Lebrock à la recherche d’une adolescente embobinée par une secte

Grandville Noël par Bryan Talbot

Première publication le 17/01/15. Mise à jour le22/01/24

Un article de : PRÉSENCE

VO:  Dark Horse

VF : Delirium

Une imagerie de Noël un peu confuse (saur pour le houx)

Une imagerie de Noël un peu confuse (sauf pour le houx)©Dark Horse

Ceci est le quatrième tome de Grandville  après (1) Grandville en 2009, (2) Grandville Mon Amour en 2010, et (3)  Bête Noire en 2012.

Il est initialement paru en 2014, toujours réalisé par le même auteur : Bryan Talbot qui s’occupe du scénario, des dessins et de la mise en couleurs (cette dernière avec l’aide d’Angus McKie, Jordan Smith et Alwyn Talbot). Il vaut mieux avoir lu les tomes précédents pour comprendre les enjeux des différents personnages.

L’histoire se déroule dans une uchronie où, il y a 200 ans, la Grande Bretagne a perdu les guerres napoléoniennes, et a été soumise à la domination française. L’Angleterre a obtenu l’indépendance avec des années de manifestations et d’attentats à la bombe. C’est maintenant une petite république socialiste à la traîne, sans importance, reliée au continent par un pont.

Le récit se déroule dans un environnement steampunk. Les personnages sont des animaux anthropomorphes dont la société est l’équivalente de la nôtre. Les êtres humains sont une sous-race d’individus relégués dans une classe sociale inférieure, exploités comme main d’œuvre.

Le prologue de notre histoire  montre le suicide collectif d’une secte dont le gourou (une licorne anthropomorphe) reste en vie. Il indique à ses 2 acolytes qu’il a choisi de se rendre à Grandville pour ses prochaines conversions.

Venez à moi, ayez confiance

Venez à moi, ayez confiance©Dark Horse

20 mois plus tard, à l’approche de Noël, Roderick Ratzi rend visite à son ami Archibald Lebrock. Madame Hannah Doyle vient servir le thé. Lebrock constate qu’elle est en émoi. Elle lui explique que Bunty Spall (sa nièce, la fille de sa sœur) a disparu depuis 3 jours. Lebrock se rend à Brighton pour entamer son enquête. En questionnant ses camarades de classe, il aperçoit un évangéliste de l’Église de Théologie Évolutionniste. Il arrive à le faire parler et ce dernier lui dit que les dernières recrues ont été envoyées à Grandville.

À Grandville, l’inspecteur détective Lebrock prend contact avec la professeure d’université Agatha Ursine pour en apprendre plus sur cette église, et Apollo (John Hope) son chef spirituel, ainsi qu’Elvis Yorkshire (un vieil homme qui l’a élevé) et Nicholas Gryphon (un politicien très ambitieux). Il va mener son enquête avec l’aide de Chance Lucas, un être humain.

Rencontre inopinée avec Chance Lucas

Rencontre inopinée avec Chance Lucas©Dark Horse

Pour la quatrième fois, Bryan Talbot invite le lecteur dans cette uchronie, où l’Angleterre a perdu la guerre face à Napoléon, et où la race dominante est composée d’animaux anthropomorphes dotés de conscience et d’intelligence, alors que l’humanité est une race asservie, de second ordre. Dès le prologue, le lecteur retrouve ces dessins riches et minutieux qui donnent corps à cet environnement particulier. Le démarrage déconcerte un peu avec une page évoquant la mise en place d’un cordon de protection autour d’une enceinte barbelée, puis par ce rassemblement religieux funeste.

Comme dans les tomes précédents, les animaux anthropomorphes ne se distinguent d’humains normaux que par la forme de leur tête (empruntée à la race animale), et par leur nombre de doigts à la main (souvent 4, au lieu de 5). Pour le reste leur morphologie est essentiellement humaine. Chaque site est dessiné avec méticulosité, et un grand souci de l’authenticité, y compris pour la technologie d’anticipation.

Saurez-vous reconnaître ce monument parisien ?

Saurez-vous reconnaître ce monument parisien ?©Dark Horse

Ainsi le lecteur éprouve la sensation de se trouver dans cette immense cour de ferme pendant la cérémonie, ou dans l’intérieur de l’appartement londonien de Lebrock (jusqu’au papier-peint), ou encore sur le front de mer à Brighton, dans la chambre d’Apollo (avec la très belle lampe de chevet, la petite commode, le pied de lit ouvragé, etc.), le magnifique hôtel particulier investi par l’Église de Théologie Évolutionniste à Grandville, ou encore l’étrange cabine du funiculaire en forme de gondole.

Comme dans les tomes précédents, Bryan Talbot insère, sans solution de continuité, des références discrètes à des éléments réels. Il peut s’agit d’un détail d’architecture comme la halle d’un marché couvert à l’architecture typiquement parisienne. Les lecteurs observateurs repéreront plusieurs tableaux classiques, retouchés pour substituer une tête d’animal aux figurants (en particulier une représentation de la Cène page 35).

Une variation sur la Cène de Léonard de Vinci

Une variation sur la Cène de Léonard de Vinci©Dark Horse

Un lecteur français identifie immédiatement les clins d’œil à la BD franco-belge. Il y a ces 2 agitateurs pour les droits des humains (page 22) avec leur moustache (Astérix et Obélix), et il y a Chance Lucas avec son patronyme curieux, et sa mèche trop longue. Son nom est un indice révélateur (une petite traduction en anglais permet de confirmer l’intuition du personnage original (et pour les plus dubitatifs, la remarque de Lebrock page 88 sur sa rapidité à dégainer permet de lever les derniers doutes).

Bryan Talbot raconte une histoire haletante de personnage à l’aura messianique capable d’envouter les foules, un gourou au charisme irrésistible. Le prologue ne laisse planer aucun doute quant à la position de Talbot : ce suicide collectif est une condamnation sans appel de l’influence néfaste des sectes. Par la suite, Lebrock dénonce toute forme de religion comme relevant de la supercherie.

Le détail authentique (le pot de chambre sous le lit

Le détail authentique (le pot de chambre sous le lit)©Dark Horse

L’intrigue réserve de nombreuses surprises, ainsi que de nombreuses scènes d’action spectaculaires, évitant les poncifs du genre pour proposer des séquences originales découlant entièrement des personnages. Talbot ne donne jamais l’impression d’utiliser une séquence générique prête à l’emploi. Il construit chaque scène en fonction de la personnalité des protagonistes et des spécificités du lieu.

Au fil des séquences, le lecteur profite avec plaisir du divertissement de l’intrigue, entre enquête policière et actions musclées. Il découvre également les différents thèmes développés au cours du récit : l’imposture des sectes, la recherche du profit personnel de leurs dirigeants (profit matériel, ou en nature, délire mégalomaniaque du prophète mythomane).

Étrangement Talbot ne se contente pas de focaliser son récit sur un thème principal. Il aborde également les violences conjugales, la révolte des minorités oppressées (avec les États-Unis comme terre de liberté), la religion comme outil de justification de la suprématie d’un peuple ou d’une ethnie sur les autres (en particulier l’instrumentalisation de la Bible comme outil idéologique), la montée de l’extrémisme politique aux dépends d’une ethnie ennemie ou menaçante (ici il s’agit des êtres humains), la manipulation des foules, les victimes du terrorisme, la bienpensance (la difficulté pour Lebrock de présenter son amie Billy qui est une prostituée).

Talbot s’amuse aussi à intégrer une métaphore très inattendue sur Angoulême, seul refuge en France où les visages plats (= les êtres humains) peuvent vivre sans crainte. Dans le contexte de la série, l’auteur veut montrer qu’Angoulême est la terre d’accueil bienveillante où les bandes dessinées sont reconnues comme une expression littéraire légitime.

Une parabole sur le racisme et l'ostracisme (avec 2 gaulois)

Une parabole sur le racisme et l’ostracisme (avec 2 gaulois)©Dark Horse

Le récit se dévore d’une traite, grâce à une intrigue enlevée et consistante, et des dessins immersifs et soignés. Les personnages disposent chacun de leur propre motivation, et de leur propre objectif, les rendant tous différents, au-delà de leur apparence.

En fonction de ses attentes, le lecteur pourra trouver que ce récit présente une consistance importante du fait des nombreux thèmes évoqués, ou regretter qu’il se disperse dans trop de sujets. Toutefois, Bryan Talbot dépasse à chaque fois les lieux communs pour mettre en avant un point de vue qu’il sait transcrire avec conviction en une ou deux séquences. En outre cette dispersion n’est qu’apparence puisque tous ces sujets participent à la chose publique, et aux liens entre la politique et la foi (ou au moins les fortes convictions raisonnées ou non), sauf peut-être la légitimité de la bande dessinée.

Une belle mise en scène pour mieux manipuler les jobards

Une belle mise en scène pour mieux manipuler les jobards©Dark Horse

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LA BO du jour : les dandys décadents de Suede pour chanter une Angleterre peuplée d’animaux :

17 comments

  • Matt & Maticien  

    Talbot est un auteur à suivre. Je me souviens d’un article au début de ce blog sur l’histoire d’un vilain rat. Les dessins ici sont superbes et d’après ce que je crois comprendre du thème, il est urgent de lire ce livre. Merci pour cette découverte.

  • Bruce lit  

    Les dessins ont l’air chouette comme d’hab. Je vois que le niveau ne baisse pas. Après Panini, je fulmine souvent contre les éditions Milady aussi exemplaires en terme de publications irrégulières que les marchands de sandwichs. Ils nous doivent deux autres histoires de Grandville, mince ! je déteste avoir des éditions différentes dans ma bibliothèque !
    Suis-je le seul à trouver les couvertures particulièrement peu goutteuses ?
    En tout cas ton article fait envie et je suis content de savoir qu’il y a un lien entre chaque enquête.

  • JP Nguyen  

    L’auteur lui-même n’est pas trop satisfait de l’éditeur français, il le dit dans cette interview :
    http://comicsbeat.com/bryan-talbot-talks-about-grandville-noel/
    On y apprend aussi qu’il y aura un 5ème et dernier tome et qu’il peut passer jusqu’à 4 jours sur une planche…
    J’hésite à commencer cette série… Si je le fais, ce sera en VO car l’intégrale en VF ne semble pas garantie…

  • Bruce Lit  

    Et ce lettrage, c’est horrible on dirait un tag.

    • JP Nguyen  

      Tu parles du lettrage des couvertures , Bruce ?
      Ca me semble raccord avec l’esthétique « Art nouveau » choisie par l’auteur…

  • Bruce lit  

    Oui ! Je les trouve hideux

  • Tornado  

    J’ai acheté le premier seulement (pas lu). Puis j’ai arrêté, faute de ne pouvoir tout lire et tout acheter.
    Et puis, au risque de me faire détester, je n’accroche pas beaucoup avec cette mise en couleur décorative qui semble venir des assiettes en porcelaine des feu mes grands-mères ! La vignette avec la petite chambre rose par exemple, me rebute quand même énormément…

  • Bruce Lit  

    Ah ? Moi ce sont les facilités scénaristiques qui m’avaient déplues ! Mais en relisant mes anciens posts amazon, je trouve ma critique complétement naze . De mon souvenir, les couleurs sont faites par ordinateur.

  • Manticore  

    Hm, je trouve que tu en racontes un peu beaucoup sur le livre. Les détails sur Chance Lucas sont même un gros spoiler — c’est quand même plus drôle de comprendre tout seul qui il est. Et Angoulême n’est pas un refuge, c’est apparemment le lieu d’apparition de cette bizarre race d’animaux sans poil. Je me demande si le dernier volume creusera encore cette problématique.

    Les couvertures ne sont pas forcément très belles, mais c’est tout à fait un hommage au style des romans reliés d’époque, qui avaient souvent une reliure toilée et illustrée, avec de grandes titrailles Art Nouveau.

    C’est vraiment une série superbe, très riche thématiquement, mais sans sacrifier l’action et les personnages. Un cocktail très réussi.

    • Manticore  

      Okay, j’ai lu l’album dans le bus, faudra que je le relise! ^____^

      Mais je maintiens que l’identité du personnage n’est pas évidente tant qu’il ne dit pas son nom.

  • JP Nguyen  

    Sans aller jusqu’à « affreux », Tornado, je te suis un peu pour certains effets que je peux voir sur les images de l’article. Sur les vêtements, notamment, je vois beaucoup de modelé avec deux teintes, et un pinceau à dureté faible sur Photoshop et ça me semble un peu « grossier » par rapport à ce qu’on peut voir sur le standard de colorisation des comics US (soit plus de teintes, soit une application plus fine). La saturation et les contrastes me semblent aussi un peu trop poussés. Je n’ai sans doute pas tous les termes techniques corrects pour critiquer cette colorisation, toujours est-il qu’elle ne me parait pas forcément comme le point fort de l’album.

    • Tornado  

      Oui. C’est un sentiment « général » on va dire. Ce n’est pas le point fort de la série, quoi.

  • Jyrille  

    C’est vrai que je n’avais pas été tenté par cette bd, et je rejoins un peu l’avis général quant aux dessins et à la couverture. Il y a un effet de couleur et certains détails que je trouve laids, ça me ferait peut-être sortir de l’histoire. C’est dommage car ça a l’air vraiment très bien et divertissant.

  • Matt & Maticien  

    Je relis avec grand plaisir cet article vraiment bien écrit comme toujours. En lisant les commentaires, je vous trouve un peu dur et tiens à préciser que je trouve les dessins très réussis et la couverture plutôt vendeuse.

  • Bruce lit  

    Où Sherlock se réincarne sous les crayons de Bryan Talbot en blaireau dans une Angleterre qui aurait perdu les guerres Napoléoniennes. Redécouvrez avec Présence « Grandville », un chef d’oeuvre steampunk avec deux gaulois irréductibles en guests stars !

    …et toujours pas de publication VF….Merci Milady…

  • Jyrille  

    Arf je n’ai toujours pas tenté cette série mais à la relecture de l’article il faudrait quand même…

  • JP Nguyen  

    Depuis la première publication de cet article, j’ai eu l’occasion de feuilleter du Grandville en bibliothèque et je persiste dans mon appréciation de la mise en couleurs. Je ne la trouve vraiment pas esthétique. Après, chacun ses goûts, hein, mais pour les BD, quand la partie graphique ne me parle pas, j’ai beaucoup de mal à me plonger dedans…

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