Interview Gregory Mardon
Un corps à corps orchestré par BRUCE LIT
Nous sommes en Mars 2014. Le blog vient de se créer depuis moins d’un mois et la première BD chroniquée est la LEÇON DE CHOSES de Grégory Mardon qui raconte le temps d’une saison à la campagne, la vie et la fin de l’enfance du petit Jean-Pierre, binoclard attachant et malchanceux. Tout à notre enthousiasme, on réussissait à interviewer dans la foulée Mardon peu après. De là à faire de lui notre parrain, il n’y a qu’un pas qu’on a pas hésité à franchir lorsqu’on pioche au gré d’une vadrouille chez Aaapoum Bapoum l’anthologie PAUVRE JEAN-PIERRE qui, en plus de LEÇON DE CHOSES compile CORPS A CORPS un récit choral avec un Jean-Pierre adulte dans une comédie de mœurs façon EMBRASSEZ QUI VOUS VOUDREZ et INCOGNITO un thriller maîtrisé qui rend à Alfred ce qui est à Hitchcock.
Quelques années et des milliers de lecteurs plus tard, Bruce Lit avait envie d’un retour aux sources vers cet auteur attachant et singulier en lui donnant résidence pour 2019. Autrement dit, ceci est la première partie d’une série d’interview autour de l’oeuvre de Mardon, ici un focus sur cette trilogie PAUVRE JEAN-PIERRE. Un entretien entre deux continents alors que Mardon commence une nouvelle vie au Canada et fourni d’illustrations personnelles de l’auteur. Au menu solitude urbaine et les femmes.
Avant de commencer, voici le pitch de chacune des histoires de cette trilogie .
Corps à Corps-2004
Jean-Pierre Martin est secrétaire médical chez un chirurgien plastique.
Il a pour ami Cyril, un apprenti comédien qui fait la doublure voix d’un nounours dans un dessin animé. Cyril rencontre Agnès, la fille du directeur de Cartoon Design, producteur dudit dessin animé. La mère d’Agnès , elle, est toujours à la recherche d’une perfection plastique pour tenter d’atténuer les blessures de son coeur. Elle croise ainsi régulièrement Jean-Pierre…
Incognito-2005
Jean-Pierre Martin est un homme que personne ne remarque jamais. Blessé à la cheville, il rencontre Bérénice une kinésithérapeute affable et souriante. Troublante, elle lui remettra les idées en place : on est tous la victime d’une autre !
Leçon de Choses-2006
La trilogie se termine avec un Jean-Pierre âgé de 10 ans obligé de suivre son père à la cambrousse. Joies et chagrin de l’enfance entremêles du divorce de ses parents à l’horizon.
Bonjour, Gregory. Quel a été le déclic te donnant envie de réaliser Corps à Corps ?
Ça remonte un peu loin, j’avoue ne plus savoir vraiment. Je venais de faire VAGUE A L’ÂME, une histoire très personnelle où je parlais de mon grand-père. Un récit autobiographique et je voulais me lancer dans la fiction. J’aimais bien les histoires chorales aussi.
Au moment de sa réalisation, était-il évident pour toi que tu écrivais le premier volume d’une trilogie ?
Non ce n’était pas du tout prévu. Après CORPS A CORPS j’ai voulu reprendre les personnages de Jean-Pierre et Cyril. Maintenant qu’ils existaient et qu’ils étaient comme des alter ego, j’ai eu envie de poursuivre avec eux les histoires que je voulais raconter. A l’instar de la série d’Antoine Doisnel réalisées par Francois Truffaut.
Ce qui surprend en lisant la trilogie Pauvre Jean-Pierre, c’est la polyvalence de ton écriture. Corps à Corps s’inscrit dans la lignée des films parisiens à la Claude Sautet. Leçon de Choses est sa réponse campagnarde et au milieu Incognito qui est un vrai thriller Hitchockien !
Je passe souvent d’un genre à l’autre en réaction au projet que je viens de terminer. Je m’ennuie vite et une fois que j’ai exploré une piste je veux en découvrir une autre. Pour revenir, à la précédente parfois. Ce n’est pas forcément une qualité. Ça fait de moi un auteur un peu insaisissable. Je n’enfonce pas assez le clou peut-être. Ce qui fait qu’on a sans doute du mal à me reconnaître parce que mon dessin s’adapte à la forme de mon récit. À cette époque-là, j’étais aussi très influencé par le cinéma que j’aimais. Truffaut et Hitchcok entre autre.
Ta démarche est originale : raconter 3 histoires de Jean Pierre Martin, un individu ordinaire pour lequel il n’y aurait rien à raconter.
En effet, c’est une drôle d’idée. Ca me fait penser d’ailleurs à la série SEINFELD. Dans une des saisons, Jerry et Georges veulent écrire leur propre série et quand le producteur leur demande de quoi ca parle, Georges répond : » It’s about nothing. »
Je pense que chaque vie cache quelque chose d’intéressant à raconter, même les plus banales. Le quotidien est poétique si on prend le temps de s’arrêter pour l’observer. Même si, concrètement, dans la vie, le quotidien peut être très ennuyeux. Mais même l’ennui vaut le coup d’être raconté. C’est peut-être aussi pour ça que j’ai besoin de le magnifier dans mes histoires. Et puis ça m’amuse de voir monsieur tout le monde se retrouver dans une situation qui le dépasse, que rien dans sa vie n’avait préparé à affronter. C’est un classique du genre. Comme Cary Grant dans LA MORT AUX TROUSSES mais avec beaucoup moins de glamour et de panache en ce qui concerne Jean-Pierre dans mes histoires. Il est un peu plus pathétique et du coup plus touchant aussi, j’espère.
Et puis, pour je ne sais trop quelle raison, je pense aussi que le vide m’attire. Il y a toujours des passages de contemplation de silence ou d’espace vide dans les dessins de mes bandes dessinées. J’ai besoin de cette respiration, de cette modestie ou alors Jean-Pierre est une coquille vide dans laquelle je pouvais y mettre ce que je voulais, l’approfondir et le faire évoluer comme je voulais. C’est assez pratique.
Toutes les fins de la trilogie sont brutales. Pourquoi ?
C’est vrai et pas seulement dans ces albums là. Dans LE FILS DE L’OGRE aussi par exemple. Peut-être parce que je ne veux pas m’attarder lorsque j’ai fini de raconter ce que j’avais à raconter. Mais surtout parce que je pense que c’est le meilleur moyen de pousser le lecteur ou la lectrice à poursuivre l’histoire seul(e) de leur côté, en les laissant dans un état de légère frustration ou avec une fin ouverte. J’aime beaucoup l’idée que je continue de les accompagner tout en n’étant plus là puisqu’ il ou elle a refermé le livre. Mais surtout lui permettre d’y repenser, d’interpréter la suite. J’espère que ca marche en tout cas.
Jean-Pierre a des rapports torturés avec les femmes ; que ce soit enfant ou adulte, elles le manipulent, l’étouffent ou l’érotisent…
Quel homme n’a pas de rapports compliqués avec les femmes ? Et vice versa d’ailleurs.
Ton écriture est sur le fil du rasoir : on sent une désillusion vis-à-vis du genre humain chez qui d’autres que toi pourrait aboutir à de la misanthropie. Pourtant il y a dans tes scénarios une empathie pour tes personnages. C’est flagrant dans Corps à Corps où chacun a une raison valable d’agir comme il le fait….
Oui, on peut être tout à fait conscient de la complexité des rapports humains, de leur bassesse aussi et les comprendre entièrement. Je ne suis pas là pour faire la morale. Je fais beaucoup d’effort pour ne pas juger mon semblable, je me dis qu’il y a toujours une raison pour qu’il agisse de telle ou telle façon. Ce qui ne veut pas dire que j’approuve bien évidemment. En tout cas dans mon travail, je trouve plus intéressant de traiter des contradictions des gens que de faire un portrait idéalisé et stéréotypé de l’être humain. Nous avons tous des problèmes, nous sommes tous des névrosés. Plus ou moins bien sûr, mais quand même. Et c’est pour ça que j’ai de l’empathie pour mes personnages. Je ne me place pas au-dessus d’eux. D’ailleurs c’est quand je commence à éprouver quelque chose pour ce qui leur arrive que je peux commencer à écrire leur histoire.
J’ai souvent pensé en te lisant à François Perrin (le héros de la Chèvre, du Diner de cons etc.) successivement incarné au cinéma par Pierre Richard, Jacques Brel ou Jacques Villeret. Le considères-tu comme un perdant ?
Non, ce n’est pas un perdant. Ou alors dans notre société où on considère que la gagne, la réussite et la performance sont tout ce qui compte, oui peut-être. Mais pour moi, il n’a pas de chance, il est maladroit dans la vie. Il manque d’assurance aussi. Et c’est surtout de sa faute, c’est lui qui se refuse au bonheur. D’ailleurs son copain Cyril est là en contre-point pour lui rappeler qu’il faut jouir. Pourtant Cyril aussi a ses limites, ses bagages à porter. Mais lui, il s’autorise à être heureux, parfois de façon futile, et alors… Il faut donner le change aussi, se mettre dans une attitude plus légère pour être au moins joyeux, profiter, ne pas se gâcher mais Jean-Pierre n’y arrive pas. C’est trop lourd pour lui ou trop lointain. C’est un mélancolique et ce n’est pas facile de s’en débarrasser. Et puis c’est son rôle, son personnage. S’il n’était plus comme ça, s’il renonçait, qui serait-il ? Plus personne peut-être et ce serait pire.
Jean-Pierre se targue d’être un individu invisible aux autres. Est-ce ton angoisse aussi en tant qu’auteur de bande dessinée ou tout simplement en tant qu’être humain ?
Certainement d’abord en temps qu’être humain et par conséquent en tant qu’auteur aussi. Même si je fais de la bande dessinée d’abord pour moi, j’ai envie d’être lu et pas seulement par la famille et les amis mais par le plus grand nombre (j’en suis moins sûr aujourd’hui. On n’en est pas moins auteur si on n’est pas lu). Pourtant pour moi être auteur c’est un besoin irrépréhensible de donner mon interprétation du monde. C’est prétentieux et orgueilleux mais c’est aussi généreux et j’aimerai être plus lu ou entendu. Ça donnerait peut-être un peu plus de sens à tous ces efforts. Surtout aujourd’hui où se faire remarquer dans la bande dessinée et rester plus d’une semaine dans les rayons des librairies est devenu un défi de plus en plus compliqué. Au point de se demander comment faire pour continuer cette activité. Du coup l’angoisse d’être invisible est d’autant plus présente. Et en même temps ce n’est plus un thème intéressant à traiter pour moi aujourd’hui. Enfin je crois.
Après deux récits assez dur sur les désillusions de l’âge adulte, tu termines la trilogie Pauvre Jean-Pierre par l’enfance de ton héros. Penses-tu avoir fait le tour du personnage ?
Aujourd’hui, oui sans doute. Mais après cette trilogie regroupée dans l’intégrale « Pauvre Jean-Pierre », j’en ai fait une autre toujours chez Dupuis. Dans le premier tome, Jean-Pierre a une présence très périphérique, hors champ. Ensuite il y a un tome avec Cyril. Jean-Pierre endosse le rôle du pote et le dernier tome est consacré à Jean-Pierre et les trois histoires forment un tout.
Tout au long de tes histoires on retrouve la même angoisse d’un père absent et occupé et d’une mère séduisante mais frustrée. Tu parles de toi ou de tes relations ?
Je parle de moi dans tous mes albums mais comme tous les auteurs je crois. Seulement c’est un moi fantasmé. Le père et la mère sont des versions très fantasmées de mes parents plus que du père que je suis ou des parents que j’observe autour de moi.
Tous tes personnages aspirent au bonheur mais sont souvent entravés pour l’atteindre. C’est impossible d’être heureux ?
Je me demande de plus en plus ce que ca veut dire d’être heureux et d’ailleurs aujourd’hui dans notre société il y a une injonction de plus en plus pesante à être heureux qui produit l’effet inverse. Plus on cherche à l’être et moins on l’est. On fait ce qu’on peut. En tout cas la vie c’est merveilleux. Encore faut-il être dans les bonnes dispositions pour s’en rendre compte ou l’apprécier.
Quelles sont tes prochaines actus ?
Je termine la couleur d’un album qui sortira chez Glénat, « Les bijoux de la Kardashian ». Un instantané de notre société à travers un fait divers : le braquage de Kim Kardashian à la fashion week de Paris en 2016, scénarisé par deux journalistes, Julien Dumond et Framcois Vignolle. Sortie Mars 2019.
Et si je suis dans les temps je sors aussi un album en Juin de la même année chez Futuropolis sur l’oppression du travail qui pousse un ingénieur automobile au suicide sur son lieu de travail. Scénarisé par Hubert Prolongeau et Arnaud Delalande.
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La BO du jour : Et si Mardon était le Parrain de ce Punk de Bruce Lit ?
Là encore Bruce lous laisse faire connaissance de manière chaleureuse avec un auteur qu’il prise pour ses qualités humaines.
Je ne sais pas si je lirais les aventures de Jean Pierre mais on ne s’interdit rien ici surtout pas d’aspirer à la qualité et au bonheur.
Merci Eddy. Je n’ai jamais rien lu de Mardon qui me déçoive.
J’ai bien aimé l’anecdote de la série dans la série Seinfeld : c’est à propos de rien. Elle me rappelle d’autres points de vue, celui que Grégory Mardon reprend par la suite, l’adage qui veut que dans une ville comme Paris avec 2 millions d’habitants, il y a 2 millions d’histoires en puissance.
Chaque vie cache quelque chose d’intéressant à raconter, même les plus banales. – Quelle belle déclaration d’amour de l’humanité et quelle belle preuve d’humilité.
Quel homme n’a pas de rapports compliqués avec les femmes ? Et vice versa d’ailleurs. – Pas mieux 🙂
L’angoisse d’être invisible – Une autre belle formule : il est difficile de ne pas être pris de vertige sur le quai d’un métro en regardant toutes les autres personnes qui attendent, de faire l’expérience qu’elles sont aussi réelles que soi-même, chacune un monde intérieur aussi complexe et riche que soi-même. Comment alors ne pas se sentir invisible au regard de 7,7 milliards d’individus qui peuplent la planète autour de moi ? Ou en pensant à tous les individus qui sont morts depuis l’aube de l’humanité et dont personne n’a gardé le souvenir ?
Une belle interview éclairante sur la démarche d’auteur, et sur ses valeurs.
Ou en pensant à tous les individus qui sont morts depuis l’aube de l’humanité et dont personne n’a gardé le souvenir ?
Et moi qui pensais être un mec plutôt déprimé….
Cela ne génère pas de déprime en moi : ça me permet de relativiser, voire ça peut être libérateur.
cette anecdote m’en rappelle un autre…
il y a une longue préface à l’éducation sentimentale de Gustave Flaubert. son ambition était justement de réaliser un roman qui ne racontait rien ne tenant que par son style et son écriture.
j’étais effaré en première de devoir me bouffer 500 pages de vides exprès, persuadé que je ferais de l’aérophagie de l’esprit.
c’est arrivé seulement beaucoup plus tard en lisant du Millar…
c’était d’un gratuit ça! j’ai honte!
en fait,non!
Très belle interview Bruce, je me range totalement aux côtés de Présence quant à ses remarques et aspirations. Et tout comme lui, ces réflexions ne me dépriment pas…
Omac a totalement raison aussi dans son post-scriptum.
Cela dit j’ai bien peur d’aller relire ma propre interview de Grégory Mardon maintenant. Je n’ai pas tout lu de lui mais comme toi, pour le moment, rien ne m’a déçu. Et comme souvent avec le temps, je trouve même que son trait est de plus en plus intéressant.
La BO : un album des Who que je n’ai jamais réussi à écouter en entier.
@Cyrille : aucune peur à avoir, tu as été LE précurseur des ITWS du blog. Sans toi, cette itw n’existerait pas.
QUADROPHENIA est mon Who préféré de leur période américaine. Leur dernier grand album avec des classiques imparables.
@Omac : Les femmes c’est du chinois, le comprenez-vous ? Moi pas !
Nope : de Serge
Oh cette controverse, je l’ai trouvée ridicule.
De Gregory Mardon, je n’ai encore lu que Leçon de choses (je suis allé vérifier sur l’article, mais oui, je l’ai lu, j’avais aimé et j’avais même laissé mon petit com sur l’article correspondant…)
Comme Présence, l’anecdote « c’est à propos de rien » me parle étrangement…
Avec tout ça personne n’a vu mon lien sur le second article des films de crocodiles…