Le Merdier

The Other Side par Jason Aaron et Cameron Stewart

Toi qui entre ici, abandonne toute espérance...

Toi qui entre ici, abandonne toute espérance… ©Vertigo

VO : Vertigo

VF : Urban

The Other Side est un roman graphique écrit et dessiné Par Jason Aaron et Cameron Stewart en 4 parties.  L’édition française publiée par Urban est irréprochable.

Ceci est l’oeuvre de jeunesse de Jason Aaron qui lui permit d’avoir le feu vert de Vertigo pour son oeuvre phare : Scalped. Toutes ses thématiques sont déjà là: la construction de destins en parallèle, la fascination pour les laissés pour compte,  et surtout les victimes du rêve américain.

Scalped explorait sans concession, ni misérabilisme le destin d’une réserve indienne livrée à la pauvreté, la corruption et l’alcoolisme. The Other Side décortique le passage au Vietnam de deux soldats : un américain enrôlé de force et un viet- namien patriote prêt à mourir pour son peuple.

Aaron en postface raconte la genèse de son oeuvre, notamment sa fascination pour Gustav Hasford auteur de la nouvelle Le Merdier  qui inspira le film Full Métal Jacket de Kubrick. On en reconnait des passages, notamment lors de l’entrainement chez les Marines visant à faire de l’homme un soldat en assassinant la femme en lui. Gustav Hasford était également le cousin germain de Jason Aaron et visiblement son mentor.

De ce côté, le récit est sans surprise et conforme à tous les brûlots cinématographiques sur le sujet : entrainement brutal et sadique chez les marines,forêts incendiées au napalm, cadavres empalés sur des barbelés, destruction de l’humanité des soldats incapables de se réinsérer dans un pays ingrat.

Destins croisés

Destins croisés ©Vertigo

Le talent d’Aaron, sa sensibilité et sa psychologie des personnages lui permettent cependant de tirer son épingle du jeu et de s’extraire des clichés. Aaron raconte son récit sans haine, de manière détachée, traitant avec égalité ses deux personnages ennemis sans prendre fait et cause. Bill Everette est un américain moyen, sans courage, aux capacités physiques inutiles sur un champ de bataille. Il va devoir se battre pour une cause qu’il ne comprend pas dans un pays dont il se fout éperdument.

Aaron faisait du Punisher un homme qui trouvait un sens à sa vie dans la perte de son humanité. Everette n’ a pas d’éducation littéraire ni d’idéaux permettant de sublimer ce qui lui arrive. Il est trop occupé à éviter de mourir. Comme le nouveau né arraché à sa matrice, Everette est un enfant précipité dans un monde d’hommes dépassés. Le sang accompagne la naissance et introduit l’enfant à la vie ?  Everette débarque dans un monde où des fleuves de sang l’entraîne vers la mort !

Les hallucinations terrifiantes de l’amérique…. ©Vertigo

Face à la terreur de l’américain, Aaron oppose la détermination de Vo Bin Dai, jeune Viet Namien plein d’idéaux, courageux, convaincu que sur son cadavre fleurira la liberté de son peuple. Dai n’est pas un monstre hurlant dans un idiome agressif. Aaron décrit le courage d’un homme révolté de voir son pays et son peuple massacré. Si Everette souffre de son ignorance, Dai a pleinement conscience des événements horribles l’environnant et va devoir adapter ses discours idéalistes à l’horreur du terrain.

Aaron montre qu’ignorance et courage ne font finalement pas de différences entre les coups de feux, les grenades, les mines, la faim, les serpents, les sangsues, la crasse, le napalm. Qu’un cadavre d’un héros et d’un lâche reste un cadavre, que les valeurs ne protègent pas d’une mort atroce et de la fosse commune. Que tout à la guerre est une question de hasard  où les héros meurent inutilement et les faibles agonisent dans une vie gâchée après le conflit.

La guerre entre vietnamiens....

La guerre entre vietnamiens n’est pas tendre non plus…. ©Vertigo

Aaron, en décrivant l’aventure intérieure de ces deux hommes dans ce voyage au bout de l’enfer, rend hommage à la chair à canon de ce conflit abominable et montre en l’ espace d’une page à quelle vitesse, une vie peut être effacée pour protéger une colline, un trou à rat ou un objectif absurde.

Les dessins de Stewart complètent de manière admirable le pamphlet d’Aaron. Les personnages semblent ratatinés dans les cases comme si elles se renfermaient sur eux. Ils ressemblent à des nains flottant dans des costumes de soldats  pour induire que ce sont des enfants nageant dans des habits d’adultes !

Le dessinateur qui a fait un travail préparatoire au Vietnam , n’est pas avare de décors : ses temples sont crédibles tout comme ses villages ou masques de théâtre vietnamien. Les blessures des victimes, loin du grand guignol sont montrées dans toute leur horreur. Des images sont parfois à la limite du supportable est à réserver à des lecteurs avertis: des civils creusant leur propre tombe pour être exécutés, des enfants dans des tranchées au regard vide mangeant des rats crus….

Lhorreur, lhorreur...

L’horreur, l’horreur… ©Vertigo

De l’autre Côté est une oeuvre éprouvante mais admirable de par son intelligence, son humanité, sa prise de distance mature et son engagement. A peine âgé de 35 ans à l’époque, Aaron se différenciait de ses camarades par sa curiosité, son sens de l’histoire et son empathie envers l’autre. Voici quand même un scénariste américain qui a pris le temps de se documenter sérieusement et de compatir au destin des ennemis de l’Amérique: les Viets et les Indiens. Dans son Punisher, il défendait également les sans papiers.

Capable de passer d’oeuvres noires à la comédie désopilante, généreux dans sa révolte, Jason Aaron est assurément un scénariste majeur qui savait dès le début de sa carrière où il voulait aller. Et nous avec lui !

Un clin doeil à Fax From Srajevo pour un oeil expert : un type se fait flinguer en lisant des comics

Un clin d’oeil à Fax From Sarajevo de Joe Kubert ? : un type se fait flinguer en lisant des comics ( Sergent Rock) ©Vertigo

13 comments

  • JP Nguyen  

    J’ai lu le TPB VO il y a des années… et l’ai relu il y a quelques mois.
    J’ai trouvé ça bon mais je suis malgré tout resté sur ma faim. Etant vietnamien, né là-bas après la guerre, j’ai eu l’occasion de me documenter et d’en entendre parler par mes parents.
    Jason Aaron a le mérite de donner deux points de vue sur cette guerre et ne pas se limiter à une seule vision américaine mais cela demeure seulement deux histoires dans la multitude.
    Parmi les points forts, je retiens le fanatisme et l’endoctrinement des soldats du Nord (bon, pas tous, mais quand même pas mal), bien retranscrit dans le récit. A la chute de Saigon, ma mère m’a raconté que les soldats qui entraient dans la maison croyaient nous libérer, ils pensaient vraiment que le peuple du Sud était opprimé…
    Le graphisme de Cameron Stewart me laisse partagé. Par moment, il me faisait sortir de l’histoire par son look un peu trop cartoon. D’un autre côté, il ne donne pas dans l’exagération physique et met en scène des hommes, pas des surhommes.
    Sur le papier de la VO, les couleurs faisaient un peu terne, pour le coup, la VF a peut-être un meilleur rendu.
    Mon avis est donc un poil plus mitigé que celui du Boss, mais cela reste une bonne BD.
    Ce qui me désespère le plus, c’est de voir que l’histoire s’est répétée ailleurs… et aussi que de nos jours, des « soldats » fanatisés, il y en pas bien loin de chez nous…

    • Bruce lit  

      Je comprends ta réaction si ton histoire personnelle est directement liée à ces événements.
      Concernant Cameron Stewart, j’ai lu de lui Sin Titulo que j’ai trouvé très ambitieux mais chiant sur la longueur. Encore unnde ces trucs qui veulent etre David Lynch a la place de David Lynch et je ne le supporte plus. Direction le bac à soldes avec le Magic Pen de Dylan Horrocks.

  • Bastien  

    Bonjour,
    Ton article est très intéressant et me donne envie de donner sa chance à cet ouvrage.
    Jusqu’ici je n’avais vu que la couverture et elle ne m’avait pas donné plus envie que ça de me jeter sur cette bd.
    Bonne journée

  • Présence  

    Je trouve que ton article expose bien l’ambition de l’auteur : 2 points de vue (1 dans chaque camp), 2 états d’esprit opposés (1 sans conviction, 1 avec conviction), et tout ça au niveau du soldat. Cela m’évoque l’aphorisme de Benjamin Franklin : Il n’y a jamais eu de bonne guerre, ni de mauvaise paix.

  • Bruce lit  

    Je crois que c’est la même démarche qu’Eastwood adopta pour ses deux films Iowa machin…. Je ne l’apprécie pas beaucoup en tant que réalisateur, mais j’avais cru lire qu’il montrait le conflit d’un point de vue américain puis japonais.
    Je ne suis pas d’accord avec l’aphorisme de Franklin. Si les alliés ne s’étaient pas décolletés devant Hitler, le grand carnage n’aurait jamais eu lieu. Pas tel qu’on l’a connu en tout cas. Churchill l’a bien résumé : »vous avez voulu la paix, vous aurez la guerre … »
    La deuxième guerre mondiale est, à mon sens, une guerre juste justifiant l’aphorisme : » Mieux vaut une bonne guerre qu’une mauvaise paix »
    Ce qui ne justifie en rien Hiroshima et les exactions des alliés, ainsi que la répartition du monde entre russes et américains à Yalta.

    • Jyrille  

      J’aime beaucoup Eastwood réalisateur. J’ai vu Mémoires de nos pères (point de vue américain) mais pas encore Lettres d’Imo Jiwa (point de vue japonais) qui m’attend depuis longtemps sur mes étagères. Bon, il s’agit aussi de WWII pour les américains… Pour avoir un autre point de vue, tu devrais voir son second film en tant que réalisateur, L’homme des hautes plaines, un western fantastique très étrange.

      Pour les aphorismes, je rejoins Présence, je suis totalement anti-guerre, quelle qu’elle soit.

      • Bruce lit  

        Je me rappelle avoir regardé la route de Madison et et Billion Dollar Baby et ne pas avoir été touché par ce mélo sirupeux.

        • Tornado  

          Eastwood est pourtant l’une des principales sources d’inspiration de Garth Ennis, dont le film phare est « Impitoyable », si je ne me trompe pas.
          La filmographie d’Eastwood réalisateur est incontestablement jalonnée de chefs d’oeuvres : « Josey Wales hors-la-loi », « Honkytonk Man », « Bird », « Impitoyable » et « Mystic River ».

          Ces derniers temps, il est de coutume de commencer à le conspuer parce qu’il milite pour le parti républicain. Etant quant à moi apolitique et un brin anarchiste, j’apprécie qu’un artiste de sa trempe ait le culot d’assumer ses idées dans un monde -celui de l’art- sclérosé dans une doctrine de gauche.

          • Bruce lit  

            @Tornado : oh je ne nie pas son importance, loin de là, Impitoyable reste une référence. Je trouve simplement le rythme de ses films un peu lénifiant. Et j’ai vue et revu Impitoyable dans de très mauvaises conditions. Je lie sûrement Eastwood aux problèmes pré-pubères que je traversais alors.
            @ Lone : Uh ?

  • Présence  

    Je reconnais ne pas réussir à réconcilier ces 2 aphorismes. Le premier trouve tout son sens chaque fois que je lis un comics à hauteur de troufion, à commencer par « La grande guerre de Charlie ». Le second trouve tout son sens chaque fois que je repense à la politique d’épuration du nazisme.

  • Jyrille  

    Je ne connais pas du tout mais ce commentaire éclairé donne envie ! Par contre le lien vers le X-Men de Aaron ne fonctionne pas…

  • Lone Sloane  

    @ Tornado: une chronique qui confirme l’intérêt de lire Jason Aaron dès ses débuts. Il est toujours étonnant de voir à quel point la guerre du Vietnam a pu être l’objet de tant d’adaptations et d’interprétations par les auteurs, cinéastes et autres artistes américains. Et de constater la rareté de la production hexagonale sur les guerres successives d’Indochine et d’Algérie (Pierre Schoendoerffer est une exception).
    Deux façons radicalement différentes d’interroger son histoire, de la mettre en scène et de l’exorciser.
    @Bruce: je parlais du retour de la bonde-son du jour.

  • Présence  

    Je viens de lire The other side, et j’y ai retrouvé toutes les qualités qu’explicite Bruce. Effectivement Jason Aaron a fait très fort dès sa première œuvre.

    Jason Aaron, Cameron Stewart et Dave McCaig font œuvre d’auteur avec ce récit sur la guerre du Viêt Nam. Contrairement à mon appréhension, ils n’ont pas choisi la facilité en mettant en scène un soldat américain et un soldat vietnamien et en les plaçant en situation de combat. Le récit sort du lot du simple récit d’aventures plus ou moins orienté en faveur des États-Unis, tout d’abord grâce à la qualité des recherches préparatoires qui assurent une qualité historique satisfaisante. Ensuite, il sort du lot par la volonté de montrer les 2 côtés du conflit, l’autre côté, celui de l’ennemi, le FNL, mais aussi l’armée américaine. La narration visuelle implique le lecteur par sa densité et sa force émotionnelle sans verser ni dans le pathos, ni dans l’exagération romantique, ni dans le gore. Le scénario sait combiner l’horreur physique de la guerre, avec l’histoire personnelle assez banale de 2 jeunes gens, et avec l’effet annihilant de la mort violente sur toute forme d’idéologie, même son absence.

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