Le Horla par Guillaume Sorel
1ère publication le 02/12/16- Mise à jour le 16/09/17
Par : TORNADO
VF : Rue de Sèvres
Cet article est le troisième d’une série explorant le legs des nouvelles fantastiques de Guy de Maupassant, et plus précisément de la plus célèbre : Le Horla.
Nous nous intéressons ici à l’adaptation officielle du Horla réalisée par Guillaume Sorel sous la forme d’un album de bande-dessinée.
La série d’articles est publié en trois parties distinctes :
1 –Le Horla et ses émules cinématographiques
2 –Le Horla et ses émules bédéphiles
3 –Le Horla par Guillaume Sorel (<- Vous êtes ici)
Dans l’ensemble, cette série d’articles s’intéresse au thème développé par Maupassant à travers ses nouvelles fantastiques. A savoir cette frontière ténue entre la folie et le surnaturel, avec en corolaire d’autres thèmes immatériels comme la peur de l’indicible, la peur suggérée et enfin la schizophrénie. Où quand le lecteur et le spectateur hésitent entre le réel cartésien et les manifestations surnaturelles. Entre l’affabulation et le fantastique …
Comme son titre l’indique, Le Horla est une adaptation de la nouvelle de Maupassant sous la forme d’un album de bande-dessinée. Cette nouvelle graphique est l’œuvre de Guillaume Sorel, connu pour certaines séries comme L’île des Morts, Mens Magna, Algernon Woodcock, mais aussi, depuis peu, pour ses adaptations littéraires (Alice au Pays des Merveilles, Les Derniers Jours de Stefan Zweig), auxquelles il faut donc ajouter cette dernière itération, publiée initialement en 2014.
L’adaptation en elle-même est très fidèle. L’essentiel de la nouvelle initiale de Maupassant est préservé (en 62 pages) et le fil narratif embrasse l’ensemble du texte. Adaptation oblige, il y a bien évidemment quelques changements. Par exemple, certains passages parmi les plus longs du récit de Maupassant sont écourtés, notamment celui de la cousine hypnotisée, dont nous ne voyons ici que le début (elle ne revient pas le lendemain pour réclamer 5000 francs à son cousin sous l’impulsion de son hypnotiseur !).
Parallèlement, Guillaume Sorel se permet également le luxe d’ajouter certains éléments. A commencer par le chat du narrateur, une pure trouvaille illustrative qui permet au lecteur de suivre non pas un journal intime, mais une sorte de discussion à sens unique entre un homme et son chat, le premier s’adressant au second afin d’énoncer ses pensées. Tout d’un coup, la forme épistolaire adoptée par Maupassant se transforme, par le truchement du découpage séquentiel (propre à la bande-dessinée), en quelque chose de plus directement visuel…
Le deuxième ajout significatif est celui de la séquence du zoo. Là, on y voit une panthère noire arracher, à travers les barreaux de sa cage, le foulard d’une femme énigmatique, qui va fasciner le narrateur. Le cinéphile reconnaîtra ici un passage du film La Féline. Nullement gratuite, cette citation cinévisuelle est au contraire totalement appropriée au sujet. Car si Le Horla fut le premier récit fantastique à aborder certains thèmes comme celui de la folie et de la schizophrénie, le film de Jacques Tourneur, réalisé en 1942, sera également la première tentative cinématographique d’illustrer la peur suggérée ainsi que la possible schizophrénie de son héroïne, le spectateur se demandant si la jeune femme se transforme réellement en panthère, où bien si elle croit le faire… Soit un sujet presque identique à celui de Maupassant, où le thème de la folie se juxtapose à celui du fantastique, jusqu’à ce que le lecteur ne sache plus auquel se raccrocher…
Bien évidemment, l’adaptation de Guillaume Sorel souffre du cadre de son medium visuel, et pas seulement dans le retrait de la forme épistolaire. Dans la nouvelle de Maupassant, la créature qui venait la nuit boire la vie du narrateur en s’agenouillant sur lui demeurait perpétuellement invisible. Dans la bande-dessinée, l’auteur n’a pas d’autre choix que de la montrer au lecteur. Il choisit pour cela une représentation diaphane (on « voit » l’invisibilité, comme si la créature était transparente, pour un résultat visuel entre le verre et la vapeur). Si l’illustration en elle-même est à la fois superbe, fascinante et littéralement effrayante, elle diminue cette dimension du « doute » qui faisait la force du récit originel.
Guillaume Sorel assume néanmoins ce parti-pris et ajoute, sur une double page, les origines possibles de la créature, des origines science-fictionnelles (une race extraterrestre serait venue sur Terre afin de réduire l’homme en esclavage et le remplacer au sommet de l’évolution) faisant écho au dernier passage de la nouvelle de Maupassant, où l’écrivain énonçait bel et bien cette hypothèse dans le journal du narrateur, ce dernier cherchant désespérément une réponse au mystère de ses cauchemars éveillés (et Maupassant de donner corps au premier récit de science-fiction de la littérature française)…
Petit détail à relever : Dans cette objection des origines surnaturelles et science-fictionnelles de la créature, Sorel glisse tout naturellement un clin d’œil à l’œuvre d’HP Lovecraft (auteur qu’il connait bien depuis le monumental L’île des Morts). Encore une référence évidente, pour un autre maitre de la peur suggérée et indicible se cachant dans le quotidien…
Pour le reste, la mise en image de Guillaume Sorel est un pur enchantement, dont le trait tourmenté illustre à merveille le sujet.
Comme à son habitude, l’artiste utilise certains procédés purement plastiques qu’il pousse à leur extrémité, comme le choix de privilégier une couleur primaire en opposition à sa complémentaire. Soit le bleu et le orange (parfois le jaune et le violet). Là encore, le choix est riche de sens car, au delà du parti-pris formel, il cite toute une époque, sachant que cette opposition chromatique était l’apanage des peintres impressionnistes, contemporains de Maupassant (le bleu et le orange étant, par exemple, les teintes phares de Claude Monet).
Ce parti-pris plastique trouve d’ailleurs un écho lors du séjour parisien du narrateur, où, l’espace d’une ou deux planches, on peut le voir flâner dans les cabarets, les hippodromes, les ballets et autres bals des canotiers. Une occasion supplémentaire de citer certaines toiles de Degas, Renoir ou encore Toulouse-Lautrec (évoquant au passage la tragédie de Maupassant, ce dernier ayant contracté la syphilis à l’occasion de ses « pérégrinations nocturnes »…). Soit autant de trouvailles visuelles qui transportent le lecteur dans l’époque consacrée, offrant en définitive une pure adaptation plastique sous le medium de l’art séquentiel.
Ainsi s’achève ce tour d’horizon sur l’adaptation de Guillaume Sorel.
Pour finir, je tiens à partager un souvenir étrangement évocateur : Lorsque j’étais jeune (vers l’âge de 18 ou 19 ans), mes parents étaient partis en vacances et j’étais resté tout seul au mois d’aout, à la maison dans le sud de la France. Il faisait très chaud, caniculaire. Je dormais ainsi la fenêtre grande ouverte, à l’étage, celle qui donnait sur le toit. Au milieu de la nuit, alors que je dormais profondément, j’ai senti, au sens physique du terme, une présence s’allonger sur moi et m’enlacer ! Durant un instant interminable, j’ai tenté de hurler, de me relever et de me débarrasser de ce corps étranger et invisible. Mais je n’y arrivais pas ! J’étais prisonnier dans le silence ! Et puis tout à coup, soudain libéré, je me suis relevé et j’ai crié. J’ai alors vu la fenêtre grande ouverte, avec un bord du rideau qui bougeait, probablement à cause de la petite brise nocturne. Et, au loin, le clair de lune.
Pendant très longtemps, il m’a été impossible de dormir la fenêtre ouverte. Etait-ce simplement un rêve particulièrement abstrait et viscéral ? Je ne le saurais jamais. Mais en tout cas, à cette époque, je n’avais jamais lu, ni même jamais encore entendu parler du Horla de Maupassant…
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Interro surprise ! Qui a lu « Le Horla » de Maupassant ? Psychose ou démon ? Tornado, vous en propose sa fiche de lecture pour Bruce Lit via l’adaptation Bd par Guillaume Sorel qui n’a rien à envier à un certain Lovecraft.
La BO du jour : Dîtes moi les gens, est ce que je deviens fou ?
ça a l’air très chouette. Tu m’as appris pas mal de trucs parce que j’avoue ne jamais avoir lu le Horla. Je suis surpris de voir qu’il s’agit d’un récit précurseur de la SF.
Tu nous fais partager à nouveau ton amour pour le dessin de Sorel. J’avoue que c’est beau et les comparaisons expressionnistes sont pertinentes.
Je crois que j’avais hésité à acheter cette BD parce que le nom me dit quelque chose (et pas à cause du récit de Maupassant puisque je ne l’ai pas lu) Je devais surement chercher des BD horrifiques sur un site.
Lovecraft maître de la peur suggérée, certes. Mais pas que ! Tu oublies aussi les monstres et transformations physiques qui lorgnent vers le body horror en prime. Mais oui, il joue beaucoup avec l’imagination du lecteur.
Le style de Sorel me semble plus détaillé que dans l’île des morts. Notamment sur le visage de l’homme qui dort. ça me plaît davantage. L’île des morts c’était chouette mais j’avais eu du mal à reconnaître certains personnages à cause de leurs visages qui se ressemblaient assez.
Tiens bah on parlait du pastafarisme récemment. Marrant que ton dernier scan l’illustre.
Tiens, sinon, pour ton anecdote finale, connais-tu le trouble de la paralysie du sommeil ? Il s’agit de ceci :
« Durant la phase de sommeil paradoxal (sommeil avec rêves), le corps est paralysé. Cette atonie musculaire, visant à nous empêcher d’agir pendant nos rêves, est la conséquence de l’inhibition des motoneurones spinaux par un neurotransmetteur, la glycine. Normalement, les hormones se dissipent avant la fin du rêve et avant le réveil. Dans de rares cas cependant, les hormones continuent à annihiler les fonctions motrices du corps lorsque la personne est éveillée : celle-ci se retrouve paralysée. Sous l’emprise de la peur, le cerveau, encore dans un état de conscience intermédiaire entre le songe et l’éveil, essaie de trouver une explication à cette paralysie et produit l’entité ou la présence effrayante. »
Il parait que c’est relativement fréquent. 20% des gens en auraient fait l’expérience durant l’adolescence surtout.
Je trouve ça intéressant parce que peut être bien que tous ces artistes qui ont représenté une entité assise sur une personne ont vécu ça. Comme pour le cauchemar de Füssli.
Chouette article en tous cas. ça me tente bien. Merci à toi pour ton analyse, je vais sans doute tenter.
Génial ! Cet article prend une dimension sans commune mesure à la version sans image. C’est un enchantement que de voir les rapprochements visuels que tu as identifiés.
Du même artiste, j’avais énormément aimé Algernon Woodcock que tu mentionnes en début d’article.
Excellent article parsemé de références culturelles et même d’une anecdote personnelle !
Concernant Sorel si graphiquement son talent n’est plus à démontrer, l’Ile aux morts était à ce titre impressionnant, mais comme je l’avais dit dans l’article dédié, l’histoire m’avait laissé perplexe… Avec Maupassant de son coté le problème devrait être résolu !
On parlait hier des fans déçus par l’adaptation de leur roman préféré en BD (ou en film) je pense qu’avec Maupassant la force de l’original est tellement écrasante qu’il faut un certain courage pour oser s’y risquer ! Et en même temps c’est un bon moyen de toucher une nouvelle génération qui n’aura pas forcément l’idée de prendre le livre…
Bref une nouvelle BD sur ma liste de Noel 😉
Lors de la préparation de l’article, j’avais été enthousiasmé et emprunté le bouquin en médiathèque. Je ne l’ai pas encore lu parce que….et bien, le bouquin est immense en volume pour le train (quasiment plus grand que du A3). Je la diffère donc en me rappelant avoir relu Maupassant il y a pas si longtemps (14 ans) et que Le Horla m’avait terrifié.
Généralement je suis assez friand d’adaptation littéraire pour mettre des images, plus que pour le cinéma d’ailleurs. Depuis des mois l’adaptation du Paradis Perdu me fait de l’oeil.
En tout cas tel Palpatine dans la salle du trône, tu continues insidieusement à me persuader de lire du Lovecraft qui n’a rien à priori pour m’attirer !
@Matt : Cette explication sur la paralysie du sommeil est très intéressante et c’est sûrement ce qui m’est arrivé. Sauf si j’ai envie de croire à quelque chose de plus fantastique (comme la fois où j’ai vu une sorte de « dame blanche » sur le bord de la route, celle où un bonhomme hirsute ressemblant à un loup-garou est venu frapper à la porte de la ferme de mes parents en Auvergne sous un orage terrifiant, ou encore celle où j’ai vu bouillonner les eaux du lac adjacent (et communiquant) à celui du Loch-Ness…).
@Présence : Algernon dort su mes étagères. mais tu dois déjà le savoir…
@Patrick : Le Horla est une nouvelle très courte. Facile à adapter en peu de pages. En revanche, la gageure est de donner corps à l’invisible et à l’immatériel !
@Bruce : Je ne suis pas certain que ça te plaise (apparemment tu as une version deluxe king size !). C’est une lecture d’atmosphère, basée avant tout sur le principe d’une adaptation plastique, davantage que sur le développement des personnages.
Ah c’est sûr que ça casse la magie si tu préfères croire à une nymphe de la nuit venue t’enlacer^^
Mais le fonctionnement du cerveau est également fascinant. J’ai lu et regardé pas mal de choses là dessus et c’est étonnant comme on se sent étranger au fonctionnement d’une partie de nous mêmes qui invente des trucs, falsifie des souvenirs, etc.
Un bel article très didactique avec une iconographie travaillée aux petits oignons.
Je connais le Horla pour l’avoir étudié en classe de première. A l’époque, le prof de français insistait sur une définition du genre fantastique comme laissant place à l’ambiguité (en gros, d’après cette déf, si on est sûr que les héros se coltinent contre un gros monstre velu à tentacule, alors ce n’est plus vraiment du fantastique mais de la SF ou del’horreur).
La BD étant un média visuel, il y a quasi obligation de représenter la créature, enlevant en grande partie l’ambiguité, comme relevé dans l’article.
Par rapport à la réponse de Tornado à Bruce : « C’est une lecture d’atmosphère, basée avant tout sur le principe d’une adaptation plastique, davantage que sur le développement des personnages. »
C’est ce qui fait que cette BD ne m’intéresse que moyennement. Je connais l’histoire et je trouvais le personnage principal peu charismatique. Il y a une certaine fatalité dans le récit que je n’affectionne guère en général, sauf peut-être dans le cadre du roman noir où dès le départ, on sait que le « héros » est foutu et on assiste avec délectation à sa descente aux enfers. Dans le Horla, on sent bien aussi que le gars est « fucked up from the start » mais on ne ressent guère d’empathie pour lui.
Enfin, petite anecdote, ce ne fut pas simple pour moi de trouver comment caser une référence au Horla dans Figure Replay…
Voilà, je pense que JP a proposé un commentaire qui est complémentaire du mien, et qui illustre ce qui, à mon avis, ne plaira pas au boss, ainsi qu’à probablement tout plein d’autres lecteurs…
J’ai lu le Horla il y a dix ou quinze ans mais j’ai bien peur de n’en avoir un souvenir très flou. J’en retiens une ambiance très angoissante.
Les scans sont superbes et j’adore comment tu mets en valeur et en comparaison les différentes inspirations ou modèles de Sorel. Tu m’as franchement convaincu et ton article est formidable. Encore une sur ma wishlist !
Je regarde les planches depuis le pc, et c’est tout de même très beau. Faut que je la trouve.
Merci à toi. C’est une des rares BDs qu e j’ai partagé avec ma femme, prof de lettres, qui a adoubé l’adaptation !
une relecture intéressante qui dépoussière une veille lecture scolaire. je rejoins certains commentaires sur la représentation physique du Horla qui de mon point de vue déplace un peu le récit. mais je crois cela très utile pour les nouveaux publics. ..et la force du trait et effectivement bluffante. je me souviens de l’île aux morts qui m’avait été offert il y a fort longtemps (dédicacé en plus) et je suis heureux de faire ce lien aujourd’hui.