Interview Yoann Kavege
Moon Deer par Yoann Kavege
Propos recueillis par BRUCE LITVF : Bubble Editions
1ère publication le 26/05/12- MAJ le 26/12/22
C’est un financement participatif qui a fait le buzz sur la plateforme Bubble qui souhaitait éditer ses propres publications. Une campagne menée tambour battant, une communauté acharnée à voir ce projet publié, un tirage à plus de 4600 exemplaires et une tournée de dédicaces de plus de 25 dates pour son auteur Yoann Kavege.
MOON DEER est une aventure presque totalement muette où un petit cerf habillé en cosmonaute parcourt l’espace poursuivi par une Terminatrice souhaitant exterminer l’œuf dont il est en possession.
C’est haletant, aussi sensible que du Jeff Lemire et sa fin vous rendra fou d’amour, d’angoisse ou de d’incrédulité face au talent surnaturel de Yoann Kavege qu’il nous fallait absolument rencontrer pour lui rendre la parole autour de ce fabuleux projet.
MOON DEER est un projet complétement fou : 200 pages muettes sur une poursuite entre un cerf cosmonaute et une Terminatrice ! D’où t’est venue cette idée ?
Au début de mes études d’art, j’ai découvert le travail de Moebius qui m’a immédiatement donné envie de faire une bd de science-fiction contemplative. Dans la foulée, un jeu de mot douteux m’a inspiré le personnage principal de Moon Deer, un petit cerf astronaute qui allait servir de moteur à ce récit de sf en voyageant de planète en planète jusqu‘à sa destination finale, en donnant un aspect visuel plus mignon et chaleureux à cette aventure. Mais le contemplatif a ses limites, on ne ressent vraiment le silence que quand il est mis en contraste avec du bruit, et il me fallait un enjeu plus immédiat pour garder les lecteur.ice.s investi.e.s. Une course poursuite plus portée sur l’action m’a paru être la bonne idée pour structurer le récit, qui garde néanmoins des scènes plus posées.
Il s’agit du premier crowdfunding de la plateforme Bubble. La campagne semble avoir été complétement folle ! Peux-tu nous la raconter ?
C’était un moment assez dingue, car même si Bubble espérait évidemment un succès, nous avons toutes et tous été pris.e.s de court par le démarrage fulgurant et par l’enthousiasme provoqué par les premières images dévoilées. J’avais personnellement beaucoup de mal à y croire, pour quelqu’un comme moi qui avais peu confiance en son dessin, c’était rassurant et motivant !
Je garde tout de même le souvenir d’une période particulièrement intense, car il fallait être toujours présent sur tous les réseaux, produire des pièces pour la campagne comme des illustrations, un trailer, des vidéos de présentation et des interviews, tout en gardant le même rythme de création des pages !
J’éprouve encore aujourd’hui une immense gratitude envers toutes celles et ceux qui ont soutenu le livre dès ses débuts, envers Bubble qui a mis en avant la bd comme je pense aucun éditeur ne l’aurait fait et qui a redoublé d’ingéniosité pour faire de cette campagne un succès, et envers les artistes invité.e.s qui nous au fait l’honneur de se prêter au jeu et ont sublimé mon univers dans leurs illustrations.
J’ai beaucoup apprécié ce défi d’une histoire quasiment mutique. Bien souvent, beaucoup de scénaristes se perdent en hâbleries et oublient que la BD est un art visuel qui peut se suffire à lui-même.
Je pense qu’il faut de tout en bd, j’aime aussi lire des histoires très écrites, mais c’est vrai que comme beaucoup je me rends compte que mon œil va parfois de bulle en bulle sans vraiment s’attarder sur les images. En bd l’important est d’éviter la répétition entre le texte et l’image, il faut que les deux se complètent, et en fonction de son affinité avec le scénario et le dessin et du type d’histoire, on gère le dosage. Pour Moon Deer, le silence et le non-dit étant des concepts au cœur du récit, le choix d’avoir le moins de texte possible s’imposait.
Ecrire une BD silencieuse nécessite-t-elle un travail encore plus rigoureux pour le découpage ? N’y a-t-il pas la peur que le lecteur décroche ?
A mon avis, j’aurais été aussi rigoureux avec le découpage même si la bd était plus bavarde car c’est l’aspect du medium qui m’intéresse le plus. En revanche, au sein d’une case même, la composition de l’image devait être d’une limpidité parfaite pour que tout soit compréhensible, quitte à faire par exemple des sacrifices sur des designs d’objets, de vaisseaux ou de planètes plus élaborés mais qui auraient demandé des explications par le texte.
J’avais très peur que le muet pose un souci à la lecture, qu’on ait du mal à s’investir, je remarque que faire parler un personnage lui donne immédiatement plus de poids même quand le texte n’est pas particulièrement impactant. C’est pour ça qu’assez tôt dans le récit, je place une bulle qui indique que les personnages peuvent parler et que le silence est donc significatif. Et heureuse surprise, des lecteur.ice.s m’ont dit que le muet les forçait à regarder de plus près les dessins en prenant leur temps et qu’iels se retrouvaient d’autant plus plongé.e.s dans l’ambiance et l’histoire.
Es-tu un lecteur de Jeff Lemire ? Le design de Moon Deer rappelle celui de SWEET TOOTH et ta remarquable mise en couleur celles de Tyler Crook pour HARROW COUNTY.
C’est un artiste que je respecte énormément pour sa capacité à écrire mille histoires à la fois, mais je n’ai lu que quelques-uns de ces travaux, peut-être pas les plus majeurs. Je n’ai pas encore lu Sweet Tooth par exemple, même si la comparaison visuelle est beaucoup revenue, et s’il y avait un lien à tisser entre ses œuvres et ma bd, il serait à faire du côté de Descender qui, aux côtés d’autres séries de science-fiction du Image Comics moderne (Saga & Low en tête, je suis passé à côté de Black Science), a étoffé ma culture sf en bande dessinée.
Puisque l’on y est, tu nous parles de tes influences Bd-Comics-Mangas ?
Je suis un gros lecteur de bd, comics et manga et j’ai du mal à citer des influences majeures tant j’admire des centaines d’auteur.ice.s très différent.e.s ! Pour Moon Deer, j’ai déjà parlé de Moebius et de Saga, auxquelles j’ajoute Bone de Jeff Smith et Silver Surfer Black de Donny Cates.
Mais des dizaines de cases du livre sont inspirées par des artistes aussi divers.e.s qu’Akira Toriyama, Hayao Miyazaki, Masashi Tanaka, Karine Bernadou, Linnea Sterte ou Alex Toth. Et comme beaucoup d’autres je m’inspire du cinéma, mais également du jeu vidéo (l’influence d’Hyper Light Drifter est très visible) et même de la série télé (une scène précise de l’album est inspirée par la saison 2 de True Detective, ça peut aller chercher loin !).
Le twist de MOON DEER est monumental ! As-tu écrit cette histoire en ayant cette fin en tête ou elle s’est imposée au fil de ton travail ?
C’est drôle, car pendant longtemps j’avais du mal à y penser comme une bd à twist, peut-être parce qu’il ya une connotation péjorative à ce genre de récit qui repose sur un unique pivot narratif. Pourtant c’est bien ce qu’elle est, puisque cette idée est venue très tôt et que chaque élément narratif et visuel de l’album, le style graphique, les décors, les designs, les dialogues, le rythme, le découpage et même la communication autour sont pensés pour servir la fin de l’histoire. Je me disais que quitte à partir dans cette direction, il fallait y aller à fond pour que le mystère fonctionne, et je suis content que l’album puisse surprendre et ait un intérêt à la relecture.
Le silence est au cœur de MOON DEER : aurais-tu tendance à le fuir ou le rechercher ?
Le silence, et plus particulièrement celui associé au vide spatial, est quelque chose d’à la fois apaisant, fascinant et terrifiant. Sans être d’un naturel solitaire ou introspectif dans la vie, j’ai une vrai attirance pour la contemplation et les longs moments de calme dans mes travaux, et j’ai remarqué que beaucoup de mes projets avortés avaient ce rapport doux amer au silence et terminaient sur un ton similaire à Moon Deer ! Je suis content d’avoir pu synthétiser ces différentes facettes du silence dans cette bd, où l’on verra beaucoup les personnages confrontés au silence, tantôt apaisés, happés, perplexes ou mélancoliques…
Quel a été l’accueil réservé à MOON DEER ?
Pour l’instant c’est très positif, et j’en suis super content ! Le choix de faire abstraction au maximum du texte ainsi que la simplicité du scénario ne pourront évidemment pas plaire à tout le monde, mais j’ai l’impression que l’album a vraiment surpris et marqué certain.e.s lecteur.ice.s qui veulent le faire découvrir à d’autres et c’est ce que je pouvais souhaiter de mieux. On croise les doigts pour qu’il soit lu par le plus de monde possible, même s’il est pour l’instant trouvable dans assez peu de librairies, on essaye d’y remédier !
Quels sont tes projets en cours ?
J’hésite entre deux projets pour le moment, je ne peux pas trop en dire mais on serait à priori sur des tons très différents, que ce soit au niveau de l’histoire ou du dessin : mon cœur balance entre de la tranche de vie assez légère ou un huis-clos sombre et psychédélique.
La BO du jour
Une Odyssée Spatiale à la française comme cette version du célèbre tube de Bowie
Pingback: On court après Moon Deer ? La presse & les libraires en parlent – Le blog Bubble
« Mais le contemplatif a ses limites, on ne ressent vraiment le silence que quand il est mis en contraste avec du bruit… »
Cette affirmation m’a tout de suite fait penser à une citation de Miles Davis:
« La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence »
En ce sens la BD se rapproche de la musique.
C’est toujours très enrichissant d’entendre les propos d’un technicien de l’art séquentiel. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il a tout compris et maîtrise son sujet. Ses techniques créatives pour nous raconter son histoire sont convaincantes 😉.
Avant même de commencer à lire l’interview j’ai pensé à Lemire. Il cite aussi Moebius et la mini-série Silver Surfer Black de Donny Cates…Yohann Kavedge a bon goût 👍
Je suis fan de SF et d’épopées cosmiques ( En tant que sentinelle de l’espace cela n’a rien d’étonnant 😉). Je trouve qu’un BD quasi-muette pour ce type d’histoire et appropriée. Pourquoi faire communiquer des extraterrestres avec une quelconque langue terrestre ?
Par contre, va falloir qu’il m’explique un truc…Comment son personnage cornu peut-il faire passer son casque. Par quelle magie ses cornes traversent le plexiglass transparent tout en gardant son étanchéité.😁😁😁
Yohann à manifestement plus de compétences en dessin qu’en ingénierie aérospatiale 😀
Sinon Bruce… bravo pour l’interview : tu as su poser les bonnes questions… sauf celle du casque😉
Salut Surfer.
Le petit cerf de SWEET TOOTH m’avait posé les mêmes interrogations : comme ce petit garçon avec ses cornes peut coller sa tête sur le plancher ? Je vais poser la question à Yohann. Nul doute qu’il aura une explication.
Superbe citation de Miles Davis que je ne connaissais pas. Sans doute parlerons-nous de lui très prochainement avant la fin de la saison 9…
Ça donne envie de le lire, je ne suis pas fan des bd qui causent trop (sauf exceptions).
Pour le casque et les cornes, un jour j’ai appris, émerveillé, comment la poire dans les bouteilles d’alcool y était mise, donc pour moi ici c’est pareil ! 😁
La BO : OUI….forcément il fallait du BOWIE pour une odyssée spatiale……MAIS L’ORIGINALE pas cette version MALHEUREUX !!!!!!!🤦♂️
Hé hé
Tout le monde connait la version Bowie. Elle fait partie avec LIFE ON MARS des titres trop gentils du roi David que je ne peux plus écouter.
Par contre l’objectif est de faire découvrir d’autres domaines. J’aime beaucoup cette version VF.
OK…pour la découverte 😉. Je saurais maintenant qu’il existe une version farfelue de ce titre. Bowie doit se retourner dans sa tombe.
Non, non. La version est sortie dans les années 70. Approuvée par Bowie.
Un album dont je n’avais pas entendu parler : merci pour cette découverte.
Une aventure presque totalement muette : en tant que lecteur, cette forme de narration est une évidence pour une bande dessinée. Peut-être parce que lire une BD m’a toujours paru plus ludique qu’un livre, du fait de la présence d’images. Pour autant, j’ai conscience que cela demande une rigueur peut-être plus grande au créateur qui ne peut pas s’appuyer sur des mots pour expliquer, détailler, compléter. Cela ramène aux remarques de John Byrne sur son histoire sans paroles Critical Error.
Ecrire une BD silencieuse nécessite-t-elle un travail encore plus rigoureux pour le découpage ? – Ah ben exactement la question que j’aurais aimé poser.
Par curiosité, je suis allé regarder les auteurs cités par Yoann Kavege, et du coup je suis très tenté par Azolla, de Karine Bernadou.
Le silence, et plus particulièrement celui associé au vide spatial, est quelque chose d’à la fois apaisant, fascinant et terrifiant : à la fois la sérénité et le vide, une belle formulation.
« j’ai conscience que cela demande une rigueur peut-être plus grande au créateur » C’est évident, mais ce qui l’est moins, c’est que c’est également le cas pour les lecteurs. Pour en avoir discuté autour de moi, les gens peu habitués aux bds, ou à la lecture, ou au contraire trop amoureux des textes, ont toutes les peines du monde à lire une bd, encore plus si elle est muette. Ils ne savent pas quel ordre ils doivent suivre, les informations importantes, les détails qui en disent long. Alors imaginez leur désarroi devant un manga.
En cela, je trouve que la génération suivante, abreuvée de mangas dont c’est le principal achat grâce au pass culture de notre Président (ou alors des vinyles de rap), possède une compétence que leurs aînées ne maîtrisent généralement pas .
Ayant lu ta remarque, je me souviens que ma mère m’avait expliqué qu’elle n’arrivait pas à lire Là où vont nos pères, exactement pour les raisons que tu relèves.
Je suis les articles du Bubble depuis un certain temps. C’est très informatif, je lis leur edito, je viens d’apprendre qu’ils avaient racheté Comicsblog, bref, c’est un beau site, un beau projet, je suis un peu jaloux de ces jeunes qui ont su créer une belle structure. J’avais vu passer ce crowdfunding mais je ne participe jamais à ce genre de choses, même pas pour Boulet… j’y viendrais sans doute, mais je n’ai pas fini de lire ma PAL 🙂
J’aime beaucoup les dessins et les scans ici, on sent en effet la patte Myazaki, mais je ne connais pas toutes les références citées par l’auteur. Je suis bien content qu’il cite LOW, un superbe travail de Remender et surtout son dessinateur Tocchini.
Je jetterai un oeil à l’objet si je tombe dessus, en tout cas, voici une belle interview qui m’apprend de quoi il retourne vraiment, seul manque : pas de question sur la musique ? Après tout ce silence ?
La BO : j’adore cette reprise. Entendue pour la première fois dans Paris Dernière il y a loooooontemps (17, 18 ans ?). Avec le compte à rebours en russe et des paroles un peu différentes, c’est une vraie adaptation qui fonctionne.
Oui. J’adorais PARIS DERNIERE. C’est sur l’une des BO de l’émission que j’ai connu cette version.
Une BD sans texte, c’est un sacré pari et un vrai challenge de mise en scène. Pour le reste, je ne vois pas trop où le récit veut en venir…
la mention d’un jeux de mots sur Moon Deer, me fait chercher une allusion à Koh-lanta…
Je me posais également la question sur ce jeu de mots douteux.
Le récit est une poursuite entre un enfant et un adulte qui veut l’assassiner.
La raison exposée à la fin de l’album bouleverse la perception que tu avais du récit.
Bonsoir Bruce,
très bonne interview. Cette bd était passée sous mon radar, ce que je m’explique pas car elle a tout pour me plaire. D’ailleurs à l’évocation de Jeff Lemire, j’ai définitivement adopté MOONDEER et Yoann Kavege.
Bien souvent, beaucoup de scénaristes se perdent en hâbleries et oublient que la BD est un art visuel qui peut se suffire à lui-même superbe question et réflexion sur l’art séquentiel. J’aime beaucoup cette idée de jouer sur les silences, où les dessins et la mise en page vont créer intrinsèquement les paroles et textes. C’est un exercice de style intéressant mais demandant beaucoup de maitrise, ce que MOONDEER possède à priori.
D’ici quelques jours je te présenterais une autre œuvre et interview lunaire.
La BO : je ne connaissais pas cette version. Belle découverte.