Infinite Loop tome 1 par Pierrick Colinet et Elsa Charretier
AUTEUR SONIA SMITH
VO : IDW
VF : Glénat comics
The Infinite Loop est une œuvre à quatre mains, écrite par Pierrick Colinet et dessinée par Elsa Charretier.
D’abord publié en France grâce à une souscription Ulule en décembre 2014, puis, The Infinite Loop est repéré par IDW et publié aux Etats-Unis en avril 2015.
L’ouvrage revient en France en septembre 2015 dans une édition Glénat augmentée. On y trouve notamment le très intéressant texte de Katchoo Scarlettinred, grande prêtresse du blog Thelesbiangeek, qui offre une passionnante synthèse sur l’histoire de l’homosexualité dans les comics.
Revendiquée comme une œuvre militante, The Infinite Loop est à la fois un récit de science-fiction mais aussi et surtout un hymne à l’engagement et à la liberté et une belle histoire d’amour. Cette alchimie en fait un ouvrage original dans le paysage du comic-book français.
Teddy est une jeune femme au service d’une brigade gouvernementale chargée de corriger les anomalies temporelles provoquées par de mystérieux forgeurs de paradoxes qui s’amusent à perturber la bonne marche du Temps. Teddy est donc chargée avec son binôme Ulysse de faire rentrer les choses dans l’ordre. Elle exerce son sa mission de correctrice d’anomalie avec un brin de malice et consciencieusement.
Mais le monde dans lequel elle évolue est monotone puisque les émotions y sont bannies, en particulier l’Amour, qui n’apporte que fureur et perturbations et qui est donc inutile dans un monde bien ordonné. Certaines tentatives de séduction, comme celle d’Ulysse à son égard, se révèlent totalement vaines.
Pourtant, lors d’une mission en apparence anodine, Teddy se trouve face à face à une anomalie de forme humaine et là, tout bascule, le monde jusque là terne et vide prend sens et s’anime : Teddy ressent une attirance irrépressible pour cette anomalie qui a les traits d’une jeune femme.
Les plus cartésiens des lecteurs et les moins sensibles à la poésie et à la littérature militante passeront leur chemin avec dédain ou indifférence.
Restent les autres, ceux qui, derrière les voyages spatio-temporels et leur manque de réalisme, verront dans The Infinite Loop une parabole, un ouvrage existentialiste, ce que Pierrick Colinet et Elsa Charretier assument ouvertement en mettant dans les mains d’Ano (surnom de la belle anomalie amoureuse de Teddy) le manifeste de Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme. En mettant en exergue la phrase la plus connue du philosophe français, les auteurs savent parfaitement ce qu’ils font.
Le récit est également un hymne à la tolérance : à l’amour spontané de Teddy et Ano, les artistes opposent les clichés habituels auxquels sont confrontés ceux qui aspirent à la liberté et font des choix de vie qui déplaisent à la norme, écornant au passage un monde de certitudes et de tranquille facilité. Teddy sera pourchassée en temps que rebelle à la norme et en tant qu’individu s’affirmant comme un être unique et libre.
Ainsi, elle se voit opposer deux adversaires homophobes et lourdauds et un Ulysse amoureux et jaloux dont la réaction relève autant du dégoût que de la déception. Ces situations et ces textes sont certes placés dans un contexte de voyages inter dimensionnels, permettant ainsi une distanciation de façade, mais ils sonnent de manière étrangement familière aux lecteurs sensibles à la tolérance et à l’ouverture vers l’autre. La phrase « sois fière » revient en leitmotiv pour exhorter au courage les minorités.
C’est bien la question de la liberté de choix qui est au cœur de l’ouvrage comme le montre l’utilisation des flowcharts, les petits schémas qui ouvrent sur plusieurs choix permettant d’explorer le champ des possibles : le personnage devient ce qu’il a décidé d’être. De manière plus contemporaine, ces schémas rappellent les jeux vidéo où le gamer doit faire un choix et en subir les conséquences. La conscience des personnages tiraillés par des sentiments contraires est présentée par Elsa Charretier sous forme d’incrustations en forme de petits hexagones qui se combattent les uns les autres.
The Infinite Loop est certes un voyage spatiotemporel mais aussi un voyage inter dimensionnel qui offre à voir de multiples variantes d’un même être, rappelant en cela l’Entremonde de Neil Gaiman où Joey rencontre d’autres versions de lui provenant de terres alternatives. C’est le cas ici, où Teddy rencontre ses doubles, qu’il s’agisse d’une version sage d’institutrice, d’une Teddy punk ou d’une hippie, Elsa Charretier s’amuse à offrir au lecteur des Teddy à la fois semblables et différentes.
Sur le plan graphique, Elsa Charretier use de multiples procédés, usant de la distorsion des courbes pour plier l’espace-temps à son récit, parsemant ses cases de multiples petits carrés qui fissurent l’espace comme l’ouverture d’esprit fissure les certitudes. L’utilisation des carrés aboutit parfois même à la presque totale dilution des personnages qui se perdent dans les choix multiples et les méandres du Temps.
Le style cartoony d’Elsa Charretier est extrêmement doux ainsi que ses choix de couleurs, ce qui offre un récit à la fois rythmé et tout en douceur, alternant les scènes d’action et de poursuites et les moments de pause où l’on a droit à une tendre séquence amoureuse. On peut rapprocher ce style de celui que Darwyn Cook applique sur sa Catwoman par exemple.
Sur le plan scénaristique, les cliffhangers sont vraiment réussis, le rythme est rapide parfois un tout petit peu trop, notamment lors de la rencontre de Teddy et Ano où on aurait aimé que les deux femmes prennent davantage le temps de se découvrir mais Pierrick Colinet sait ralentir le rythme par la suite pour permettre au lecteur de respirer et de réfléchir aux choix qu’il ferait dans la situation des deux héroïnes.
Evidemment, on peut trouver The Infinite Loop trop fleur bleue si l’on ne s’attache qu’à la surface, ce titre est pourtant bien autre chose qu’une romance. Mais finalement, quoi de plus beau qu’une romance pour évoquer la tolérance et l’engagement ?
Voici un article fascinant parce qu’il arrive à mettre en évidence toutes les qualités de cette BD, à partir de plusieurs points de vue : l’aspect militant, la parabole, la dimension existentialiste, l’hymne à la tolérance, la question du choix… la participation de Katchoo Scarlettinred.
Pour l’avoir lu aussi, l’intrigue est très bien ficelée, et elle intègre naturellement toutes les composantes mises en lumière par Sonia Smith. Enfin, le travail de coordination entre scénariste et dessinatrice se constate à chaque page, comme si la BD avait été faite par une seule personne.
Merci Présence. Je suis tout à fait d’accord sur le travail de coordination entre scénariste et dessinatrice avec toi et j’aurais du le souligner, c’est un bel exemple d’osmose entre les deux !
Très bel article Sonia ! Cependant, je ne suis pas certain d’être attiré par cette histoire, qui me semble un peu trop premier degré, à ce que je comprends… Les dessins peuvent être sympas aussi, j’aime bien, mais j’ai une certaine réticence. A l’occasion peut-être.
A priori cette histoire de boucles temporelles n’est pas ce qui m’attire le plus mais j’apprécie l’engagement de ces deux auteurs. Il faudrait que je le feuillette en fait car le volet anomalie / amour est amusant. Voilà en tout cas un projet original et attachant qui méritait d’être signalé et je t’en remercie Sonia de t’en être acquittée. Et quelque chose me dit que l’on a pas fini de parler de IL sur ce blog….
@ Présence, mais c’est du Comics à la française, ça non ?
Je m’attendais un peu à cette taquinerie… Je peux couper les cheveux en 4 et faire observer que cette histoire a été d’abord publiée sous la forme d’un comics par IDW, comme l’indique Sonia. Je peux aussi invoquer l’exception de l’hirondelle (celle qui ne fait pas le printemps). Je peux encore remercier Comixity avec l’interview des auteurs pour m’avoir appris que Pierrick Colinet a écrit les 2 versions, en anglais et en français. Je pourrais rajouter que l’édition VF contient également des couvertures alternatives réalisées par Tim Sale et Charlie Adlard (si ça, ce n’est pas du comics ?).
Je peux aussi conclure sur le fait qu’il s’agit d’une bonne bande dessinée, comics ou pas.
Merci beaucoup, Sonia, pour cette découverte. le sujet me plait beaucoup et je n’en avais jamais entendu parler, ou alors j’ai oublié si jamais Présence en avait écrit un commentaire ! 😀 (sorry ! mais on ne peux pas se souvenir de 3000 commentaires !)
Je trouve que ton article perspicace et pénétrant s’intègre parfaitement dans le thème du blog : « De la culture geek à la culture tout court ». 🙂
Oui aux 2 remarques : j’ai écrit un commentaire et on ne peut pas se souvenir de tous. A priori, j’aurais bien aimé que ce soit le mien qui figure sur le site de Bruce. Après avoir lu celui de Sonia, je n’ai aucun regret car elle a su faire briller plus de facettes, avec plus d’émotion.
J’ai également lu les deux tomes de The Infinite Loop ce week-end, et j’ai trouvé ça très très bien : très intelligent, très maîtrisé et très intéressant. Et le trait de Elsa Charretier est vraiment attirant et coloré. J’ai été très étonné de voir le concept de la bd, qui au final semble être une bd sans décor, sans réalité tangible, et qui fait parfois penser à Matrix. Cela fait très Darwyn Cooke mais la première référence à laquelle j’ai pensé est un dessin animé que nous regardions il y a une dizaine d’années avec les enfants : Kim Possible.
En relisant la chro de Sonia, je me rends compte à quel point il est concis et précis, en omettant aucun aspect de cet objet pourtant foisonnant, qui demande beaucoup plus d’attentions qu’une bd classique tant les artifices sont nombreux et parfois déstabilisants.
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