Interview Geof Darrow / Shaolin Cowboy : Pour une poignée de beaufs
Propos recueillis et traduits par BRUCE LIT
Interview initialement publiée dans GEEK MAGAZINE #46
Première publication le 11/06/24 – MAJ le 22/12/24
Avec un –O en plus, les initiales de Geof Darrow auraient pu donner GOD ! Et il est évident pour tous ses afficionados qui le suivent depuis ses collaborations avec Frank Miller, que Darrow est un dieu des comics. Dessinateur et dialoguiste de génie, il a aussi assuré le storyboard de Matrix !
Il revient chez Futuropolis avec une nouvelle aventure de son Shaolin Cowboy où, sur fond de bastons Toriyamesques, Darrow fustige à chaque page la crasse et la médiocratie des années Trump.
Votre nouvelle aventure de Shaolin Cowboy vient de paraître en France. Comme d’habitude la précision de votre dessin est phénoménale. Quels ont été les défis de cette visite au pays des beaufs made in Trump ?
Phénoménal mon dessin ? Ah ah ! Les défis sont les mêmes que pour chacun de mes albums : ne pas faire d’erreurs qui m’embrasseraient plus que dans mes livres précédents, tenter de faire des compositions intéressantes et m’amuser !
Parlez-nous du découpage de vos histoires. Vos angles de camera sont fascinants tout comme les mouvements entre chaque séquences. Quels sont vos secrets ?
Si j’avais des secrets, je ne vous les dévoilerais pas. Mais je veux bien vous parler de mes influences : les films de Buster Keaton, Kenji Misumi, Hideo Gosha, Jacques Tati, Tsui Hark, Woo Ping, Sam Raimi et les bande dessinées de Jean Giraud, Francois Boucq, Windsor McKay, Jack Kirby, Hergé, Katsuhiro Otomo, Sanpei Shirato, Hirata, Kojima, et Toriyama, entre autres.
Mortal Kombat
©Futuropolis
Il m’a fallu quatre jours pour finir Shaolin Cowboy et en digérer tous les détails. Comment imaginez-vous vos lecteurs ?
Super énervés d’avoir gâché leur pognon pour deux-cents pages d’un comics débile avec du kung-fu, du samouraï et du western. C’est n’importe quoi, hein ?
Si Shaolin Cowbow consiste en l’enchainement de combats titanesques avec les plus belles chorégraphies de l’histoire des comics, cet album se distingue par un scenario plus étoffé. D’ailleurs, en plus de la finesse de votre trait, il faut rappeler que vous êtes un dialoguiste hors-pair ! Certains jeux de mots sont irrésistibles !
Et bien, il a été dit par de plus malins que moi qu’une image vaut mille mots. Je laisse généralement mes griffonnages grossiers expliquer au lecteur ce que je veux lui dire.
Ma femme Lorraine Darrow, a souffert pour tout traduire ou adapter ce qui n’existait pas en français. Elle a travaillé très dur et mes dialogues sont probablement meilleurs grâce à elle.
C’est elle qui avait déjà traduit tout Sin City en étroite collaboration avec Frank Miller. D’ailleurs, je ne trouve pas que les nouvelles traductions soient très intéressantes (parues dans les rééditions chez Huginn&Munnin- Nda). Ils auraient dû garder celle de ma femme, moins littérale.
A propos, achetez son livre chez Sarbacane : Léo et La Cité Mécanique. C’est son premier roman et c’est illustré par ma fille Alice Darrow. C’était mon placement produit, ah ah !
Pour une poignée de beaufs est une immersion dans l’Amérique de Trump où les dragons de Komodo y manifestent plus d’humanité que ces rednecks aux cerveaux reptiliens !
Pas seulement Trump mais tous ces gens abreuvés de conneries inflammables, d’où les dragons !
Harvest
©Futuropolis
Ce qui frappe dans les combats qui se passent en pleine ville, c’est l’indifférence des passants à toute cette violence qui restent le nez rivés sur leurs portables ! La misanthropie et l’individualisme semblent vous terroriser !
Beaucoup de choses me terrorisent notamment que la science et les faits soient constamment soumis à interprétations et déformés pour les opinions les plus malsaines. Les temps sont durs pour la vérité et la science.
Le Shaolin Cowboy reste un personnage très mystérieux dont on sait très peu de choses. Que pouvez-vous nous apprendre de lui ?
C’est un mec déglingué qui vagabonde d’un point A à un point Z en laissant derrière lui plus de problèmes que de solutions.
Il affronte ici un cochon qui vole au milieu d’une ville rongée par le vice. Est-ce votre clin d’œil à l’album cauchemardesque de Pink Floyd Animals, lui-même inspiré de La ferme des animaux d’Orwell ?
Le cochon ne vole pas, il a un entrainement de ninja qui lui permet de donner l’impression qu’il lévite alors qu’en fait tout est dans le contrôle de ses muscles et de sa respiration. Vous voyez mes chéris, je me suis bien documenté avant…
Charade, you are !
©Futuropolis
Il a été question il y a quelques années d’une adaptation animée de Shaolin Cowboy. Ce projet est-il toujours d’actualité ?
Le truc était finalisé à 40% par le studio Madhouse vers 2009. Puis sont arrivés la crise financière et les Weinstein, qui co-produisaient pour Madhouse, et qui ont refusé de finir le film. Par la suite, il y a eu des restructurations chez Madhouse et j’ai appris le mois dernier que tout mon travail est probablement parti à la poubelle. Envoyez les violons !
Puisque nous parlons d’animés et connaissant votre amour pour Astro Boy, avez-vous regardé Pluto ?
Oui ! C’est justement le même producteur de mon film Shaolin Cowboy qui s’en est occupé : mon ami Masao Maruyama. Il a quitté Madhouse et ce n’est donc pas lui qui a jeté tout mon travail. C’est un grand artiste et un sensei !
C’est Jean Giraud, alias Moebius qui vous a présenté à Frank Miller avec qui vous avez cosigné Hard Boiled et Big Guy and Rusty The Boy Robot. Que représentent ces comics trente ans après ? Êtes-vous toujours en lien avec Miller ?
On a souvent dit que Moebius m’avait présenté Miller, mais c’est inexact. Je connaissais déjà Frank depuis un Comic Con de San Diego. Je l’ai ensuite revu chez Jean lorsqu’il vivait en Californie.
Pour répondre à votre question, je ne pense plus à Hard Boiled ni à Rusty The Boy Robot. Je suis fier d’avoir travaillé avec Frank mais pour tout vous dire, ces comics me paraissent désormais un peu trop crus et ennuyeux. Quant à Frank, je n’ai plus de nouvelles. Je ne dois plus être assez cool, je pense.
Un dernier mot pour nos lecteurs ?
Achetez Léo et la Cité Mécanique, soyez malins et votez pour ne pas avoir le gouvernement que vous ne voulez pas !
Animal, on est mal !
©Geof Darrow
La BO du jour
Merci pour cet entretien !
Tiens, je savais que Steve Skroce avait participé aux storyboard de Matrix mais j’ignorais qu’il en était de même pour Geof Darrow.
J’ai souri en voyant qu’amateur de réponse lapidaire, M. Darrow était plus disert quand il parle de sa famille, une belle marque d’affection.
Sinon, quel timing pour cette dernière remarque !
Le travail de Geof Darrow est même plus important sur la saga Matrix que celui de Steve Skroce. D’ailleurs il me semble que les Wachowski l’ont recruté en premier. (mais je peux me tromper)
L’article sur MATRIX est présent sur le blog : brucetringale.com/welcome-to-the-machine/
Un passage dédié aux comics issus de la saga précise bien que Darrow est le concepteur visuel originel et officiel du premier film.
Merci pour le lien ! 🙂 C’est surtout que je connaissais plus l’association entre les Wachowski et Skroce par les comics (Ectokid, Doc Frankenstein – également avec Darrow, d’ailleurs)
Déjà 4 tomes de SHAOLIN COWBOY !
Les quelques fois où je me rends encore en librairie, c’est le genre de bouquin que je feuillète, pour admirer la maîtrise graphique du dessinateur, et que je finis par reposer, parce que je me dis que le potentiel de relecture n’est quand même pas très grand…
Même si certaines questions de Bruce tendent à montrer qu’il y a des réflexions sous-jacentes et que c’est un divertissement intelligemment décérébré, ça ne suffit pas pour me tenter à l’achat.
Merci pour cet entretien, Bruce !
Je ne savais pas du tout pour la traduction de SIN CITY, j’avais lu que la dernière édition avait bénéficié d’une nouvelle traduction (je voulais me replonger dans SIN CITY par le biais de cette nouvelle édition mais je n’en ai pas encore trouvé ni le temps ni l’occasion ni les moyens) mais je n’avais jamais noté que c’était l’épouse de Darrow qui les avait traduits en premier chez Rackham.
@Ludo : sur la traduction de SIN CITY : la preuve que les destins des oeuvres de Darrow et Miller restent intrinsèquement lieés.
jP: C’est faussement décérébré car il m’a fallu quatre jours pour tout lire. L’amateur de bons mots que tu es devrait y trouver son compte.
@JB : sur la montée de l’extrême droite, ce n’est hélas pas comme si personne ne voyait le truc venir.
Je m’étais promis de lire cette interview après avoir lu les SHAOLIN COWBOY (puisque je n’en ai lu qu’un seul), surtout que j’ai le GEEK Magazine dont elle est issue. J’avais déjà commencé par relire HARD BOILED nouvelle édition Futuropolis (magnifique, merci Dave Stewart aux couleurs) puis j’avais continué avec la nouvelle édition Futuropolis de BIG GUY AND RUSTY THE ROBOT (bien délirant et critique aussi, surtout de la religion américaine), encore plus belle que les deux que j’avais avant, et puis je suis passé à plein d’autres trucs. Mais je vais les lire c’est sûr.
J’ai ainsi craqué aujourd’hui et ai lu ton interview : c’est très rigolo. Comme Ludovic, j’en apprends beaucoup sur les premières traductions de SIN CITY, il faut que je rouvre les miens pour voir qui a traduit quoi (diverses éditions de divers éditeurs). Et comme JB, quel timing pour la conclusion…
Sinon JP, je pense au contraire que ces bds ont un fort potentiel de relecture : elles permettent à chaque fois de plus apprécier les dessins. C’est ce qui m’a le plus intéressé dans les Darrow et Miller que j’ai relus finalement, même si les idées de base sont intéressantes – mais surtout basiques. Elles sont un peu des prétextes pour de longues scènes de combat et de destruction, mais pas dénuées de réflexion pour autant.
Je reviendrai pour la BO 🙂
Ah et je suis complètement raccord avec ça : « Beaucoup de choses me terrorisent notamment que la science et les faits soient constamment soumis à interprétations et déformés pour les opinions les plus malsaines. Les temps sont durs pour la vérité et la science. »
Bonjour Bruce.
C’est tout simplement le tome de SHAOLIN COW BOY que j’ai préféré. Il est au delà d’un album de « plus ». Sa profondeur autant graphique que sur les diverses dénonciations et réflexions sur l’état du monde et la société américaine mérite a elle toute seule un achat.
J’aime bien le côté décalé des réponses de l’interview.
Geoff Darrow fait partie de ces artistes qui correspondent désormais à mon approche de la culture. Je suis ses projets et par résonnance sa carrière et les œuvres qui lui sont rattachés. Ainsi je vais me pencher sérieusement sur LÉO ET LA CITÉ MÉCANIQUE.
Une paye que je n’avais pas écouté SUEDE. Il me faudra une nouvelle écoute.
Oui je me suis bien marré et les échanges en Off avec Darrow sont aussi surréalistes que ses réponses.
Interview directe et droit au but, avec des informations sympathiques : sur les influences de ce créateur, sur le travail de traduction de son épouse, et sur la symbolique des dragons.
On devrait traduire ton article et lui envoyer !
brucetringale.com/le-superflu-est-le-premier-des-besoins-flaubert/
Je le lirai si on me le prête, mais, et en reconnaissant tout son talent, GD est épuisant (mentalement). Comme pour son Hard Boiled, qu’on n’oublie pas une fois fini tellement c’est marquant, la relecture est difficile. J’ai aimé et revendu donc cette dois je l’achèterai pas 🙂 mais ton interview m’a donné envie de le lire !
Comment se fait il que tout le monde ai oublié Comics and Story (Chez Aedena, « découverte » et mise ne avant par Moebius et Jean Annestay …) ??? — (la réédition chez Delcourt est plus facile à trouver, et moins cher, sous le titre: Bourbon thret).
Je savais que Darrow était très disert, et drôle (2 -3 auteurs me l’avait rapporté).
Bonne Interview, même si je ne suis pas Shaolin Cowboy … j’ai testé mais pas mon ‘univers’ …
@Nolino : en moins de de 12 000 signes, il convient de faire synthétique. Plus le temps passe plus je suis fans du Shaolin.
@Critikomiks : Faire de plus de 200 pages de bastons un pamphlet anti-Trump n’est pas à la portée de tous.
Je n’ ai jamais eu de coup de foudre pour le dessin de Darrow, mais ses influences sont les miennes à peu de choses près,
OUARFF ! Celle-là, de promo !!
Il est d’une honnêteté confondante, concernant l’intérêt intrinsèque de son travail. Je le trouve très lucide quant à ses angoisses artistiques rétroactives, et c’est même assez remarquable qu’il n’essaye pas plus de mettre en avant (d’expliquer ?!) sa démarche via le médium Comics.
Sa répartie concernant ses fans est terriblement révélatrice du bonhomme.