The Dark Ennis Saga !
Propos recueillis et traduits par Bruce Tringale
Notre héros par Ed Illustratrice
Cette interview a une histoire un peu torturée. Elle mixe mes deux rencontres avec Garth Ennis le plus grand scénariste de comics actuel, détrônant même dans mon panthéon un Alan Moore totalement illisible depuis une bonne dizaine d’année !
La première partie a été publiée dans GEEK MAGAZINE en juillet 2023 pendant le Paris Fan où il était l’invité d’honneur et où mon entretien était centré sur la culture comics où il évolue depuis plus de trente ans.
La rencontre se passa comme un rêve et nous prîmes contact pour une deuxième interview pour le numéro 7 du journal BEST qui à ce jour, plus d’un an après, n’en finit pas de ne pas vouloir paraître.
Il y était question d’interroger Ennis sur sa culture rock omniprésente dans ses écrits.
Pour finir cette saison, je ne pouvais pas imaginer mieux que de vous offrir en exclusivité le montage de ces deux interviews avec en sus en médaillon quelques mots sur WOMEN IN WAR parue chez Komics Initiative qui avait patronné notre prise de contact !
Euh, par où commencer ?
Rencontrer en exclusivité Garth Ennis lors du dernier Paris Fan est un honneur et supplice. La liste des chefs d’œuvre commis par le turbulent irlandais est aussi longue que celle des victimes du Punisher qu’il présida pendant 10 ans et votre pauvre reporter est soumis à une tempête sous un crâne : si vous passiez 20 minutes avec le papa de Jesse Custer et Billy Butcher, de quoi lui parleriez-vous ?
Ennis est là, prêt à tout dire et tout raconter, souriant malgré le Covid qui le torture depuis la veille. Sûrement un coup de Vought America…
L’an dernier tu as été l’invité d’honneur au Paris Fan d’un pays que tu as souvent raillé, entouré de cosplay de super-héros ?
Garth Ennis (rires) : Well, c’était une convention de comics, on s’y habitue et c’est bien le signe de la prédominance des super-héros américains sur l’industrie de la bande dessinée. Ça m’exaspère mais je ne peux pas y faire y grand-chose.
Preacher, The Boys, Punisher mais aussi Jimmy’s Bastards, Hellblazer, The Pro, Judge Dredd, Battlefields, Crossed, Just a Pilgrim… Es-tu conscient de la consistance de ton œuvre ? Même Alan Moore a déclaré être impressionné par ton travail !
C’était très gratifiant de la part d’Alan Moore de parler ainsi de mon travail mais pour moi il est toujours le meilleur. Pour le reste, je ne suis pas très contemplatif de mon œuvre. Je peux même dire que je n’ai pas écrit d’histoires inoubliables depuis 3 ans. En 10 ou 15 ans, il y a même des trucs dont je ne suis pas fier, notamment ma reprise de The Shadow qui était une fausse bonne idée. Mais je reste très fier de ce que j’ai pu faire sur Preacher, Punisher, The Boys et aussi Crossed
Certainement le travail le plus malsain de toute la littérature ennisienne
© Black River Comics
Avec A Walk Through Hell, tu livres ton histoire la plus ambitieuse depuis Crossed justement !
Je suis d’accord avec toi. Je voulais donner l’impression de réaliser le film d’horreur le plus fauché qui soit avec ces 2 flics qui rentrent dans un entrepôt avant de raconter une de mes histoires les plus malsaines et tordues avec une femme badass comme j’en ai le secret (rires). L’agent Shaw a vécu une expérience terrifiante en découvrant le cadavre d’un enfant, elle est incapable de laisser son meurtrier s’en sortir. Le monde lui a déjà tout pris, elle est incapable de s’attacher à qui que ce soit et elle est prête à sa manière à traverser le scénario cauchemardesque que je lui ai préparé. C’est effectivement un de ces personnages féminins que j’aime écrire.
Parlons de super-héros. Tu les détestes toujours autant ?
Je déteste leur prédominance sur le marché. Tous ne sont pas stupides, il y en a même que j’aime bien mais à 99%, la manière dont ils sont écrits ne m’intéresse pas. Parfois ça marche avec des titres comme Watchmen ou Marshal Law.
Pourtant, même une raclure comme Hitman témoigne du respect pour Superman !
Ouais, même lui il n’y peut rien. On m’a souvent parlé de cet épisode. Pour Tommy, Superman incarne une personnification positive du rêve américain en opposition à la parodie du super-héros branleur que j’ai conçu pour lui.
Je t’aime, moi non plus
© DC Comics
Dans The Boys, tu es parfois capable de tendresse avec les supers-slips.
Tu me parles de l’arc The Innocents avec le groupe « Super-Pépère » ? Ils ont été recalés de toutes les grandes équipes de super-héros. Ils n’ont ni de Spider-Man ni de Wolverine dans leurs rangs. Ils sont pathétiques, si faibles, si infantiles que je n’avais pas envie de me moquer d’eux. Ils tentent de faire de leur mieux et j’ai fini par m’attacher à eux.
Puisque l’on parle de Super-Héros, mentionnons que Jesse Custer, le héros de Preacher en a quelques codes : il a le pouvoir, la responsabilité et il a été élevé par une grand-mère castratrice !
Hum… Avec Preacher je voulais écrire un Western moderne. Il a peut-être ses habilités surnaturelles mais il les utilise comme un as de la gâchette, pas comme un super-héros. Mon école, ce sont les Westerns pas les Super-Héros. On m’a dit parfois que Goddess évoquait La Saga du Phénix Noir, une histoire que je n’ai jamais vraiment lue. C’était superbement dessiné par Phil Winslade mais honnêtement mon script n’était pas terrible (rires).
Ton travail pour le Punisher équivaut à ce que Frank Miller a fait pour Daredevil. J’ai toujours rêvé de te voir écrire ce personnage.
Oh, j’adore tout le travail de Millersur Daredevil, j’adore Born Again, c’était brillant, il y avait aussi ce roman graphique avec Sienkiewicz….
Love and War !
Oui, splendide et puis tout leur travail sur Elektra Assassin. Daredevil a eu une somme de talents inimaginables sur sa série et je ne me sens pas capable de m’en occuper.
Si Ennis, pouvait écrire DD…
© Marvel Comics
Je suis très surpris ! Lorsqu’il apparait dans Le Punisher, c’est le seul super-héros que tu sembles respecter.
Tu sais la leçon que j’ai apprise en scénarisant Le Punisher, c’est qu’il n’y a pas mieux qu’un super-héros pour ruiner une bonne histoire. C’est pour cela que je me suis dirigé vers l’univers MAX afin de m’en débarrasser (une collection Marvel pour lecteurs matures –Nda). SI je voulais aborder des sujets de société ou politiques, je ne pouvais pas le faire avec des clowns costumés. Je n’ai fait qu’utiliser Nick Fury qui, débarrassé de son attirail super-héroïque, est l’incarnation idéale de la CIA. Avec Frank Castle, ils forment le parfait tandem de soldats américains du XXème siècle.
Dans The Slavers, tu signes une histoire du Punisher bouleversante…
Oh merci, je l’aime beaucoup moi aussi. Il y’ a beaucoup de colère dans cette histoire. Ma femme m’avait fait lire un article de 3 pages sur le trafic d’êtres humains. J’étais horrifié, furieux et ce fut l’une des rares fois où j’aurais voulu que le Punisher existe dans le monde réel. Bien sûr que ce n’est pas possible, ça nous conduirait vers un processus dangereux mais, oui, j’ai aimé confronter la brutalité de Frank au professionnalisme de l’assistante sociale qui l’accompagne dans cette histoire.
Le Saint Of Killers (Preacher) et le Punisher ont pas mal de points communs.
Je vois ce que tu veux dire mais pour moi le Saint Of Killers incarne le vieux Ouest Américain quand Frank est un soldat discipliné qui cible ses victimes. Frank a un code très strict quand le Saint tue absolument tout le monde. Mais effectivement tous les deux ont perdu leurs familles et livrent une guerre sans fin.
Ennis sait écrire des moments bouleversants lorsque le Punisher réconforte à sa manière une mère endeuillée.
© Marvel Comics
Tu as lu les autres Punisher après toi ?
Je sais que Rick Remender a transformé le Punisher en Frankenstein mais ce n’est vraiment pas pour moi. J’ai beaucoup aimé le travail de Jason Aaron sur la série MAX. La nouvelle série, non je ne peux pas, c’est une commande Marvel pour disculper le personnage de toute accointance avec l’extrême droite américaine. C’est factice et ne m’intéresse pas beaucoup.
Tu as souvent été étiqueté comme le « Punk » des Comics. Tu apprécies ?
Non, j’ai une vie relativement confortable que je n’ai pas l’intention d’abandonner. C’est une étiquette facile apposée par des paresseux poseurs. Quand j’entends le mot Punk, je pense immédiatement à la réplique de Richard Burton dans Quand les aigles attaquent : « Je vous considère comme une petite frappe et une frappe particulièrement minable »
J’apparais bientôt dans les Punks des Comics, une anthologie d’auteurs anglais qui ont influé sur les comics des années 80 et 90. Si j’avais su que le bouquin s’appellerait comme ça, j’aurais refusé d’y participer.
Pourtant tu commences ta carrière sur Judge Dredd, LE comics Punk !
Ouais, j’ai droit à cette association tout le temps. Je suppose que 2000 AD a eu un effet similaire, même s’il convient de noter qu’ils devaient avancer prudemment après l’arrêt, l’année précédente, d’Action, le prédécesseur de ce magazine, qui était beaucoup plus « trash ». Il y avait au départ une atmosphère anti-establishment, bien sûr, mais au moment où j’ai écrit pour eux (très mal), 2000 AD était devenu l’establishment de la BD britannique, une forme d’aristocratie.
Allons droit au but : Est-ce que tu aimes le rock et quels sont tes albums cultes ?
De manière aléatoire, je peux te citer Hendrix, les Beatles, quelques Stones, des morceaux de REM, des Pixies, James Taylor, Johnny Cash, Elvis, Tom Petty, Bowie.
Mais mon groupe préféré restera les Pogues. Mon concert préféré, c’était pour leur reformation il y a 15-20 ans. Ils étaient géniaux, on sentait qu’ils avaient encore la flamme, mais après la tournée ils n’ont rien sorti et se sont séparés. Dommage.
Dans Preacher, Arseface est un jeune paumé qui est défiguré après avoir essayé de se suicider comme Kurt Cobain.
Oui, mais en fait Arseface est inspiré de 2 crétins qui se sont suicidés après avoir écouté un disque de Judas Priest à l’envers. Sans déconner ! Un a réussi, l’autre s’est loupé mais en est sorti défiguré. Je me moque de ces personnes qui en viennent à se tuer après avoir cru devoir agir comme des héros de la contre-culture. Putain de Darwin Award !
Arseface devient un chanteur célèbre en massacrant Wonderwall d’Oasis…
C’était la chanson à la mode de l’époque et j’étais sûr que mes lecteurs la reconnaitraient même chantée par la bouche défigurée d’Arseface. C’est assez approprié pour lui, incroyablement catchy avec des paroles qui ne veulent rien dire.
Et après tout, tu es mon mur des merveilles…
© Vertigo
Toujours dans Preacher, tu ridiculises les Gothiques…
Je pense que j’en avais principalement contre les fans d’Anne Rice. J’apprécie The Cure, mais tu conviendras que le look gothique prête à parodie. Beaucoup ont pensé que je me foutais de Sandman et de ses lecteurs souvent gothiques. C’était en partie vrai et mon dessinateur Steve Dillon n’a rien arrangé en donnant les traits de Neil Gaiman à un personnage. Mais j’apprécie beaucoup Sandman, notamment les histoires avec la convention des tueurs en série, l’arc autour de la clé des enfers et l’homme qui ne voulait pas mourir.
Jesse Custer prend en stop un Elvis vieillissant à la fin de Preacher…
Oui, je te l’ai dit, j’aime Elvis. Une grande partie de sa musique est phénoménale.
Je me suis rendu aux Studios Sun à Memphis où j’ai ressenti de manière palpable ses vibrations musicales. J’ai aussi visité Graceland alors j’ai aussi tâté de tout le grotesque et de l’indigence du personnage. Dans Preacher, j’ai aimé mettre en scène Elvis comme un vieux sentimental nostalgique, un fantôme américain errant sur les autoroutes pour l’éternité.
Jesse Custer confesse Elvis dans le dernier arc de PREACHER
© Vertigo
L’ami invisible de Jesse Custer, c’est John Wayne !
Ouais, chaque génération sait les conneries qu’il a pu débiter en interview. Mais pour moi, il est avant tout Marion Morrison, le mec qui jouait John Wayne dans ses films. Le vrai John Wayne n’a jamais existé, c’était un mythe américain moderne, une légende vivante de l’époque.
Je précise que le John Wayne que j’aime, c’est celui d’une demi-douzaine de films. Les autres sont fastidieux et répétitifs. Mais j’adore La Chevauchée Fantastique, Le Dernier des Géants, les Cowboys, Iwo Jima et Cent Dollars pour un Shérif. Je le trouve super également dans Le jour le plus long. La prisonnière du désert est furieusement inconsistant et La rivière rouge aurait pu faire un film incroyable si la fin n’avait pas été foirée.
Dans tes œuvres récentes tu dissertes beaucoup sur le phénomène Woke et l’extrême droite.
Lorsque la Droite ajoute de la pathologie mentale à son répertoire habituel d’égoïsme et de cruauté, la Gauche décide de lui répondre sur le terrain de la morale et de la vertu principalement sur les réseaux sociaux. La Droite a le pouvoir politique, la Gauche maitrise Twitter. Qui l’emporte ?
Ici, aux USA, tous ces trous-du-cul parviennent à peine à être contenus mais il y a ce sentiment qu’ils se fraient leur chemin jusqu’au sommet.
L’emploi du mot Woke est une diversion incroyablement stupide sur des sujets réellement préoccupants. Il arme la Droite d’un bâton bien commode pour frapper la Gauche avec ce que les gens veulent entendre.
Quant à la Gauche, elle a souvent adopté le politiquement correct tout aussi pompeux et arrogant, une arme qui a fini par se retourner contre elle. Ils n’en ont pas marre de perdre les mecs de Gauche ? J’aimerais les voir gagner mais je crois qu’ils n’apprendront jamais de leurs erreurs.
Mon pied, tes couilles : les présentations sont faites !
© Image Comics
Tu écris toujours des femmes fortes et résilientes. Te sens-tu féministe ?
Je ne me revendique pas féministe, je ne crois pas avoir le droit de le faire, car aucun homme n’a traversé toutes les merdes indescriptibles que les femmes ont connues.
Bien sûr, je souscris à la majorité des principes féministes et aimerais les voir réalisés tout autant que je méprise cette étrange et putassière campagne de la Droite contre les Droits des femmes. Il n’y a aucune chance qu’ils abandonnent tous leurs clichés machistes sur l’endurance et le stoïcisme féminin.
C’est vrai que j’écris des femmes fortes. La plupart que j’ai connues dans mon enfance étaient très autonomes tout comme ma femme et ses amies aujourd’hui. J’ai eu la chance de grandir au moment où des personnages d’action au féminin sont apparues dans les comics.
Au fait, merci pour cet adorable clin d’œil à Uderzo dans The Boys !
De rien ! J’ai toujours été un fan absolu d’Asterix. A chaque fois que je lis mon édition anglaise, je ne peux m’empêcher de corriger la bourde de traduction : Non, il n’y a pas 3 mais bien 4 garnisons autour du petit village gaulois qui résiste encore et toujours à l’envahisseur !
Tout au bout de mes rêves, où la raison s’achève…
Garth Ennis : BATTLEFIELDS / FEMMES EN GUERRE – Komics Initiative –
La bibliographie de Garth Ennis est titanesque mais il serait criminel de passer à côté de ses récits de guerre dans lesquels le scénariste s’est spécialisé en marge de ses histoires d’anti super-héros.
Ennis entre ses WAR STORIES, BATTLEFIELDS ou des histoires annexes dans THE BOYS, PUNISHER ou PREACHER fait montre d’un savoir encyclopédique sur les grandes guerres du XXème aussi documenté que dans des livres d’histoires.
En refusant le manichéisme, Ennis se sert de ses histoires de guerre pour plonger au cœur de la nature humaine lorsque celle-ci devient folle. Il montre de manière impitoyable tous les dysfonctionnements hiérarchiques et matériels qui entraînent le gaspillage de vies humaines en temps de conflit.
Dans ce volume de BATTLEFIELDS jusqu’ici inédit en VF, il suit le destin d’une infirmière devenue tueuse en série dans un hôpital suite à son viol par l’armée japonaise.
Puis celui d’Anna Karkhova inspiré de la fameuse Nadia Popova, la célèbre pilote de chasse russe multi-décorée surnommée La sorcière de la nuit par les soldats allemands.
2 récits de guerre écrits au féminin magistraux d’une rare intensité dramatique et psychologique mis en beauté par les éditions Komiks Initiative.
Revenons un peu sur Ennis.
Je viens de terminer la lecture en vo de sa mini-série The ribbon queen (dessinée par Jacen Burrows), qui va sortir en français à la rentrée et c’est une fois de plus une belle réussite de son auteur.
Sous un abord de comic d’horreur (c’est parfois très gore et graphiquement perturbant) mettant en scène une fliquette asiatique en butte à des flics ripoux (bien blancs 🙂 ), The ribbon queen montre un Ennis très en colère, contre les violences ataviques envers les femmes, contre la masculinité toxique, contre les violences policières,… Mais derrière la rage, il y a toujours l’humain, l’humain et encore l’humain, avec presque une douceur triste, presque une résignation mélancolique.
Et dans le même temps, Ennis pointe aussi la supériorité morale stérile qu’il est facile de s’arroger quand on est « dans le camp du bien ». Contrairement à ce qu’affirment beaucoup de lecteurs qui restent à la surface de son travail, Ennis est un auteur très subtil.
Pour l’anecdote, la référence aussi rock ici est Springsteen. Je ne sais pas si elle résistera à la traduction en français mais elle est claire en vo.
Et comme il aime toujours beaucoup le faire, Ennis prend plaisir à faire référence également à l’histoire irlandaise avec une allusion au Black and Tans (bien amenée à partir de Black lives matter).
Lecture indispensable.
Merci pour cette présentation, je suis curieux de lire ça. Avec le petit bonus de découvrir Jacen Burrows en dehors des titres Avatar Press.