Le club des prédateurs de Valérie Mangin et Steven Dupré
Un article de BRUCE LITVF : Casterman
LE CLUB DES PREDATEURS est un dyptique formant une histoire complète scénarisée par Valérie Mangin et illustré par Steven Dupré paru entre 2016 et 2017.
L’horreur de ce récit de croque-mitaine est souvent plus suggérée que montrée. Sa lecture est cependant recommandée à des lecteurs avertis, la nature des crimes de ce club des prédateurs pouvant bouleverser un lectorat sensible.
Des spoilers en hors-d’œuvre et en dessert sont à prévoir à la lecture de cet article.
Je m’en rappelle encore…
Nous sommes en 1998 et je travaille mon mémoire pour obtenir mon diplôme d’état d’assistant de service social. Pour ce faire, j’ai choisi d’aborder ce que peut apporter mon futur métier aux femmes victimes de prostitution. Avant de rentrer dans mes observations et conclusions professionnelles, il est indispensable pour l’étudiant en question de dérouler un historique de la prostitution à travers les siècles et je découvre ainsi qu’au 19ème, nos putes étaient traitées comme des animaux, fort de travaux scientifiques aberrants, qui tentaient de démontrer que leur tour de crâne était différent de la femme honnête.
Cette parenthèse personnelle pour expliquer à quel point la lecture souvent éprouvante de ce CLUB DES PREDATEURS résonne en moi. Nous parlons d’un album qui s’ouvre sur la pendaison d’une fillette accusée d’avoir tué pour manger dans l’Angleterre victorienne. Celle-ci, traitée moins bien qu’un chien, sera ensuite disséquée par le gratin de la scientifie pour démontrer que les pauvres n’étaient que des animaux à peine évolués dont le tour de crâne et la supposée débilité déterminaient leur inutilité sociale.
LE CLUB DES PREDATEURS est une enquête à hauteur d’enfants. Jack est un petit ramoneur méprisé par la société qui tente d’alerter Liz, une jeune aristocrate, qu’un Boogeyman erre dans les rues de Londres pour capturer et dévorer les enfants. Le raisonnement de Jack est déjà empli de fatalisme et de déterminisme : quand bien même, Jack connaît l’identité et le lieu des crimes du Boogeyman, il sait que personne n’écoutera un va-nu-pieds. Il doit donc passer par un intermédiaire de la classe supérieure, celle-là même qui tente de les écraser comme des cafards.
La première couche d’horreur se situe donc ici : le talent graphique de Steven Dupré nous plonge dans cette époque à la fois si loin et si proche où le lecteur devient le passager d’un voyage temporel fort de ses convictions humanistes, féministes et du droit des enfants et où il ne peut qu’exister qu’en témoin impuissant de cruautés d’un autre âge.
Dupré est totalement impliqué : ses cadrages offrent des contre-plongées vertigineuses, des angles de caméra malsains ; il ne lésine ni sur le nombre incroyable de figurants lors de l’exécution de la petite Jenny, ni sur les costumes ou les accessoires d’époque. Son coup de crayon gomme le temps et l’espace du lecteur pour l’immerger presque malgré lui dans une histoire terrifiante.
Il ne se débine pas non plus lorsqu’il s’agit de dessiner le meurtre d’enfants et leur transformation en rôtis pour ces aristocrates carnivores. Il parvient à le faire dans toute l’horreur nécessaire que l’exige le scenario de Mangin tout en refusant de rendre ces séquences gratuites ou esthétiques.
Le scénario de Mangin refuse toute surenchère gore ou bandante pour les fans de l’horreur hardcore. C’est même le contraire. Tout le premier volume est consacré à la présentation des personnages, de leurs dilemmes et de leurs doutes. L’horreur absolue n’apparaît qu’à la dernière page alors que personne ne l’attendait plus. Si l’identité du Boogeyman ne constitue pas un traumatisme pour le lecteur, Mangin l’explore avec finesse dans le deuxième tome chez la petite Liz.
L’histoire a beau se dérouler au 19ème siècle, il s’agit bien d’un conte de Perrault non édulcoré qui se déroule sous nos yeux avec une portée sociale vibrante. Une époque où en Europe, les usines en pénurie de main d’œuvre dévorent ouvriers, femmes et enfants comme un monstre affamé. Une société qui repose sur la mort de ses citoyens les plus faibles pour que les plus riches survivent.
Deux siècles plus tard, les citoyens les moins utiles seront placés dans des ghettos, des camps ou des cheminées avant que leurs restes soient transformés en savon ou en coussins. C’est de cet enfantement de l’horreur industrielle que le scenario subtil de Mangin aborde.
Comme toujours avec la scénariste d’ALIX, tout est solidement référencé, peut-être parfois au détriment du plaisir de lecture du 1er tome, les dialogues servant parfois d’avantage à la toile de fond des personnages que leurs émotions qui font du surplace.
Cette faiblesse fait aussi la force du récit de Mangin : les enfants ont des réactions d’enfants face à la malignité adulte, ils n’ont ni la force physique d’affronter le Club des prédateurs ni l’intelligence aiguisée des enfants des contes qui triomphent des ogres ou des super-vilains.
Le tome 2 est jalonné bien au contraire de peurs quasiment insurmontables, de conflits de loyauté, d’angoisses, de traumas et d’erreurs : le plan élaboré pour venir à bout des adultes se transformant en indicible fiasco.
Mangin possède son rythme bien à elle, assez proche des travaux de Garth Ennis les plus récents : une histoire assez dialoguée sur les ténèbres de l’âme humaine qui donne lieu à un déchainement de violence intense et sans concession, celle de ce CLUB DES PREDATEURS étant d’une noirceur inoubliable.
Ce récit à deux vitesses pourra aussi bien irriter que fasciner, parfois dans le même mouvement de balancier du lecteur.
Voilà de l’horrifique assez littéraire de bon aloi et assez visionnaire. Mangin met en scène la perversion ultime : celle où des bourgeois opulents dévorent ceux qui crèvent de faim.
Il n’échappera pas à personne que la condamnation de ces prédateurs de ceux-qui-ne-sont-rien, sortira la même année que l’affaire Weinstein, ce fameux porc dont les personnages de cette BD pourraient être les ancêtres…
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La BO du jour :
Un vrai plaisir que de pouvoir relire ce diptyque avec tes yeux. C’est très enrichissant de voir ce qui t’a le plus marqué, d’autant que tu fournis l’éclairage nécessaire (les § d’introduction) pour contextualiser tes réactions. Par ricochet, ça pointe du doigt mes propres biais de lecture.
Merci pour m’avoir fourni mon ticket d’entrée pour ce Club des Damnés. Je suis assez fier du titre d’ailleurs comme de l’article que j’ai redécouvert hier en relecture avant publication, 6 mois après sa rédaction.
Super pitch. Tout à fait le type de lecture que je recherche. À la fois connotée fantastique, adulte, voire hard, et doté d’une toile de fond pour réfléchir.
Les planches sont impressionnantes, avec des réminiscences de David Lloyd.
La BO : Cool ! J’aimerais bien les voir en concert. Je préfère voir le concert que m’écouter l’album dans ce cas précis. Une super idée cadeau pour ma femme (fan des 3 stars du groupe), mais faudrait-il encore qu’ils passent au bon moment et au bon endroit…
Alors attention hein, ça manque de Karaté…
Oui mais pas de vampires apparemment… 🙂
Je n’avais jamais entendu parler de ce bd, ni de ces auteurs : je n’ai jamais lu un seul ALIX je crois. Les dessins semblent impressionnants et beaux. Ca a l’air assez terrible comme histoire. Je ne sais pas comment tu fais ton boulot, j’en serais incapable (d’ailleurs c’est pour ça que je fais autre chose). Maël suit un peu tes pas, il perpétue la tradition sociale de la famille du côté de ma mère où il se trouve pléthore de personnes dans ce domaine.
Le petit ramoneur, il a des relents du ROI ET L’OISEAU ? Merci pour la présentation en tout cas, je ne pense pas investir mais à l’occasion (va vraiment falloir que je me trouve une médiathèque).
La BO : non merci. Ni sur disque, ni en live. J’ai beaucoup de respect pour ces gens mais payer une blinde pour aller écouter du rock à papa dans un show ultra-carré à l’américaine, ça ne m’intéresse aucunement. Voir Alice Cooper oui.
Bon et Alix Cooper, alors ?
Très bien vu pour LE ROI ET L’OISEAU. Impossible que Valérie Mangin n’y ai pas pensé.
Le répertoire des HV est effectivement assez bancal : leurs reprises sont nulles mais les compos qui mettent Cooper en avant sont certainement les meilleurs de son répertoire pour cette dernière décennie.
Merci pour cette découverte !
Très belle idée, le mélange entre réalisme et horreur m’attire ! Des enfants et des morts violentes, ça rappelle comme tu le dis les contes avant qu’ils ne soient fixés et aseptisés à l’écrit. Avec un poil de Dickens, peut-être ? Les cases proposées donnent envie.
Des enfants ayant des réactions d’enfants : si rare en fiction, où les gosses sont plus souvent écrits comme des adultes miniatures
C’est ce qui est à la fois terrible et bien pensé : nous avons l’habitude de voir des mini Frank Castle en BD dès que des enfants sont confrontés à de la violence. Ce n’est pas le cas ici.
Bonsoir.
Tient un album de Valérie Mangin que je connaissais pas. C’est fort intriguant. Et j’adore aussi le titre.
un conte de Perrault non édulcoré qui se déroule sous nos yeux avec une portée sociale vibrante. Une époque où en Europe, les usines en pénurie de main d’œuvre dévorent ouvriers, femmes et enfants comme un monstre affamé très beau paragraphe où tu oses t’aventurer dans le social que tu connais bien.
Comme JB, je retiens une volonté de cadrer avec le contexte historique mais surtout d’écrire des personnages (les enfants surtout) ayant des réactions sensées, en fonction de leur milieu ou leur âge. D’ailleurs tu n’égratignes pas les super héros dans ton article.
Les dessins me plaisent également.
Je serais attentif en allant en médiathèque ou en librairie.
La BO : définitivement pas pour moi.