Last American par John Wagner & Alan Grant, Mick McMahon
Un article de PRESENCE
VO : Epic Comics / Rebellion
VF : Délirium
1ère publication le 28/09/18 – MAJ le 22/07/22
Ce tome constitue un récit complet et indépendant de tout autre. Il comprend les 4 épisodes, initialement parus en 1990/1991, coécrits par Alan Grant & John Wagner, dessinés, encrés et mis en couleurs par Mick Mahon.
Cette histoire est parue à l’origine dans le label Epic Comics de Marvel, une branche adulte créée sur le modèle de Heavy Metal, l’homologue du magazine Métal Hurlant français. Ce recueil commence par une introduction en texte d’une page, écrite par Mick McMahon, sur l’impact psychologique de la crainte d’une guerre nucléaire quand il était jeune.
Dans une chambre souterraine, un appareillage technologique arrive au terme de sa mission : réveiller un soldat américain cryogénisé 20 ans plus tôt. En 2019, le 4 juillet (date symbolique), le caisson se vide de ses fluides. 3 robots, dotés de parole et d’intelligence, arrivent dans la salle du caisson pour assister au réveil et aider le soldat. Able et Baker sont les 2 robots chargés des tâches militaires, allant de la logistique à la bataille, en passant par la conduite de véhicule. Charlie est chargé de l’assistance personnelle à Ulysses Pilgrim et de maintenir son moral. Il s’exprime de manière joyeuse, avec un discours émaillé de références à la culture populaire américaine, surtout télévisuelle. Pilgrim ne regagne pas connaissance tout de suite. Du coup Able et Baker le secouent un peu pour le stimuler. Ayant repris ses esprits, Ulysses Pilgrim se plaint de continuer à ressentir le froid jusque dans ses os. Néanmoins, il est bientôt prêt à sortir à l’extérieur après avoir eu la confirmation qu’une guerre nucléaire a eu lieu. Il demande aux robots qui en est sorti vainqueur, et comprend vite que les circonstances de son réveil indiquent que ce n’est pas les États-Unis. C’est donc forcément l’ennemi.
Après avoir été armé de pied en cape par Able & Baker, le Commandant de l’Apocalypse (c’est son grade officiel) sort à l’extérieur, flanqué des 3 robots. Il découvre un paysage désolé, et un ciel cramoisi comme s’il avait absorbé le sang des victimes de la guerre. Ils montent tous les 4 à bord d’un énorme tank sur chenilles et commencent à se diriger vers la ville la plus porche. Ils ne croisent pas âme qui vive. Pilgrim observe les cadavres dans les voitures qui jonchent l’autoroute. Il remarque que les occupants portaient des vêtements très chauds, comme s’ils devaient se protéger de l’hiver nucléaire. Pilgrim se demande ce que sont devenus Barbara et Tony, sa femme et son fils.
En 1982, Jim Shooter décide de créer une branche plus adulte au sein de l’éditeur Marvel. Avec l’aide d’Archie Goodwin et Al Milgrom, ils lancent d’abord un magazine appelé Epic Illustrated, puis quelques histoires complètes dans la ligne Graphic Novel de Marvel, et enfin des miniséries et des séries comme Moonshadow, Blood: A tale, ou encore Dreadstar, The Bozz Chronicles, et même des projets de superhéros trop particuliers comme Elektra: Assassin, ainsi que des partenariats avec des créateurs comme Moebius ou Clive Barker. Lorsqu’arrive cette histoire post-apocalyptique, le lecteur commence par se dire que l’éditeur profite de l’engouement du lectorat américain pour les auteurs anglais (la British Invasion initiée par Alan Moore, Neil Gaiman, ou encore Grant Morrison), et qu’il a juste débauché Alan Grant & John Wagner (le duo qui écrit les aventures de Judge Dredd dans 2000 AD à l’époque) et Mick McMahon, dessinateur à la forte personnalité graphique, connu pour avoir illustré Judge Dredd et Sláine: Warrior’s dawn également dans les pages de 2000 AD. La couverture est assez étrange avec ce soldat à l’uniforme composite (avec des guêtres ?), une main énorme, tirant sur un ennemi invisible.
Cette réédition est de très bonne qualité réussissant à rendre les tonalités des couleurs, sans impression boueuse. L’introduction de Mick McMahon permet de bien saisir l’intention des auteurs : évoquer l’angoisse d’une apocalypse nucléaire, catastrophe jugée très probable pendant la Guerre Froide (1947-1991), ayant traumatisé des générations entières par l’idée hallucinante que le genre humain a créé lui-même des armes assez puissantes pour se détruire (et même plusieurs fois), et par des spots télévisés expliquant que faire en cas d’alerte de guerre nucléaire. Le label Epic Comics indiquait qu’il ne s’agirait pas d’un simple récit de survie après la guerre, et la nationalité des auteurs indiquait (et indique encore) que la nation des États-Unis n’en ressortirait pas forcément grandie. Il vaut mieux avoir conscience de ce contexte éditorial pour pouvoir apprécier le récit. En effet Ulysses Pilgrim sort du bunker flanqué des 3 robots et il parcourt du terrain à bord de son tank en constatant la dévastation et l’absence de tout être vivant. Et c’est à peu près tout pour l’intrigue. Il faut également un temps d’adaptation pour les dessins. Mick McMahon aime bien les traits droits et les oreilles décollées.
Mick McMahon réalise lui-même sa mise en couleurs dans des teintes assez sombres, rendant compte de l’impression crépusculaire des environnements post-apocalyptiques. Il semble travailler à la peinture directe, avec des couleurs plutôt unies, sans dégradés tels que l’aquarelle peut le permettre. Il porte les variations de luminosité en détourant des zones sur les surfaces concernées, et en y appliquant une nuance plus claire ou plus foncée. L’effet est parfois surprenant car sur les visages, ces surfaces sont détourées à angle droit, formant souvent des rectangles, ce qui se marie mal avec le relief d’une figure par exemple. Néanmoins, il ne s’agit pas non plus d’aplats d’une couleur uniforme.
Le lecteur distingue de petites variations qui produisent un effet de texture sur les surfaces. L’artiste accentue cette impression de texture avec des traits souvent très fins, parfois un peu gras pour marquer les plis des étoffes ou de la peau. Le résultat est à nouveau parfois étrange, surtout sur la peau, avec de nombreux petits traits secs, pas forcément bien jointifs, dont l’extrémité peut déborder un tout petit peu de l’autre trait sur lequel elle vient mourir, comme si le dessinateur avait tracé ça vite fait et n’avait pas voulu souhaiter peaufiner après coup. Le résultat est également assez étrange pour les visages, dont la peau semble ne pas être élastique de la même manière partout, subissant des plis sur des lignes droites. Le lecteur observe que McMahon exagère aussi discrètement quelques détails anatomiques comme la pliure au niveau du poignet (à angle droit bien marqué) ou la taille des cuisses, et les oreilles systématiquement décollées.
D’un autre côté ces caractéristiques graphiques permettent de bien rendre compte de la nature mécanique des robots, sans que jamais le lecteur ne puisse y voir des simulacres ou des ersatz d’êtres humains. Le tank est incroyablement massif et les dessins montrent qu’il peut effectivement passer partout, écraser tous les obstacles présents sur son chemin, à commencer par les carcasses de voitures. Ainsi dessinée, la végétation devient bizarre, transcrivant son évolution malsaine sous l’influence des radiations et de l’hiver nucléaire. À plusieurs reprises, Mick McMahon s’éloigne d’une représentation trop littérale, ce qui permet à certains éléments de prendre une dimension plus conceptuelle, comme les squelettes présents dans le paysage, ou les pierres sur le sol ou dans l’air. En fait, l’artiste représente des boules irrégulières semblant de nature rocheuse, présentes aussi bien sur le sol que tombant dans l’air. Le lecteur suppute que pour ces dernières il s’agit de flocons imbibés de cendre, ce qui leur donne cette étrange apparence. En liant les 2 (pierres & flocons) de manière visuelle, le dessinateur donne à voir un environnement en déliquescence dont des parties se désagrègent et tombent sous les yeux du lecteur.
Il est possible qu’il faille un petit temps d’adaptation au lecteur pour se faire à l’esthétique particulière des dessins de Mick McMahon, mais la narration visuelle reste claire et facile à suivre. Alan Grant & John Wagner n’ont pas facilité la tâche de l’artiste car eux aussi ont recours à des métaphores visuelles plus ou moins subtiles pour raconter leur histoire. Parmi les moins subtiles, il y a la vision de cet aigle ayant subi des mutations et s’acharnant sur une charogne pour se nourrir, soit une métaphore appuyée des États-Unis (dont l’aigle est le symbole) se nourrissant de ce qu’il a détruit. Dans le deuxième épisode, il y a également une scène hallucinante dans laquelle les cadavres semblent revenir à la vie pour se lancer dans une comédie musicale sur les bienfaits de la mort par irradiation atomique. Le lecteur se rend compte que la dimension un peu abstraite des dessins permet de faire passer cette scène, sans qu’elle ne soit ridicule ou outrée, juste grotesque et particulièrement sarcastique et macabre.
Les coscénaristes mettent en scène un homme finalement très normal. Ils ont pris soin d’en faire un soldat, ce qui semble logique pour qu’il puisse survivre dans un tel environnement, et d’expliquer comment il a été choisi et ce qui l’a convaincu d’accepter. Ils montrent que ce n’est pas un surhomme et que ses talents de guerrier ne lui permettent pas de faire face à la désolation de ces États-Unis après la bombe. Ulysses Pilgrim a été contraint et forcé d’accepter d’être le survivant en subissant cette cryogénisation et il n’est pas devenu un surhomme pour autant, ou capable de gérer l’ampleur du désastre et l’absence de survivants. Ils introduisent un contrepoint comique par le biais de Charlie, le robot qui cite des accroches de séries télévisuelles.
Pour le reste, Ulysses Pilgrim découvre la réalité de ce monde après la guerre. Grant & Wagner évoquent les horreurs attendues, les cadavres laissés sur place, les autoroutes encombrées par les voitures des habitants essayant de fuir, les fourmis comme seule espèce ayant survécu aux radiations, les zones encore irradiées, la statue de la Liberté décapitée, les phases de dépression d’Ulysses Pilgrim en tant que seul survivant.
Les coscénaristes manient également l’allusion et la métaphore avec plus ou moins de légèreté. Le lecteur sourira plus aux références de Charlie s’il dispose d’une culture des années 1970/1980, sinon il ne pourra que subodorer l’existence de ces références, en en découvrant une qu’il saisit (comme celle au Magical mystery tour, des Beatles) et des artefacts technologiques d’une autre époque (comme un lecteur de cassette audio). Ils mettent en scène les particularités culturelles des États-Unis soit de manière directe (la première action d’Ulysses Pilgrim est de s’armer jusqu’aux dents avant de sortir), soit de manière métaphorique avec l’aigle malformé, soit de manière plus imagée (comme le tank qui écrase tout sur son passage, comme l’armée), soit encore sous forme de visions (comme cette comédie musicale interprétée par des cadavres). Parfois ils y vont lourdement : la naissance d’Ulysses Pilgrim le jour de la mort de John Fitzgerald Kennedy, l’exécution des détenus dans une prison, les présidents des États-Unis au Paradis, Pilgrim en train de s’en prendre à Dieu, etc. En découvrant l’action principale de chaque épisode, le lecteur se demande même s’ils savaient bien où ils allaient dès le début, ou s’ils ont improvisé une ou deux péripéties au fur et à mesure.
Le tome se clôt avec les paroles de l’hymne américain dans un contexte qui leur donne un autre sens, et le lecteur éprouve la sensation de sortir d’un mauvais rêve. Bien qu’il se demande encore si les expérimentations dans un autre bunker étaient bien nécessaires au récit, il a vécu un songe étrange, un cauchemar rendant bien compte de l’angoisse générée par l’éventualité d’une guerre nucléaire, de l’environnement ravagé et impropre à la vie. Il a également eu droit à une tragédie pour un individu incapable d’appréhender l’énormité de la situation, et à une critique pénétrante d’un pays qui se positionne comme le plus grand de la planète, même si certains propos sont plus appuyés que d’autres. Il a découvert un récit très personnel, tant pour la narration visuelle que pour la suite des péripéties, mettant en scène un individu ayant les caractéristiques d’un héros d’action, se retrouvant complètement inadapté et inefficace dans des circonstances que la seule raison ne permet pas d’appréhender.
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A l’occasion de la parution chez Delirium de Last American de John Wagner et Mick McMahon, Présence vous offre un tour en apocalypsie chez Bruce Lit.
La Bo du jour : Bienvenue dans les terres désolées….
génial. j’étais sceptique en cliquant sur la vignette imaginant un récit outrancier mais quelle découverte ! la désinscription fine des dessins (as usual) permet de bien saisir l’intention de l auteur.
tu n’as pas parlé du prénom du personnage principal. le fait de l appeler Ulysses convoque pour moi tout un imaginaire. qu’aurait dit Homère de notre époque ? le périple d Ulysses et son combat face aux dieux. La scène halluciné des morts vivants me semble être dans cette veine.
j’ai hâte de lire ce récit !
Le récit revêt effectivement un caractère outrancier dans ses dessins, et comme, comme tu le fais observer, dans son utilisation ou plutôt sa transposition de a mythologie du voyage d’Ulysse, ainsi que par la référence au premiers colons américains, les pères fondateurs, les fameux pèlerins (= pilgrim).
j’avais applaudi quand j’avais appris l’intention de Delirium de publier cette série en VF (j’avais la VO d’époque, et cette mini m’avait marqué). et en passant leur dire bonjour à la Comicon de l’an passé, j’ai découvert que McMahon était en dédicace.
forcément, j’ai craqué.
et j’ai pas regretté.
C’est rigolo parce que quand je l’avais lu lors de sa parution initiale, ce récit ne m’avait pas fait grand effet. Il faut croire que je n’étais pas capable d’en apprécier la saveur. 27 ans plus tard, je ne regrette pas de l’avoir relu.
PLus d’une fois, cet album a failli franchir les caisses de ma librairie Aapoumienne. Et toujours au dernier moment je me suis ravisé.
Ce que tu décris du pitch et de son déroulement survivaliste rentre tout à fait dans mon cahier des charges de lecteurs, les références à la culture pop 70’s également, mais je n’avais pas identifié le dessinateur (je l’assimilais plutôt à celui de Marshall Law).
Ce n’est qu’en lisant l’omnibus de Dredd, volume 2 que j’ai compris à quel point le style de Mike Mahon me déplaisait. C’est comme tu l’indiques assez gras, difficilement lisible et aéré. Toute la saga de Dredd avec ce moment culte de guerre entre Burger King et Mc Do m’est tombé plusieurs fois des mains à cause de ça….
Dommage, parce que ça m’a l’air assez génial.
Pour le titre de ton article j’aurais bien envisagé : Just a Pilgrim 😉
Pour une fois, je ne suis pas d’accrod : Just a pilgrim était trop facile. 🙂
Le spectacle doit continuer renvoie à la fois à cette scène hallucinante de comédie musicale avec des cadavres, un divertissement morbide, et au fait que Ulysses Pilgrim perpétue mécaniquement les us et coutumes des États-Unis, alors que le monde a tellement changé que ça n’a plus de sens… mais le spectacle continue.
A un moment, je me suis demandé si notre ami Présence avait lu la chose en VF ! 😀
Commentaire roboratif comme d’habitude, qui donne presque l’impression d’avoir parcouru le bouquin avec un guide, comme dans un musée.
Ce sont surtout les visages qui sont dessinés de manière très particulière. Le reste est plus facilement ingurgitable, avec, presque, un côté Druillet.
Je ne connaissais pas du tout cette mini. Merci pour la découverte.
Alors, un dernier mot histoire d’être méprisant avec les comics old-school, comme d’hab ( 😀 ) : Si Marvel souhaite créer une ligne de comics plus adultes dès le début des années 80, c’est bien que le reste est infantile, non ? ( 😀 😀 😀 )
Je partage ton avis sur le fait qu’on revient à une question de forme qui pour certains lecteurs peut avoir une importance prépondérante sur le fond. Mais en sens inverse, avec le magazine puis la ligne Epic, l’éditeur Marvel vise clairement un autre segment du lectorat, en privilégiant la forme, avec un fond qui ne suivait pas toujours. Des scénarios plus violents et des dessins plus gore ou plus sexe ne sont pas synonymes d’un propos plus adulte.
Punaise : avec ses oreilles décollées, on dirait Jon Bernthal, le Punisher Netflixien !
Je ne suis pas vraiment fan du trait de McMahon. Alors je passe, malgré la qualité du récit vantée dans l’article.