Miles et Juliette par Salva Rubio et Sagar
Un article de BRUCE LITVF : Delcourt
Miles et Juliette est un récit complet de 70 pages publié chez Delcourt en 2019. Scénarisé par Salva Rubio, dessiné et colorisé par Sagar, l’album raconte l’amour passionnel entre le jazzman de légende Miles Davis et la non moins légendaire Juliette Gréco durant une semaine à Paris. Un cahier d’annexes passionnantes et une playlist jazz pour chaque page complètent cette très belle édition.
Au sortir de la guerre, Miles Davis est un jeune trompettiste remarquable marié, père, et pétri de doutes. Après avoir reçu une invitation pour Paris, il plonge dans la vie bouillonnante de Saint- Germain-des-Prés, et tombe fou amoureux de Juliette Gréco… Cette grande histoire d’amour ne durera que quelques jours mais les habitera leur vie durant…
Même hermétique au jazz (et les morceaux de Miles Davis écoutés pendant la rédaction de cet article n’y suffiront pas), il était impossible pour votre serviteur passionné par les grandes figures du siècle dernier et les grandes histoires d’amour de passer à côté de cet album. L’occasion également de pénétrer dans un territoire inconnu loin du binaire et des 70’s pour s’aventurer loin de ma zone de confort.
Euphémisme : la Bd est un art visuel qui permet, à l’inverse d’autres domaines, de se faire une idée précise de ce qui attend le lecteur en feuilletant l’album en librairie. Et là, le trait incroyable de Sagar est une véritable carte de visite, une invitation au voyage dans le Paris existentialiste. Ses couleurs fauves capturent l’essence de deux personnages sauvages et doux, qui s’apprivoisent, se rejettent et se possèdent forts d’une aura surhumaine.
Un déroutage blanc contourne ces personnages comme la fumée des caves de l’époque, le flash de l’héroïne que Davis combattra mais aussi comme le rappel d’un amour maudit : le noir ne peut épouser le blanc que sur le papier. Malgré leurs tempéraments de rebelles, malgré la liberté sexuelle pronée par Gréco, malgré l’énergie de la musique de Davis, cette Juliette là sera aussi maudite que celle de Roméo : impossible pour une blanche des 50’s d’imaginer pouvoir épouser un musicien noir sans vivre une vie de proscrite et de pute aux Etats-Unis.
Sagar utilise toute une gamme de couleur évoquant les nuits fauves de St-Germain-des-prés où il reconnaitra sur les terrasses des cafés, Sartre et Simone De Beauvoir, Picasso et Boris Vian avec qui Miles Davis partagera une amitié profonde et musicale.
Au fil de l’album, Sagar joue avec les formes, les mouvements, le gaufrier statique et classique lors des conversations intimistes puis déchiqueté lors des concerts de Davis pour induire un effet de transe.
Sa Juliette respire l’assurance de la jeunesse quand Miles a souvent un regard de possédé, celui du voyant cher à Baudelaire, qui capte l’air du temps pour le cracher dans sa trompette.
Miles Davis réalise que le son de sa musique est en train de se déliter, de s’attendrir à Paris. Il décide de sacrifier cette grande passion à sa musique tout en sachant obstinément faire le mauvais choix. Il abandonne sa muse pour rejoindre sa femme et son enfant qui finiront par le quitter. Il en sortira dépressif et héroïnomane. Gréco et Davis joueront ensuite à cache-cache tout au long de leurs vies en se laissant des mots doux dans des hôtels sans se croiser ou des messages dans des films (une photo de Miles Davis dans un film où jouait Gréco).
Avec un dessinateur virtuose habité par la grâce, Salva Rubio brode un scénario complet où la technique, la nature profonde de la musique de Miles Davis n’est jamais éludé. C’est un vrai plaisir pour un profane d’avoir ces séquences musicales qui restituent dans leur contexte historique le génie du trompettiste. Cet album est véritablement le sien avec l’avant et l’après Gréco mais aussi de nombreuses pages sur les Etats-Unis des années 50, les rapports que les jazzmen entretenaient entre eux. La BD permet d’approcher Miles Davis en toute sécurité et de comprendre via sa voix-off son tempérament irascible et son exigence quant à la vie.
Le lecteur ressort ravi : il a pu côtoyer de manière intense et profonde deux monstres sacrés dans des planches habitées par l’amour de la vie et de la musique. Il obtient un guide inespéré sur la musique de Miles Davis et pour ne rien gâcher une magnifique histoire d’amour qui vient parfois rappeler celle entre Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot aussi fugace que traumatisante. Les deux hommes auront d’ailleurs en plus d’une vision maniaque de l’art, la passion du jazz et de ses caves enfumées un dénominateur commun : cette môme Gréco qui aura fait roucouler Davis et Javaner Gainsbourg. Une muse, une vraie, une femme fatale aussi avec qui souffler (hé !) n’était pas jouer !
Bonjour Bruce.
Très belle article, dans une prose virtuose pour un très bel album.
Cadeau de ma moitié qui me connait tellement bien, il m’est particulièrement cher.
Avec BLUE IN GREEN de Ram V, le jazz et surtout Miles Davis auront été à la fête (de la musique, oh la belle programmation 🙂 ) sur le blog.
Beaucoup de chose dans cet album : un l’amour impossible surtout, la musique, la scène de Saint Germains des Prés et ses néo zazous, la ségrégation des années 50….
Mais comme tu le signales c’est aussi une immersion dans la vie de Miles Davis, qui mine de rien n’apparait pas non plus dans ses meilleurs jours : un jeune docteur Miles et mister Davis.
J’aime beaucoup le titre (fan de maison Ikkoku) et celui interprété par Juliette Grégo que tu as choisi.
Serge en plus de Miles et Juliette et Boris évoqué : un article parfait, de ceux qui mettent de baume au cœur le matin. Merci Bruce.
Et un commentaire qui en met aussi du baume, merci Fletch’
Les planches ont l’air effectivement magnifique mais, en même temps, il me semble que le dessinateur ne donne jamais deux fois la même tête à ses personnages, non ? Sur certaines vignettes, j’ai bien du mal à reconnaitre Miles ou Juliette.
La BO : Pour le coup, j’aurais totalement puisé dans la discographie de Miles Davis. Instinctivement, ma première idée aurait été ASCENSEUR POUR L’ÉCHAFAUD, pour son rapport à la France et aussi ce titre sinistre qui peut illustrer certains passages de la vie de Miles. Mais il y a sûrement matière à chercher d’autres titres peut-être plus appropriés.
J’ai vu récemment le film réalisé et interprété par Don Cheadle (pour les geeks, c’est lui qui joue Rodhey/Armor Wars dans le MCU) sur une époque de la vie de Miles. C’était pas mal mais pas vraiment inoubliable.
Je suis en train de terminer la bio de Bowie par Mike Alred. C’est un objet magnifique mais super décevant aussi. Où je n’arrive pas à comprendre qu’on puisse dire qu’il est scénarisé : Il n’y a AUCUN scénario. Juste une succession de vignettes déroulées à la suite. En revanche, là pour le coup, la portraitisation de chaque personnage est purement bluffante !
Le Miles avec Don Cheadle s’attache en plus à une période donnée. Toujours un problème avec les biopics. Son interprétation est par contre convaincante. Film distrayant mais loin d’être inoubliable en effet
J’ai une telle version pour le jazz que je ne me sentais pas capable de piocher du Mile Davis. D’où la solution de facilité.
Sur le BOWIE, je pense que c’est cette succession de vignettes qui est intéressante, de mettre des images sur des séquences, un peu comme sur la bio de Pink Floyd justement.
ouais, le Bowie d’Allred m’a semblé indigne de Bowie comme d’Allred.
Beaucoup aimé le film de Don Cheadle, qui s’attarde sur un moment très intéressant de la vie de Davis. Le duo avec McGregor marche très bien.
sur Ascenseur pour l’échafaud, fun fact : c’était la musique que j’avais choisie pour accompagner ma chronique radio sur la BD en… punaise… 91-92.
C’est pas trop mon univers mais je le lirais volontiers en médiathèque.
graphiquement c’est beau!
« Il décide de sacrifier cette grande passion à sa musique tout en sachant obstinément faire le mauvais choix. Il abandonne sa muse pour rejoindre sa femme et son enfant qui finiront par le quitter. Il en sortira dépressif et héroïnomane. »
Et ce faisant, il coche une des cases de la grille Brucienne : les grands artistes ont des vies de merde 😉
On dirait presque du Brubaker, l’ingrédient Crime en moins.
Les planches montrées donnent envie.
Comme dit dans un autre article, lorsque je me suis intéressé au Jazz, je ne suis jamais totalement tombé en extase en écoutant Miles Davis. Mes goûts m’orientent souvent vers des choses plus accessibles et catchy.
Je suis quant à moi totalement tombé en extase en écoutant Miles Davis, lorsque j’étais étudiant. Principalement la période modale. Je ne m’en suis jamais lassé et KIND OF BLUE, même si je sais que ça n’a rien d’original de le dire, est un des mes albums de prédilection tout genre confondu.
« Les grands artistes ont des vies de merde »
C’est effectivement ma conviction la plus profonde. Pour chaque gloire ou rêve il est un prix à payer.
La vie est une prison, l’art son échappatoire.
J’éprouve souvent peu d’intérêt pour les bandes-dessinées biographiques.
Je ne pense pas que celle-ci va déroger à la règle.
Les planches présentées ici me semblent très scolaires dans leur manière d’apporter de l’information (le texte explicatif de la première planche m’emmerde, le passage en revue des têtes connues dans la deuxième planche m’emmerde) ou alors complètement bateau (franchement, le torrent de notes dans la double-planche, je trouve ça d’un banal dans la représentation).
@Fletcher
« Mais comme tu le signales c’est aussi une immersion dans la vie de Miles Davis, qui mine de rien n’apparait pas non plus dans ses meilleurs jours : un jeune docteur Miles et mister Davis. »
Ben oui, Miles Davis, c’était souvent un gros connard.
Un génie, mais un gros connard.
Bon sinon, le jazz, c’est la plus belle musique du monde.
Je partage en partie l’avis de Zen Arcade sur les biographies en BD, qui ont du mal à accrocher mon intérêt, même si le propos est fort sympathique et le sujet rarement abordé dans ce média.
Mon opinion diverge sur la partie graphique : c’est drôle, je trouve que cette BD a pas mal de points communs visuellement (couleurs, représentation des sons) avec des comics évoquant le Jazz (Times² de Chaykin, Batman: Jazz illustré par Mark Badger). Existe-t-il un style graphique identifié et lié au Jazz ?
@Zen.
Tu es bien grincheux dis-moi 😉 Au moins deux planches, les deux avant dernières ont exactement les mêmes mises en scène que chez Gaiman ou Bendis.
« Le jazz c’est la vie » : certes, mais pas la mienne 😉
@JB Je serais incapable de te répondre sur le style graphique lié au jazz. Je dirais à priori non car sinon je n’aurais pas aimé cet album.
Oui, c’est vrai, pour le coup, je suis un peu grincheux et inutilement sévère.
Je trouve quand même qu’au vu des planches montrées ici, les auteurs me semblent un peu englués dans les contraintes de l’exercice de la bio.
Les infos sont plaquées rapidement et ça sonne artificiel à mes yeux. Je comprends que ce sont des passages obligés de mise en contexte, particulièrement à destination d’un lectorat profane en la matière mais je ne trouve pas ça naturel et ce côté « je te prends par la main pour tout bien t’expliquer » me bloque.
La planche « à la Bendis » est beaucoup plus intéressante par contre. Parce que derrière le côté factuel, on discerne en filigrane beaucoup de choses sur la personnalité de Miles Davis qui sont amenées de manière subtile.
Je ne connais qu’une bd sur le jazz je crois, c’est TOTAL JAZZ de Blutch, qui compile surtout des planches uniques faites pour Jazz Magazine. Sinon ça en parle aussi dans le BERLIN de Jason Lutes.
Blutch en général, quand tu lis ses albums, même si ça n’a rien à voir avec le jazz, tu te dis qu’il adore le jazz.
Blutch, c’est de la bd jazz. C’est virtuose, c’est imprévisible, ça part dans des dérapages contrôlés avant de retomber sur ses pattes, ça grouille de vie. C’est puissamment libre.
J’adore Blutch.
J’adore le jazz.
Pareil (même si je ne suis pas du tout un spécialiste du jazz, j’en écoute un peu). J’ai presque tous les Blutch.
Bon titre et bel article pour une bd qui pourrait m’intéresser pour son histoire mais qui ne trouverait sans doute pas sa place chez moi (j’en ai plus). C’est pour cette raison d’ailleurs que je ne l’ai pas prise à sa sortie. Mais cet amour me touche beaucoup, c’est assez incroyable de romanesque et de romantisme, c’est purement français même.
C’est bien que tu aies essayé d’écouter Miles, tu as pris les titres de la bd, proposés dans les playlists ?
La BO : trop cool.
Oui.
Inécoutables. Tous.
Pas de place ? Mais….tes enfants sont partis !
Ils ont laissé plein de bouquins.
Vil tentateur : ne disposant pas d’information sur cette BD, je l’avais écartée de ma liste de lecture. Et maintenant : vite !!! En plus, de Salva Rubio, j’avais bien aimé Monet, Nomade de la lumière, avec Efa. Du coup, Degas, La danse de la solitude des mêmes auteurs est dans ma pile.
Je partage les avis précédents : si le jazz ne t’a pas inspiré, en tout cas ta prose l’est.
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