Le défi Nikolavitch : Quand on a que l’armure

Un article de : ALEX NIKOLAVITCH

Illustration de MATTIE BOY

Chaque mois, Alex Nikolavitch, traducteur, romancier, essayiste, scénariste et contributeur de Bruce Lit est mis au défi de répondre aux plus grandes énigmes de la culture populaire.

 ©Mattie Boy

L’approche de l’hiver et des temps froids amène à remiser le bermuda et à se couvrir graduellement de ces surcouches en nylon, polaire, grosse laine et thermolactyl dans lesquelles nous nous engonçons lorsque la bise fut venue, et qui nous font ressembler qui à Amundsen, qui à un astronaute, ou qui (pour les moins chanceux) à un bibendum Michelin.

C’est aussi la saison de la raclette et du vin chaud. C’est pourtant entre deux merguez que Jonah J. MonsieurBruce, qui ne fait rien comme tout le monde, relève la tête de son assiette et, de but en blanc, m’interpelle. C’est là que je m’aperçois que j’étais peut-être en coma éthylique depuis les fêtes et qu’on est désormais en pleine canicule. C’est peut-être même pour ça que mon manteau et mon pull me tiennent si chaud.
« Tiens, JP me demandait l’autre jour pourquoi il y avait eu dans les années 90 cette mode des armures ringardes. »
« On est bien d’accord que n’importe quelle question portant sur le pourquoi des modes et tocades des années 90 n’a aucun sens ? »
« Comment ça ? »
« Ben, c’était les années 90, hein.
« C’est pas faux. »

Plein d’armures, et super moches en plus de ça.
Dessin de Paul Ryan,
©Marvel Comics

Globalement, entre la fin des années 80 et le début des années 90, la révolution reaganienne a gagné sur tous les fronts. Avec la chute du Mur, on nous prédit la fin de l’Histoire et celle des idéologies (on voit désormais ce qu’il en a été), on lance la House Music dans la foulée et Rob Liefeld est une star du dessin et vous savez quoi, je pense qu’il y a un lien. Quand je vous dis que c’est une époque assez bizarre, qui n’a aucun sens. Dans le domaine des comics, elle se termine d’ailleurs par une crise majeure qui voit Marvel passer à deux doigts de la faillite, mais c’est une autre histoire, ou peut-être pas.

Dans le cas qui nous occupe, celui des comics, on vit encore sur l’onde de choc engendrée quelques années plus tôt par WATCHMEN et THE DARK KNIGHT RETURNS. Nos illustrés préférés, dans lesquels jusqu’alors SUPERMAN et Lex Luthor réglaient leurs différends en se lançant des voitures à la tronche, ont la tentation du réalisme. Superman version Byrne, c’est l’incarnation de l’Américain qui réussit et fait la couverture de GQ, et Luthor un chef d’entreprise tout puissant, plus même que le patron de l’OCP dans ROBOCOP sorti vers la même époque.

Et le réalisme, pour des ricains, ça veut dire grosso modo des personnages traumatisés et des gros flingues, pas la filmographie des frères Dardenne (qui commencent pourtant leur carrière dans ces années-là). Le cinéma d’action des années 80 n’est pas exactement réaliste, mais il fait la part belle à des traumatisés de la guerre du Vietnam, ou qui ont perdu toute leur famille, voire les deux à la fois. Oui, il y a eu un film PUNISHER à la fin des années 80, pourquoi ? Dans le Batman de 89, le collant à la Adam West est remplacé par un truc sculpté de faux muscles façon cuirasse de centurion romain. La tenue de Batman dans les films, c’est déjà une armure. L’armure Supes-buster du DARK KNIGHT a de toute façon marqué les esprits.

Se rappeler qu’à la fin des années 80, on avait déjà tenté de rendre Stark cool. Et bon, euh…
Dessin de Mark Bright ©Marvel Comics

Un gros point déclencheur dans les comics, c’est en tout cas la reprise de IRON MAN par John Byrne en 1990, juste après une période décevante de Tante Michelinie. En un sens, c’est symptomatique de plein de trucs. C’est bizarre à dire maintenant, en l’an 16 de l’ère Downey, mais Iron Man, ça n’a jamais été un des vrais poids lourds de Marvel, éditorialement parlant. Le personnage et ses titres fonctionnent gentiment depuis le départ, il y a parfois des équipes créatives formidables (tête de fer doit beaucoup à un encreur en Layton), mais c’est souvent en dents de scie et, la moitié du temps, les auteurs semblent ne pas savoir quoi en foutre dans sa propre série.

En redonnant un coup de jeune au personnage, Byrne et Romita Jr (qui dessine le premier arc et est déjà à ce stade un vétéran de la série) ils font de Tony Stark un de ces capitaines d’industrie de la tech, dynamiques, de la Côte Ouest qui ont le vent en poupe à l’époque et depuis lors, loin des vieux requins de conseils d’administration. Mais ce n’est pas qu’en termes visuels et de définition qu’il faut le remettre en selle.

La supériorité écrasante de surplus soviétiques.
Dessin de John Romita Jr ©Marvel Comics

Depuis quelques années, Tony Stark a dû céder l’armure à Jim Rhodes, qui a eu du mal à s’imposer, que ce soit auprès des WEST COAST AVENGERS que des lecteurs. Après être resté cloué quelque temps dans un fauteuil roulant, l’industriel a été opéré et une puce lui a rendu l’usage de ses jambes. Mais cette puce est bientôt piratée, d’anciens ennemis reviennent avec leurs pouvoirs décuplés, d’autres apparaissent, et Stark a du mal à s’en tirer seul.

Bientôt, Rhodey est équipé d’une armure noire et blanche, celle de WAR MACHINE, et obtient bientôt sa propre série. Une machine infernale est enclenchée. THOR (qui porte également une armure à la fin de la période Simonson, pour masquer ses blessures) se dédouble également, SPIDER-MAN voit revenir son clone, VENOM est bouturé. La politique officielle Marvel, alors que ses dessinateurs vedette s’en vont fonder Image, c’est que les personnages et les concepts sont tout, quels que soient leurs auteurs. Et quoi de plus facile à démultiplier qu’un personnage en armure ?

Et surtout, l’armure est « réaliste », ce n’est pas un collant en lycra. Par ailleurs, les méchants en armure sont les adversaires naturels d’Iron Man, au point que même le Mandarin en porte une à l’occasion. On voit ressurgir de vieux vilains comme le Titanium Man, une nouvelle Dynamo Pourpre et ainsi de suite. Mieux encore, ça permet de démultiplier les gammes de jouets, d’accessoires et de figurines, ce qui a son importance à partir de 1990 et l’arrivée de l’industriel Toybiz au capital de la Maison des Idées.

On prend le même et on change la couleur.
Dessin de Gabriel Gecko
©Marvel Comics

Un cap est franchi avec la célèbre armure de DAREDEVIL, introduite à l’occasion de FALL FROM GRACE. Là encore, l’idée est une forme de réalisme dans la continuité de Frank Miller, dont l’influence est rappelée jusque dans les clairs obscurs de McDaniel, inspirés de SIN CITY, ou l’utilisation de personnages repiqués dans ELEKTRA ASSASSIN, réputé jusqu’alors être hors-continuité.

Tant pis si par ailleurs on a des démons, symbiotes et autres cyborgs (très à la mode aussi à l’époque) qui n’ont pas grand-chose de réalistes. C’est l’armure la cheville de cette ambiance. CHICHESTER veut de la techno, il ramène le SHIELD et les barbouzeries. Ça aussi ce sont des marqueurs de l’époque : tout l’univers Wildstorm encore en gestation sera basé dessus.

The initials, the initials, the initials DD. (but not my DD)
Dessin de Scott McDaniel ©Marvel Comics

Chez la concurrence, la tendance est moins marquée. La série HAYWIRE en 1988 a rencontré un certain succès critique mais n’a pas eu de suite. Les Rocket Red, revenus dans JLA INTERNATIONAL, n’ont pas un design très enthousiasmant.

Pourtant, le « Nouveau Batman » d’après KNIGHTFALL aura une armure, tout comme l’un des remplaçants de Superman après sa mort, STEEL. Dans le cas du « Batzrael », l’idée est quand même de se mettre dans la rue d’Image, avec un héros énervé, au look bad-ass (bat-ass, peut-être?). Tout cela ne dure pas très longtemps.

L’homme d’acier nouvelle formule.
Dessin de John Bogdanove ©DC Comics

Hal Jordan devenu méchant après EMERALD TWILIGHT en portera également une, mais plus un truc d’être cosmique à la Kirby, finalement. Et puis il y a un reflux général. Au tournant des années 2000, on voit revenir des concepts moins agressifs, comme TOM STRONG ou Superman par Ed McGuinness, plus cartoony.

Mais l’armure n’est qu’un élément d’un tout plus vaste, d’une esthétique qui, pendant un temps, ne veut plus du collant traditionnel. D’ailleurs, un autre gros marqueur de la même époque, c’est le blouson. Porté par-dessus l’uniforme de super-héros, il lui donne un côté plus urbain. Les X-Factor de Peter David en portent, les Avengers de Bob Harras et Steve Epting aussi, Starman par Robinson et Harris itou. Et, vous allez rire, on peut là aussi le faire remonter à Byrne, oui oui, je vous jure.
Une des obsessions de Byrne depuis toujours, c’est Kirby. On dirait qu’il tient à jouer avec toutes les créations du King, même les plus obscures.

  Dans le doute, c’est toujours la faute de John Byrne.
Dessin de John Byrne ©DC Comics

C’est ainsi qu’il reprend début 1991 le personnage d’OMAC, le super-soldat post apocalyptique créé dans les années 70 par le King. Loin des designs foutraques de la série d’origine, Byrne lui donne un côté plus épuré. Et un blouson.

En quelques années, l’accessoire se répand. Au moment de GALACTIC STORM, à peu près tous les Avengers en portent (je me demande si le premier à adopter l’accessoire chez eux n’a pas été cette fashionista de Wonder Man).

C’est à peu près le moment où Marvel s’enfonce peu à peu dans le marasme et la faillite. Les Avengers se termineront sans gloire, seront rebootés par les mêmes qui auront planté l’éditeur quelques années auparavant en allant fonder un concurrent, et le renouveau viendra d’ailleurs, justement de tout ce qui pendant des années était considéré comme ringard : les méchants à l’ancienne, les concepts foufous à la Kirby et ainsi de suite. Les THUNDERBOLTS reprennent des méchants de quatrième zone et l’une des premières réussites du label MARVEL KNIGHTS, outre un DAREDEVIL par Quesada qui revient aux sources, ce sont les INHUMANS de Jae Lee. On repart alors dans un tout autre cycle. ULTIMATES, par Brian Hitch, introduira le costume texturé devenu depuis la norme dans les films de super-héros.

Y avait trois petits keupons, avec de jolis blousons. (air connu)
Dessin de Steve Epting ©Marvel Comics

Je croque enfin dans ma merguez, qui a passablement refroidi. Jonah J. Monsieur Bruce me jette un regard morne et vide.
« Okay, les années 90 c’était le bordel, tu m’as convaincu. Mais on en est sortis, hein ? »
« Ouais, Marvel en est sortie à poil, quasiment. »

À poil, moi, je ne le suis toujours pas. Je rentre chez moi sous le cagnard, une demi-heure de marche, enfoncé dans mes couches et mes couches de polaire, tel un titan bibendumesque, sous les regards consternés des badauds.

Je vais perdre au moins trois kilos à ce régime. À moi, summer body !

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