout. L’ayant relu récemment, ce cycle est clairement magnifique graphiquement, surtout sur les deux seconds tomes.
Si vous ne connaissez pas Lisa Mandel, je vous conseille sa série extrêmement drôle Nini Patalo, qui a eu droit à sa série de dessin animé, et que nous avons relue plusieurs fois avec mes enfants. Si je vous en parle, c’est parce qu’on discutait de l’humour en bd récemment, et parce qu’une des blagues fait ouvertement référence à Au-delà des ombres : pour sauver Fritoune, la patate atomique, Nini doit couper le fil de la vie d’une patate dans le royaume de la Mort, qui est une vieille fille célibataire désespérée de trouver un peu de chaleur humaine.
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Je me souviens avoir lu des passages de ce cycle, chez le pote où on faisait du JdR le samedi après midi. Plus exactement, j’avais deux potes qui aimaient bien la série et m’avaient montré plusieurs extraits. Le coup du fil à couper m’avait effectivement marqué… mais ne m’avait pas pour autant fait accrocher à la série (oui, j’étais déjà con et obstiné).
C’est vrai que les détails et les textures sur certaines planches sont de toute bôôôté… En revanche, certains visages me semblent un peu moyen-moyen : par exemple la tronche d’ahuri de Thorgal sur la dernière case du scan « Trahi par amour ».
Bon, après tout ce temps, je crois que l’article de Tornado m’a presque donné envie de lire du Thorgal ! Eventuellement lors d’un prochain passage en médiathèque…
PS : en m’amusant à repérer les « Tornaderies », j’ai trouvé « toile de fond » et « oripeaux » (manque le légendaire « infantile », mais il ne trouvait sans doute pas sa place pour un article sur une telle oeuvre…) 😉
@Matt : Non, tu as raison, ne lis pas l’article et savoure d’abord la BD ! 😉
@yuan : Je suis d’accord avec toi, le dessin sur les albums 5 à 6 et 8 atteint un pic que l’on ne retrouvera plus ensuite.
@Jyrille : Toi, tu ne vas pas t’en tirer avec quelques flatteries, hein ! 😉
@JP : La tête d’ahuri c’est dans le tome 4. Le dessin s’améliore vachement beaucoup à partir du suivant !
Effectivement, pas de place à la notion d’infantilité dans cette série. Sauf éventuellement dans le tome 7…
Merci à tous pour vos retours 🙂
Très bel article qui identifie le point de comparaison qui sert de repère, à savoir Conan le barbare. A partir de cette base, tu fais ressortir avec force tout ce qui fait la spécificité de ces 3 tomes, par rapport à ce modèle de l’Heroic Fantasy. J’avoue que j’éprouve quelques réticences à l’égard d’un récit quand je me rends compte que l’auteur utilise la référence christique en occultant tout sa dimension spirituelle, sans parler de sa dimension religieuse.
J’éprouve également quelques difficultés avec cette forme de prédestination. Je ne sais pas comment Van Hamme la présente dans ces 3 tomes. Parfois, un auteur s’en sert comme pour justifier les limites inhérentes au récit de genre, c’est-à-dire que le héros souffre parce que c’est le rôle du héros, parce que c’est la figure de style imposée du récit d’aventure que ça tombe toujours sur le même.
Pour le coup, ton commentaire explique clairement comment le scénariste déconstruit le personnage pour dépasser ces conventions, et faire ressortir les valeurs qui l’animent.
En (re)voyant les dessins de Rosinski (grâce à ta sélection), je perçois mieux leur force et leur délicatesse. Je constate que lui aussi s’affranchit des arrière-plans quand il estime qu’ils n’apportent rien (la planche avec la légende Trahi par l’amour). Ton article est très enrichissant quand il montre quelles œuvres ont nourri les visuels de la série.
Van-HAmme utilise-t-il la référence christique en occultant toute sa dimension spirituelle et religieuse ? Je n’en suis pas sûr car, s’il se désintéresse de l’élément religieux au sens propre du terme, d’un autre côté il réinterpête cette composante pour parler de la destinée humaine. Ce qui en soit est très spirituel.
Je viens de me les relire et c’est de la pure pépite…
LA GALERE NOIRE est un bon film d’action où le héros échoue à peu près tout le temps, indispensable pour saisir l’intensité du suivant
AU DELA DES OMBRES est une des bds les plus émouvantes qui soit, en plus son visuel est passionnant, beau, poétique…
BREKH ZARITH est celui que j’aime le moins même si j’apprécie l’idée du despote qui renonce à son royaume d’une manière des plus sadiques pour finalement avoir un projet encore plus cruel, tout ça sans départir de son calme. On est bien loin des hystériques que nous balance le cinéma américain.
Si Thorgal étai un comics (et il en reprend tous les codes-aliens-pouvoirs, mélange fantasy/SF-figure du héros) ce serai simplement le meilleur.
J’étais en train de lire les 3 hier et aujourd’hui ! Quels dessins mes aïeux !