Annie Sullivan & Helen Keller par Joseph Lambert
Publié le 25 avril 2014. Mise à jour le 15/08/18
AUTEUR : MAT MATICIEN
VF : Çà et Là / Cambourakis
Ceci est un roman graphique écrit et dessiné par Joseph Lambert inspiré par l’histoire vraie d’Helen Keller et Annie Sullivan.
Sourde, muette, aveugle. Trois mots ou plutôt trois coups qui résonnent comme une condamnation et scellent le destin d’Helen Keller, une fillette de 19 mois.
Nous sommes en 1882 dans le sud des Etats-Unis en Alabama. Cette enfant commence alors à dériver lentement, devant les yeux de ses parents impuissants, des berges de la civilisation vers un continent plus noir et sauvage. Les médecins convoqués sont démunis. On veut la guérir alors qu’il faudrait l’éduquer. On cherche vainement un traitement là où il faudrait un miracle.
Et celui-ci va finir par arriver, 4 ans plus tard, sous la forme inattendue d’une très jeune tutrice malvoyante et inexpérimentée appelée Annie Sullivan. Fille d’immigrés irlandais, abandonnée à 8 ans dans un hospice, elle vient tout juste d’être diplômée d’un institut pour aveugle lorsqu’elle rejoint la famille Keller. Elle seule saura détecter derrière les crises de cette enfant l’envie désespérée de communiquer et une intelligence vive.
Ces deux êtres, que tout semblait condamnés au départ, vont alors construire ensemble une réussite si forte qu’elle restera dans l’histoire américaine et est encore célébrée le 27 juin à l’occasion du Helen Keller Day , jour de naissance d’Helen. Le défi que relève Annie Sullivan est colossal. Comment entrer en communication avec une enfant sourde, muette et aveugle ? Une enfant qui n’a plus communiqué avec le monde réel depuis plus de 4 ans ? Comment lui enseigner les rudiments du langage?
Cette histoire vraie très populaire outre atlantique a été de nombreuses fois adaptée au théâtre, à l’écran mais encore jamais été en BD… et cela se comprend aisément ! Comment représenter ce que ressent Helen, son enfermement, son handicap et son ouverture progressive au monde ?
Joseph Lambert, l’auteur de ce projet, relève le défi brillamment. Il a compris que la clef de l’adaptation de ce récit était sa capacité à donner une « voix » à Helen Keller c’est-à-dire présenter le récit du point de vue de cette fillette. Pour cela, il créé un langage (graphique) capable d’illustrer non seulement les perceptions kinesthésiques, olfactives et gustatives d’Helen mais aussi ses sentiments, ses émotions. Ce langage s’inspire des ouvrages qu’aurait pu lire cette fillette: les livres d’illustration. Joseph Lambert nous offre ainsi la possibilité de pénétrer la conscience d’Helen.
L’enfance des deux héroïnes est présentée en parallèle. On alterne ainsi entre l’hospice insalubre où a grandi la tutrice et la maison cossue des parents d’Helen Keller. Dans les deux cas, la solitude mais aussi la rage de combattre et de s’en sortir est omniprésente. Certains lecteurs pourront être frustrés car cela casse un peu le rythme de la narration mais au final cela est très utile pour comprendre où la tutrice va puiser sa force, son énergie, sa détermination pour réaliser l’impossible et ramener à la vie une enfant perdue.
L’auteur, Joseph Lambert, utilise le plus souvent un découpage serré en 4 lignes et 4 cases par ligne. Cela lui permet de décomposer les scènes et de nous projeter ainsi dans l’intimité des personnages. Sur 12 cases, par exemple, il présente un corps à corps vigoureux qui oppose la tutrice à cette enfant sauvage. Il conclut cette séquence par la formule laconique « La bagarre qui s’ensuivit dura presque deux heures ». L’auteur choisit de consacrer plusieurs pages à la fin de cette double biographie à une polémique sur Helen Keller. Dans un entretien, il déclare avoir voulu montrer par là l’obsession de l’Amérique pour la célébrité, le sensationnalisme.
C’est pour moi le seul point faible de cet ouvrage qui perd avec cet épisode l’intensité de son sujet au profit d’une anecdote. Quelques pages sur le devenir de ces deux femmes, qui resteront amies toute leur vie, auraient été selon moi une conclusion plus naturelle. Il faudra lire les notes historiques de la fin de l’ouvrage pour apprendre qu’à la mort d’Annie Sullivan, « en 1936, à l’âge de 70 ans, Helen lui tenait la main ». Cette main par laquelle la tutrice lui aura tout appris de la vie.
Si cette histoire me touche tant, c’est qu’elle a une dimension universelle et nous rappelle que le langage reste la plus belle invention de l’homme. Cette BD permet de ressentir la joie pure, instinctive de la découverte du monde, une découverte qui finalement peut se passer de « sens » mais pas de mots.
Cette histoire est devenue en quelque sorte un mythe moderne. Comme Orphée descend aux enfers pour sauver Eurydice, Annie Sullivan va chercher au plus profond d’elle-même la force de rendre à la vie une enfant. Ce livre a reçu le prix Eisner 2013 de la meilleure BD adaptée d’une histoire vraie Best Reality-Based Work .
Quelle belle plume ! On voit que tu t’es appliqué !
De l’inconvénient de lire de la BD à la chaîne ! J’ai honte de dire que je suis passé complètement à côté de cette histoire lors de ma première lecture. L’histoire d’Annie venant sans arrêt catapulter celle d’Helen. Tout ce que tu décris me donne envie de m’y replonger fissa !
La photo publiée est assez bouleversante. On y lit la tranquillité et la confiance d’Hélène en sa tutrice. Annie semble forte, déterminée.
Et de savoir qu’Helen tint sa main au moment de son trépas laisse entendre qu’en l’espace d’un instant, elles partagèrent des ténèbres terrorisantes.
Je suis vraiment fier des plumes de ce site ! Bravo !
Merci. Cette BD m’a beaucoup touché et j’ai souhaité écrire un article qui rende hommage à ce travail et à cette histoire si singulière. Je suis très heureux de t’avoir convaincu de retourner vers ce livre 😉
Merci. Cette BD m’a beaucoup touchée et j’ai souhaité écrire un article qui rende hommage à ce travail et à cette histoire si singulière. Je suis très heureux de t’avoir convaincu de retourner vers ce livre 😉
Commentaire passionné et didactique => commentaire passionnant
Je n’ai pas bien saisi la remarque relative à la polémique. De quoi s’agissait-il ? De son engagement politique ? Parce que du coup, j’ai été lire l’article wikipedia qui lui est consacré.
Merci Présence. J’ai effectivement réduit cette partie dans le commentaire et cela visiblement se ressent 😉
A la fin du livre, Joseph Lambert consacre une vingtaine de planches à une polémique qui a touché Helen Keller dans sa jeunesse mais aussi sa tutrice. Une des notes historiques de l’ouvrage détaille cette polémique :
« A l’âge de onze ans, Helen Keller a écrit « Le roi Givre », une histoire qu’elle a envoyé au docteur Michael Anagnos, directeur de l’institut Perkins [l’institut dans lequel Annie Sullivan a été formée], en guise de cadeau d’anniversaire.
Le docteur décide de la publier dans le magasine des anciens de l’école; ce texte témoignait d’une nouvelle réussite extraordinaire d’Helen.
On a découvert plus tard que « Le roi Givre » était presque identique aux « Fées du Givre », une histoire (…) publiée en 1889″.
On soupçonne alors l’institut de tromperie, certains accusent Annie et Helen de plagiat, une enquête est lancée et Helen est interrogée plus de deux heures…
On ne saura jamais la vérité, mais la note laisse entendre que quelqu’un d’autre que la tutrice a lu cette histoire à Helen dans son enfance, à une époque « où elle n’était pas capable de distinguer les histoires qu’on lui lisait de celles dont elle rêvait [pour mémoire, elle est sourde, muette et aveugle]. » Qui plus est la notion de droit d’auteur lui est étrangère.
Cette épisode mis à mal les relations entre Annie et le docteur Anagnos, son ancien mentor ; et bouleversa Helen qui de ce jour décida de ne plus jamais écrire de fiction.
Joseph Lambert met en scène sur 3 planches « Le roi du Givre » de très belle façon mais selon moi il s’attarde trop sur la polémique qui s’en suit. J’ai lu dans un entretien qu’il l’avait fait pour dénoncer le sensationnalisme américain. Je trouve que ce message est plus faible que l’histoire présentée et qu’il appesantit le récit.
Peut-être (hypothèse ?) aussi qu’il s’agit d’une question de point de vue » géographique » :
– aux USA, l’histoire d’Helen Keller est très connue. Aussi cette anecdote finalement peu connue est peut-être un moyen pour l’auteur de se démarquer des autres adaptations ?
– en Europe, où cette histoire est mal connue, les quelques pages sur la vie d’Helen Keller manquent. Heureusement, il y a les notes et Wikipédia 😉
Je suis heureux que ce commentaire t’ai permis de revisiter cette oeuvre. Le travail sur le temps est effectivement important, selon moi, dans ce récit.
J’ai aimé la relecture de cet article ! La métaphore Orphéique est très juste et poétique… Et complètement occulté l’Eisner Award. Je vais tenter de le relire, promis !
Et bien j’avais loupé cet article… très beau commentaire Mat, je ne sais rien de cette histoire ni de cette bd mais tu donnes envie !
Moi, j’avais déjà lu cet article mais à l’époque je commentais peu.
Alors merci pour l’article Matt !
Dans mon inculture crasse, c’est grâce à un autre Matt (Murdock) que je connaissais le nom d’Helen Keller, évoquée dans Daredevil : Yellow. Du coup, j’ignorais qu’elle était également sourde et muette en plus d’être aveugle…
Son histoire semble effectivement hors du commun et cette lecture me tentrait bien… mais les dessins ne sont pas super-attirants (quoique j’y vois une pointe de Larcenet…)
Oui, c’est ce que je me suis dit aussi tout à l’heure JP. Et je ne suis que novice dans le monde de Larcenet. Hélène Keller faisait partie de mon programme de français en 5ème ( avec le chien des Baskerville et le Journal d’Anna Frank).
Et une BD de plus à lire ! Merci à M&M 😉
J’ai vu Miracle en Alabama hier d’Arthur Penn qui relate la relation entre Helen et Annie.
Putain de chef d’oeuvre ! Il s’agit sans ambages de interprétation féminine la plus saisissante du cinéma américain pour Patty Dukes dans le rôle de la jeune fille sourde,aveugle et muette.
C’est souvent très drôle, profond, intelligent. J’ai beaucoup pensé à l’enfant sauvage de Truffaut.
La rééducation d’Helen pose les questions fascinantes sur l’apprentissage du langage, le rapport entre l’humain et les mots et tout simplement ce qui fait de nous une créature civilisée.
Magnifique ! Merci Patrick 6 ! Des lumières sensationnelles !
J’ai préféré ce film à la BD moins humaine, trop découpée.
Carrément !! Ce film est un franc chef d’œuvre ! D’une part au niveau formel (la plus belle photographie du monde quasi à égalité avec « La nuit du chasseur » ! Ce n’est pas rien !) qu’au niveau du fond ! Les scènes de repas sont époustouflantes !! On fini aussi exténué qu’Annie !! Top 10 de mes films préférés !
Du reste je pense que les auteurs de la BD ont forcément du voir ce film et s’en sont fortement inspirés… En se concentrant hélas un peu trop sur le coté cérébrale et en laissant un peu trop de coté l’aspect humain… La BD contrairement au film ne sent pas la sueur et les larmes !
A noter qu’une fois n’est pas coutume le titre du film « Miracle worker » a été traduit de manière aberrante en « Miracle en Alabama » il y a des choses qui m’échapperont toujours !
Oui, voilà la BD est trop cérébrale pour une histoire où les émotions sont primordiales.
Les scènes de lutte avec Helen sont effectivement ereintantes. Jouées et filmées avec les trippes. J’ai eu grand plaisir à ré découvrir cette actrice Anne Bancroft que j’avais déjà apprécié dans Éléphant Man.
Elle a été mariée à Mel Brooks, non ?