La métamorphose des cloportes (DRACULA par James Tynion IV et Martin Simmonds)

DRACULA par James Tynion IV et Martin Simmonds

Un article de JB VU VAN

VO : Image Comics

VF : Urban Comics

Quand Klimt rencontre Dracula
© Image Comics© Skybound

Cet article portera sur la mini-série UNIVERSAL MONSTERS: DRACULA en 4 numéros, publiée en 2023. Écrit par James Tynion IV, ce titre est illustré et mis en couleur par Martin Simmonds. La série a été publiée par Urban Comics dans un album intitulé DRACULA, sous une traduction de Maxime Le Dain en 2024, dans la collection UNIVERSAL MONSTERS.

L’humble notaire R.M. Renfield est le seul survivant de l’équipage du Vesta, un navire en provenance d’Europe de l’Est. Délirant et entomophage, il est confié aux soins du Docteur Seward, et prend l’habitude de dévorer les insectes qui entrent dans sa cellule. Dans les quartiers résidentiels de la même maison de repos, Mina, la fille du Dr Seward, et son amie Lucy croient voir une silhouette étrange vers l’abbaye voisine de leur demeure. Alors que Lucy développe une obsession pour un comte transylvain qu’elle vient de rencontrer, le Professeur Van Helsing demande à rencontrer Renfield, malgré les réticences du Dr Seward.

Difficile de proposer quelque chose d’original sur Dracula, l’un des personnages les plus utilisés en fiction (et notamment dans les comics.) La préface qui ouvre l’album VF est intéressante : Tynion y indique qu’après son run sur les séries Batman, il était prêt à arrêter de travailler sur une licence quand on lui a proposé de participer à l’initiative Universal Monsters, collaboration entre Universal et le label Skybound d’Image Comics. L’auteur évoque son expérience du personnage de Bram Stoker, qu’il connaissait via la pop culture avant même de voir une version ciné du personnage (qui pour lui était la parodie de Mel Brooks, Dracula Mort et heureux de l’être !). Comme lui, le lecteur connaît intuitivement Dracula, a pu le voir en héros tragique ou en monstre chez Coppola, les films de la Hammer ou dans la série Netflix. une approche différente est donc nécessaire.

Quand la corruption de Dracula gagne la page elle-même
© Image Comics ; © Skybound

Celle que choisit James Tynion IV est plutôt originale. Il respecte globalement la trame du film de 1931 mais n’en fait pas une transcription sur le papier (seules quelques scènes sont communes au film et au comics). Dans cette mini-série, l’auteur va suivre les personnages secondaires plutôt que Dracula et les héros que sont Mina, Van Helsing ou Harker. L’histoire s’intéresse en effet à 3 autres personnages. Lucy, la victime sacrificielle ; le Dr Seward, scientifique perdu face au danger surnaturel qui menace sa fille ; et enfin l’âme damnée de Dracula, Renfield. Le lecteur entre ainsi dans les coulisses du film, entre les scènes, et découvre une Lucy déjà attirée par la mort et la violence avant sa rencontre avec Dracula, lorsqu’elle demande à Mina de lui raconter avec force détail les morts atroces de l’équipage du Vesta. Il apprend que le Dr Seward est peu réceptif aux superstitions de Van Helsing, mais que ses supérieurs le forcent à accepter son aide pour protéger l’image de l’hôpital.

Mais le personnage qui bénéficie le plus de ces développements est Renfield. Complètement erratique dans le film, il apparaît ici comme un personnage déchiré entre sa loyauté forcée envers le comte, autant dûe à l’hypnose qu’à sa faiblesse de caractère, et sa volonté de protéger Mina, tant par jalousie que par amitié envers une personne qui lui a tendu la main. Renfield devient ainsi le personnage principal de cette histoire, présent dès la première page jusqu’à la conclusion. Juste retour des choses puisque la création de cette collection comics Universal Monsters suit une collaboration entre Skybound et le studio sur le film RENFIELD !

Regard et sourire, deux histoires différentes
© Image Comics ; © Skybound

Quid de Dracula ? Le monstre apparaît relativement peu, et reste généralement muet. Dracula n’est ici pas un humain, mais une créature indicible, l’incarnation d’une corruption qui englobe la cité de Londres. Ses victimes perdent leur humanité : visuellement, les traits de leur visage s’estompent, ne laissant qu’un vide blanc entrecoupée de 2 yeux sombres et d’une bouche tantôt béante, tantôt acérée. L’arrivée du Comte marque ainsi le début d’un climat de violence et de folie. À plusieurs reprises, Seward et Van Helsing évoquent l’influence du monstre, qui fait appel aux plus bas instincts de l’humanité en leur promettant pouvoirs et richesses. Si les héros de l’histoire combattent ici l’antagoniste, Renfield laisse entendre qu’il ne s’agit que d’une victoire dans une lutte sans fin, que les gens médiocres comme lui continueront à se laisser séduire par de vaines promesses.

La touche de Martin Simmonds, déjà collaborateur de Tynion sur DEPARTMENT OF TRUTH, est essentielle à la narration. Coloriste et artiste, Simmonds met en scène le dérèglement qu’apporte Dracula de plusieurs façons. La première page est marquante à ce titre, des insectes grouillent entre les cases et sur celles-ci. Simmonds utilise également la mise en couleur : les pages sont pour la plupart décolorées, dans des nuances de gris et de marrons, en hommage au film en noir & blanc. Mais elles prennent un ton verdâtre lorsque Renfield prend la parole, et deviennent oranges ou rouges à l’approche de Dracula, dont le regard est constamment rouge (il est décrit ainsi dans le film). Un Renfield pleinement dévoué à Dracula déclare d’ailleurs à Seward que ce dernier aimera ce que son maître prépare pour le monde, “la couleur qu’il y apportera”. Mais loin de la colorimétrie enchanteresse du MAGICIEN D’OZ, c’est le chaos, la pourriture qu’apporte ce changement.

Encerclés par les enfants de la nuit, la foi comme seul refuge
© Image Comics ; © Skybound

Martin Simmonds va également proposer des mises en scènes variées, toujours au service de la narration. Un Renfield écrasé par le poids de sa conscience se retrouve visuellement sous le poids des cases qui précèdent. Dans le premier numéro dont la couverture représente la morsure de Lucy tout en rendant hommage au Baiser de Klimt, la case où Lucy pose pour la première fois les yeux sur Dracula utilise des couleurs renvoyant au même tableau, renforçant son destin “d’épouse” éphémère du Comte. Plusieurs compositions de pages vont adopter la forme d’un élément du décor : une pierre tombale lors de l’enterrement de Lucy, un crucifix lorsque Van Helsing parle de détruire Dracula, un chœur d’église lors de la fuite finale de Dracula et Mina dans l’abbaye de Carfax. Une double page montre Van Helsing parler de l’influence du vampire sur la Ville dans quelques petites cases dominées par un Dracula proprement méphistophélique, noyant le reste de la page dans le sang et dont le regard est fixé sur une nouvelle victime, Mina.

L’artiste propose également plusieurs pleines pages silencieuses présentant les exactions du monstre, s’éloignant de la majesté de façade qu’affiche le personnage de Bela Lugosi dans le film pour mieux montrer sa sauvagerie et son inhumanité. Il met également en scène un passage uniquement raconté par Renfield, une rencontre avec le Comte qui s’assure d’un ultime geste de dévouement de la part de son serviteur hésitant en lui promettant des milliers, des millions de rats comme nourriture. Simmonds décrit également les morsures, hors-champs dans le film, tout comme la mort de Dracula aux mains de Van Helsing. Je relève une étrange omission : le comics ne revient pas sur les ravages commis par Lucy ni sur la promesse de Van Helsing de l’arrêter, évoqués mais pas montrés dans le film de Browning. Mon interprétation : Lucy devenue vampire a perdu toute humanité et n’a plus rien de commun avec le personnage suivi au début de la mini-série.

La dernière tentation de Renfield
© Image Comics ; © Skybound

Une très belle lecture, que j’ai découverte sans avoir vu le film au préalable. Du coup, je n’ai pas initialement compris le choix narratif de ne pas s’intéresser aux personnages principaux, ce qui ne m’est venu que lorsque des scènes clés étaient racontées sous forme de flashback. En tant que tel, le comics raconte l’histoire de plusieurs tragédies, les dommages collatéraux causés par Dracula. Si Mina et Harker ont droit à un happy end, Lucy succombe et sa mort marque la fin des idéaux du Dr Seward, tant sur la société que sur sa connaissance du monde. Renfield, dans ses derniers moments, finit par percevoir la véritable nature de Dracula, et cherche le pardon, à échapper à sa condition de parasite.

Mais je trouve que la lecture y perd si l’on n’a pas vu le classique d’Universal. D’une part, le lecteur risque de mettre du temps à recoller les morceaux sur les changements de Seward et Renfield, qui deviennent ici des personnages-clés. D’autre part, l’écart entre le Dracula de Lugosi et le vampire présenté ici montre une lecture particulière du monstre, qui n’est pas un personnage torturé et digne d’empathie, mais une entité eldritchienne prenant ponctuellement forme humaine. Enfin, je note un changement marquant entre la source et le comics  la présence de Seward lors de la confrontation finale alors qu’il est absent dans la dernière partie du film. Seward se fait le porte-parole de l’humanité, capable de pardon envers la plus basse des créatures, montrant “l’éclat de sainteté” que tente de détruire Dracula.

Union sacrilège
© Image Comics ; © Skybound

BO du jour :

10 comments

  • Nikolavitch  

    Ah, ça donne assez envie, en effet, même sur un sujet aussi rebattu

    • JB  

      Martin Simmonds apporte beaucoup, avec un visuel inhabituel pour représenter le mythe (je garde quand même en mémoire l’adaptation du film de Coppola par Mignola)

      • Jyrille  

        Je ne savais pas que Mignola avait adapté le Coppola. Ca vaut le coup ?

        • JB  

          C’était chez Topps Comics, et sorti en couverture souple à l’origine en VF. J’avais bien aimé la proposition graphique.

  • Bruce Lit  

    Je l’ai lu cette semaine.
    Comme toi, j’ai apprécié les plages silencieuses. Je les trouve même plus intéressantes que l’histoire de TYnion qui recommence à m’ennuyer. En fait je trouve son histoire un peu vaine, l’impression qu’en tant que conteur, il n’apporte rien à l’édifice de Dracula. C’est comme le fameux reboot de PSYCHOSE plan par plan, je ne comprends pas sa démarche si ce n’est de fournir du matériel pour les dessins de SImmons. Bien vu pour le rapprochement de Klimt.
    Et oui, effectivement, le titre de la BD est trompeur et aurait dû véritablement s’appeler REINFELD.
    3 étoiles pour moi.

    • JB  

      Ce serait mon gros reproche, la lecture fonctionne mieux avec le visionnage « immédiat » du film. Pour Renfield, le titre était déjà pris par le film avec Nicolas Cage ^^

  • Jyrille  

    Quelle rapidité JB ! La bd en VF est sortie y a pas deux semaines. La couverture m’a attiré, j’ai trouvé les dessins sympas (ils rappellent Sienkewicz et McKean et ça se voit bien sur les scans que tu as mis) mais pas non plus renversants donc je n’ai pas tenté (et je n’ai plus de place ou presque… même après avoir racheté une nouvelle étagère…). A ce jour je n’ai toujours pas lu ce scénariste (ni ce dessinateur d’ailleurs) mais j’ai le premier tome du Department of truth qui m’attend (à cause de l’opération spéciale à 10 euros). J’adore le thème de Dracula et j’espère bien un jour réussir à finir le roman (deux fois que j’essaie, à chaque fois je m’arrête aux deux tiers. Je n’ai pas d’explication).

    Ah j’apprends un mot : entomophage. Merci.

    Jamais vu le Mel Brooks je crois, ni même le film de 1931 avec Bela Lugosi (merci pour les liens !). Ni le Renfield avec Nicholas Cage (mais il est dans ma liste Netflix).

    Je note que Klimt semble souvent cité par les dessinateurs, notamment pour dépeindre une oeuvre se déroulant dans les années folles. Je l’ai récemment vu dans le METROPOLIS de Lehman et De Caneva (article en attente chez le patron).

    Ton article est nickel et lorsque tu parles du dessin, j’ai le sentiment de lire un peu l’influence de Présence.

    « une entité eldritchienne » Pourrais-tu expliciter s’il te plaît ? Je n’ai jamais vu ce mot avant.

    La BO : cool ! GG ! C’est dans BLACK SWAN aussi non ? Je ne sais plus.

    • JB  

      Entité eldritchienne : grosso modo, une créature lovecraftienne. Dans cette version de l’histoire, la seule présence de Dracula semble corrompre le cœur même de la société londonienne, et le vampire est décrit (par Renfield au Dr Seward, donc au lecteur) comme une force intemporelle et inéluctable, dont la défaite ne peut être que provisoire.

    • JB  

      Pour décrire les graphismes, j’ai justement relu quelques articles de Présence sur Department of Truth, je considère la comparaison comme un compliment (je trouve que j’ai du mal à parler de la partie graphique d’un comic book, généralement) !

    • JB  

      Enfin, la BO : pas vu Black Swan, mais ça me paraîtrait logique. Pourquoi le Lac des Cygnes ? Parce que c’est la seule musique du film, lors du générique. Le reste du Dracula de Tod Browning n’a pas de BO.

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