Interview Pierrick Colinet

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AUTEUR SONIA SMITH

The Infinite Loop d’Elsa Charretier et Pierrick Colinet a porté haut les couleurs du comics made in France cette année. La parution des deux tomes en version française chez Glénat nous a donné l’occasion, non seulement de vous proposer des articles mais aussi d’interviewer le scénariste, Pierrick Colinet qui a bien voulu se prêter pour Bruce Lit au jeu des questions. L’interview a été réalisée par Sonia Smith entre octobre et décembre 2015 par mail sur fond  d’agenda surbooké des jeunes stars.
Découvrons ensemble ce jeune scénariste passionné et engagé !

Lorsqu’on est tout jeune scénariste de comics pourquoi se risquer à un sujet aussi sensible que l’homosexualité ?

L’écriture est quelque chose d’assez étrange pour moi ; c’est avant tout un besoin vital. Rester plusieurs jours sans écrire m’est impossible sans en ressentir le manque. Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est une addiction, mais les sensations sont assez proches au final. Malgré ça, accoucher une histoire, affronter la feuille blanche est toujours un moment extrêmement pénible, voire douloureux.
Je ne peux écrire que sur des sujets qui me touchent au plus profond de moi-même, sans ça je serais incapable d’aller jusqu’au bout de ces histoires. Et autant dire que rien ne me touche plus que des êtres humains qui interdisent à d’autres êtres humains d’aimer.

Utiliser le voyage spatiotemporel et inter dimensionnel peut paraître classique; en quoi cet aspect du récit est-il important pour évoquer cette histoire d’amour ?

Le voyage temporel est utilisé ici comme un outil, une métaphore pour clairement exposer l’universalité du récit. L’Homme répète indéfiniment les mêmes erreurs à travers l’Histoire.
Chaque époque voit une communauté martyrisée, qui doit se battre pour ses droits, et quand elle parvient à gagner cette liberté, l’humanité s’empresse de trouver une nouvelle communauté à agresser.
On voulait mettre le lecteur au centre de ces combats, lui faire rencontrer les vrais acteurs de ces luttes. Donc on n’a pas eu d’autre choix que de l’embarquer dans notre machine à voyager dans le temps.Pierrick_1

Quand il faut traduire en image un voyage dans le temps, sur quelles références vous appuyez-vous ?

Dès le début, l’idée a été justement d’éviter de se baser sur des références. Évidemment, on ne peut pas faire comme si l’on n’avait jamais vu Retour vers le Futur ou L’armée des 12 singes mais on a quand même essayé de trouver une manière bien à nous de mettre en image le Temps. On s’est essentiellement appuyé sur l’éclatement des cases et du lettrage. Cela force le lecteur à passer du temps sur une page et donc à ralentir le temps. Pour ce qui est de l’aspect visuel des courses spatio-temporelles, on a décidé très vite de lier ces passages à une émotion ou une sensation que l’on aimerait faire passer au lecteur. C’est ce qui donne au final ce résultat presque organique que l’on trouve à la fin du tome 2.

Les références existentialistes sont finalement le fil conducteur du récit, êtes-vous proches de la philosophie sartrienne ?

Proche c’est certain ! Sartre a complètement changé ma manière de regarder le monde et les autres. L’idée que l’Homme naît vierge et se définit par ses actions, par l’impact qu’il a sur les autres est au centre de ce que je suis et de ce que j’écris. Alors évidemment, nous n’avons pas un contrôle complet sur tout ce qui nous arrive en termes de chance ou d’obstacle. De la même manière, on ne choisit pas sa sexualité et on ne choisit pas qui on aime. Cependant, on peut choisir d’en faire un accident ou une aventure.
Pour illustrer et renforcer cette idée, nous avons utilisé les voyages spatio-temporels comme une métaphore d’un voyage intérieur en soi. Cela nous permet d’explorer le champ des possibles des personnalités avant que Teddy ne trouve son identité propre. « Je » est en devenir et nous sommes le produit de nos actes et de nos choix, ainsi le concept des dimensions permet d’être face à de multiples possibilités et de multiples « soi ». C’est un questionnement que nous avons tous à un moment ou à un autre de notre vie.Loop-5

Vous avez fait le choix de mettre en avant un couple féminin, ce qui est encore marginal en France, quelles sont vos références ?

Mes références, je les puise autour de moi plutôt que dans la fiction. La dernière des choses que je veux, c’est reproduire toujours la même image du couple lesbien.
On me demande toujours pourquoi ce choix et j’ai toujours un mal fou à répondre. J’imagine que c’est la combinaison d’une multitude de facteurs. Déjà, comme beaucoup de scénaristes, j’ai l’empathie facilement titillable. Du coup, je suis très sensible aux souffrances des autres et à leurs combats.
Pour ce qui est précisément de TiL, ce sont les personnages qui ont amené l’histoire. Elles sont apparues comme ça dans ma tête, autant dans leurs apparences physiques que dans leurs caractères.

Quel moment de la création a-t-il été le plus éprouvant et inversement lequel fut le plus gratifiant ?

Le plus éprouvant a été la création de la première édition Ulule. Fabriquer un livre entièrement à deux, demande une somme de travail inimaginable. De l’écriture, dessin, couleur, lettrage, maquettage, dédicaces, emballages, envois et j’en oublie, on a dû apprendre la plupart de ces tâches sur le tas. On savait à l’avance que ça serait chronophage et qu’on serait confrontés à des difficultés qu’on n’avait pas envisagées… et ça n’a pas manqué. Mais globalement, la campagne s’est très bien passée et ça a été une expérience très instructive pour nous deux.

Le plus gratifiant est de recevoir des photos de lecteurs avec le livre dans les mains, des mails de remerciement de membres la communauté LGBT et des bisous en festivals. 🙂 On est sur le point de finir notre tournée française donc on commence à s’habituer un peu, mais les premières fois, c’était une drôle d’émotion. J’étais content évidemment, mais c’était déstabilisant d’être confronté directement à des gens qui avaient lu et aimé ce qu’on avait mis tant de cœur à faire.

Comment se partage votre travail, le choix du scénario et du dessin ? Y-a-t-il des modifications en cours de route ?

On essaie au maximum de se faire confiance et de se concentrer chacun sur sa propre tâche. Nos bureaux sont côte à côte et on discute beaucoup. On essaie de tirer un maximum de cette proximité, et des avantages que ça représente pendant la création. Quand j’écris, et que j’ai un petit doute, ou que j’ai besoin de l’avis d’Elsa sur la mise en scène de telle ou telle scène, c’est extrêmement pratique de pouvoir en discuter tout de suite. C’est un vrai gain de temps et ça créer une synergie, une énergie qui nous pousse l’un-l’autre.
Pour ce qui est des modifications en cours de route, sur The Infinite Loop, ça n’a pas été le cas. L’histoire et la structure étaient déjà bien définies depuis un moment. Il fallait faire attention à bien fermer toutes les pistes qu’on avait ouvertes, donc j’ai essayé au maximum de respecter la ligne que je m’étais fixée au départ. Après, évidemment, beaucoup de détails secondaires se sont mis en place au fur et à mesure des épisodes. Les critiques américaines ont été bien utiles à ce niveau-là. On pouvait se rendre compte de ce que les lecteurs avaient compris, ce qui était moins clair, et surtout, leur sensation générale. Ça m’a énormément aidé.

Si Infinite Loop a démarré en France avec le projet Ulule, la série connait le succès aux Etats-Unis chez IDW. Quels retours avez-vous du public américain ?

Les retours dépassent de loin tout ce qu’on pouvait espérer. On a reçu un soutien incroyable de la part de la presse américaine, beaucoup d’articles, beaucoup d’interviews et beaucoup de reviews. C’est quasi inespéré pour une série aussi indé avec un sujet aussi segmentant. Je pense qu’il y a une nouvelle génération de rédacteurs et de fans de comics qui ont en eux une vraie fibre militante. Ça et la montée du creator owned permet aux auteurs de s’exprimer sur des sujets bien plus forts qu’on ne peut le faire avec des histoires de super-héros.Loop-6

Même s’il n’est pas question de super-héros dans TIL, votre inscription dans le monde des comics est évidente. Quelles sont vos modèles et vos références dans ce domaine ?

Essentiellement du creator-owned. Ça va de The Walking Dead à Bitch Planet en passant par Locke & Key, Daytripper, Sex Criminals, Saga, Lumberjanes, etc… Il y a tellement de bonnes séries chez les indés. Je dirais même plus, il y a de plus en plus de bonnes séries chez les indés. J’essaie de m’inspirer de livres différents de ce que j’aime à la base, d’élargir mes horizons, et de comprendre comment les autres scénaristes travaillent.

Pourquoi d’ailleurs s’être tourné vers le comics plutôt que vers un album franco-belge ?

La question ne s’est jamais vraiment posée, en fait. C’est juste la manière dont j’aime raconter mes histoires. Je n’ai jamais trop lu de franco-belge, et avant tout, j’aime le format comics. La pagination, la parution mensuelle, c’est un rythme intense et stimulant qui m’inspire tout particulièrement. Et maintenant que notre première série est sortie, ça me confirme que c’est vraiment le média qui me convient le mieux.

On sait qu’Elsa a un projet avec George Martin mais avez-vous tous les deux d’autres projets ? Ensemble ou séparément ?

Il y a des choses en préparation, ensemble et séparément, mais on ne peut pas vraiment en parler pour le moment. Je m’efforce à trouver des artistes avec un style unique, qui ont leur propre patte, des gens avec qui je peux collaborer de manière vraiment créative, et jusque-là, je n’ai pas été déçu !Loop_3

On parle beaucoup de The Infinite Loop, comment gère-t-on le succès si jeune ?

C’est un succès très relatif quand même, je dirais plutôt que c’est un non-échec. Ce qui est déjà pas mal pour un premier album !
Plus sérieusement, on n’a eu très peu de temps pour y penser. Dès la fin de la production, on a du s’atteler à faire la promo et la tournée des boutiques. Dans ce même temps, on travaille à faire en sorte que nos prochains projets trouvent preneur chez les éditeurs américains. Mais bien sûr, on est heureux de voir les bonnes critiques (et j’apprécie aussi les critiques moins positives, c’est toujours intéressant d’avoir un retour différent, même si ce n’est pas forcément facile), de rencontrer des gens qui nous disant qu’ils trouvent en TIL quelque chose qui leur ressemble un peu… Ça, c’est pour moi le vrai succès, parce que c’était vraiment mon souhait initial.

Est-il possible de vivre de son métier de scénariste ou de dessinatrice ou faut-il conserver une activité annexe ?

C’est possible oui, mais c’est difficile. Ça parait évident à dire, mais ça implique de travailler énormément pour gagner peu. C’est une réalité à garder en tête quand on démarre, pour ne pas se décourager trop vite quand les contrats rémunérateurs mettent du temps à arriver. Après, je pense qu’il faut s’imposer quelques règles, pour ne pas s’enfermer dans la spirale du travail gratuit ou payé à coup de lance-pierre.col_2

Les lecteurs de Bruce Lit aiment toujours connaitre les références musicales, littéraires ou cinématographiques des artistes, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Bioshock, GTA, Breaking Bad, Jurassic Park, Jaws, La Jetée, Les Metamorphoses, David Bowie, Simon and Garfunkel et Warren Zevon.

Un petit mot pour les lecteurs de Bruce lit ?

#BREAKTHELOOP (et des bisous)Loop_2

11 comments

  • Bruce lit  

    Mais qui se cache derrière le succès d' »Infinite Loop » ? Sonia Smith a eu Looportunité d’attraper Pierrick Colinet au détour de sa folle promotion accompagné d’Elsa Charretier. Du choix militant de mettre en avant une love-story entre deux femmes à ses influences (allant de Sartre à Walking Dead) en passant le financement d’Ullule et les yeux doux d’IDW, Sonia Smith n’en Loop pas une et passe le succès 2015 à la Loop pour Bruce Leep !

    Pierrick Colinet a beau être encore un gamin, il a signé un manifeste de sa génération. Tout comme Jacqueline Taieb, qui a seulement 19 ans signa un classique du garage français : https://www.youtube.com/watch?v=RYy4c4kVUxg

    Bravo Sonia ! Ta première ITW ! Simple et directe ! On sait tout et presque tout de la conception de cette oeuvre majeure de 2015 de sa conception à la gestion du succès de nos deux nouvelles star.
    C’est un vrai plaisir de lire l’enthousiasme d’un jeune auteur de notre temps humble et concerné par le monde autour de lui. L’occasion de rappeler que militant ne rime pas (forcément) avec chiant et que la BD offre un miroir exceptionnel des sociétés et de leur époque. C’est amusant car en rencontrant Elsa et Pierrick au Comic Con, j’ai rencontré deux gamins plus jeunes que moi en ayant le trac de leur poser tes questions.
    Il est logique et formidable que ce soit une femme qui s’en soit chargée et je te remercie du fond du coeur Sonia. L’humanisme et la tolérance pas rance auront toujours leur place ici. C’est même sans m’en rendre compte un leitmotiv qui revient souvent ne ce moment sur le blog.
    // Sartre Je connais mal sa pensée. Le souvenir de cours de Philo trop scolaires incompatibles alors ce que je traversais à l’époque. Mon philosophe c’était Roger Waters qui avait en commun d’avoir écrit lui aussi sur Un Mur…Oui, je sais….

  • JP Nguyen  

    Je n’ai pas encore lu TiL, raison pour laquelle je n’ai pas commenté l’article très complet de Présence, hier. L’interview du scénariste laisse transparaître une personnalité humble mais déterminée. Et comme le dit Bruce, militante sans être chiante.
    Je lui souhaite une excellente continuation et de garder cet esprit.

    Quand je regarde les références comics citées, je prends quand même un coup de vieux. Je n’en ai pas lu la moitié !

  • Sonia Smith  

    Merci beaucoup Bruce pour m’avoir donné carte blanche sur ce coup-là, tu sais que cette interview me tenait à coeur et combien le sujet de TIL me touche personnellement. je suis vraiment heureuse que Pierrick se soit prêté au jeu.
    C’est toujours un peu flippant de réaliser une interview, on se dit que la personne a déjà du répondre cent fois à des questions du même type ou qu’on est à côté de la plaque mais le résultat est plutôt sympa.
    Je souhaite en tous les cas à Pierrick et Elsa un bel avenir.

  • Présence  

    C’est passionnant de pouvoir découvrir l’envers du décor d’une œuvre dans laquelle on s’est investi en tant que lecteur. J’ai ainsi beaucoup apprécié l’explication sur le choix des voyages dans le temps.

    J’ai également bien aimé le détail sur le retour des lecteurs américains. Je n’avais pas imaginé que les auteurs peuvent se servir de l’instantanéité des réactions des lecteurs pour doser le degré d’explications dans les épisodes à venir.

    Non seulement l’auteur se montre sartrien dans cette histoire, mais également postmoderne dans son interview, en acceptant les points de vue divergents. Un très beau complément à la lecture des 2 tomes d’Infinite Loop.

  • Lone Sloane  

    Une interview consistante et efficace d’un jeune homme sympathique et entreprenant. En scrutant un peu leur parcours commun, j’ai appris que TIL est leur troisième projet commun avec Elsa Charretier. As-tu lu leur première publication, Sonia?
    http://www.bedetheque.com/serie-43623-BD-AEternum-Vale.html
    Et parler d’engagement en ce jour où les manifestations se sont multipliées contre la décision de fermeture de la ZAD de ND des Landes, tombe fort à propos pour rappeler qu’il faut savoir se mobiliser contre ce qui heurte sa conscience ou ses convictions.
    En tout cas c’est un beau comics, c’est une belle histoire…

    • Bruce lit  

      C’est une romance d’aujourd’hui ?

      • Lone Sloane  

        Ouais,dédicace aux Michel dont les rangs se sont éclaircis cette semaine

  • Jyrille  

    Merci Sonia pour cette interview, elle est très bien rythmée et éclairante sur pas mal de choses ! Tu as notamment abordé le sujet de la rémunération qui n’a toujours pas trouvé de réponse dans mon interview de Stanislas Gros, c’est très bien vu !

    J’aurai tout de même des questions : l’histoire a-t-elle été écrite en Anglais et en Français en même temps ? Pourquoi a-t-elle été éditée directement aux Etats-Unis ? En tout cas, c’est agréable de voir des gens si jeunes être si talentueux et nous donner à réfléchir sur des sujets d’actualité ou philosophiques. J’adore ses références culturels. J’ai de plus en plus envie d’essayer cette bd du coup.

    • Pierrick Colinet  

      Bonjour Jyrille,

      Pour répondre à tes questions, les trois premiers chapitres ont été écrit en français et les trois suivants en anglais. Au final, je suis bien plus à l’aise avec la langue Anglaise. Et je ne pense pas me retraduire pour mes prochains livres. 🙂

      Ensuite, nous souhaitions dès le départ être publiés aux USA. C’est tout simplement pour une question de format. Là-bas, le livre n’est pas sorti en deux tomes de trois chapitres mais en six fascicules de 24 pages et en mensuel. C’est un rythme particulier et vraiment stimulant, plus proche de l’écriture des séries TV.

      Merci pour tes questions et à bientôt !

      Pierrick.

      • Jyrille  

        Bonjour Pierrick ! Merci pour les réponses ! C’est un plaisir de te lire ☺

  • comics-et-merveilles.fr  

    Très instructif et plaisant.
    Présence et toi, vous m’avez presque convaincu que je suis en train de passer à côté de quelque chose.

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