Jim Henson’s Tale of Sand par Ramon K. Perez
AUTEUR : JP NGUYEN
VO : Archaia
VF : Paquet
Jim Henson’s Tale of Sand est un Graphic Novel paru en 2011 qui adapte un scénario de Jim Henson, marionnettiste de légende et créateur, entre autres, du Muppet Show ou de Dark Crystal. Originellement écrit pour le cinéma dans les années 60-70, en collaboration avec son collègue Jerry Juhl, le film ne fut jamais produit et le script fut oublié jusqu’à sa redécouverte dans les archives (coucou Sonia Smith !) de la Jim Henson Company. Son adaptation en comicbook fut alors confiée à Ramon K. Perez, en partenariat avec Ian Herring pour la mise en couleurs.
C’est lors d’un restau lyonnais organisé par Xavier Lancel, rédacteur en chef de Scarce (-Monsieur Nguyen s’la joue : ouais, j’ai mon carnet d’adresse-Ndr) , que j’ai eu l’occasion de feuilleter ce bouquin, en présence de son auteur. Le graphisme, original et de haute volée, avait titillé ma curiosité et quelques échanges cordiaux avec l’artiste pendant la soirée me décidèrent à me lancer dans la lecture d’une œuvre, qui, en 2012, remporta trois Eisner Awards (Best Graphic Album, Best Penciller/Inker, Best Publication Design)
Dans le désert, on trouve un peu de tout, même des spoilers…
Je ne connais que peu de choses sur Jim Henson et guère davantage sur Ramon K. Perez . Au restau susmentionné, il a pris des côtelettes d’agneau, comme moi. Et la veille au soir, il s’était rendu dans un bar à cocktails de Lyon hautement recommandable. Avec de tels goûts, cela ne saurait être un mauvais bougre. Ces éléments fort objectifs (n’est-ce pas ?) et le survol des pages « de toute beaauuté » m’ont convaincu de tenter la lecture de Tale of Sand.
Après l’avoir lu, je ne suis pas tout à fait certain d’avoir compris de quoi ça parlait exactement. Et pourtant, j’ai souhaité écrire un article dessus. Si vous trouvez que ma logique tortueuse, sachez que ce n’est rien en regard de l’atmosphère singulièrement loufoque et absurde qui imprègne ce récit.
Jugez plutôt : un homme (désigné comme « Mac » dans le script, mais jamais nommé dans la BD) débarque dans une bourgade paumée au beau milieu du désert de l’ouest américain, alors qu’une fête bat son plein. Il s’avère que la fête est en son honneur et, après quelques tours sur la piste de danse, il se retrouve dans le bureau du shérif Tate. Ce dernier lui remet une carte, un sac à dos plein d’équipements divers et lui désigne son objectif ; le pic de l’aigle. Il lui annonce jovialement que la mission devrait être facile : il disposera de dix bonnes minutes d’avance ! (sur qui ? sur quoi ? mystère…) Et voilà Mac accompagné vers la ligne de départ sous les ovations de la foule, pour une bien étrange course.
Notre héros va rapidement réaliser qu’il est pris en chasse et toutes ses tentatives pour échapper à ses poursuivants vont le mener de Charybde en Scylla. La traque semble être menée par un étrange et élégant personnage en costume noir, arborant un bandeau sur l’œil gauche. Autre rencontre récurrente pour Mac : une sculpturale et insaisissable blonde. Mais dans le désert, sa route croisera aussi celle d’un lion, de bédouins, de footballeurs américains, de la cavalerie et de bien d’autres éléments incongrus, affirmant constamment le caractère surréaliste de ce récit atypique.
Dans cette BD, le lecteur est un peu comme Mac : il ne sait pas trop où il va, mais il y va. Et si le voyage est fort agréable, c’est que les pages de Tale of Sand possèdent un charme certain. Elles baladent l’œil avec un découpage original mais fluide, le flattent avec des personnages et des décors au trait agréable et fouillé, l’émoustillent parfois avec des poses sagement sexys et immergent le lecteur/spectateur dans des doubles-pages panoramiques rappelant la destinée cinématographique première de l’œuvre.
Sur les 140 et quelques pages du bouquin, plus des trois-quarts sont sans dialogue (au passage, la VF est l’œuvre du traducteur Patrick Marcel, qui nous rend parfois visite sur ce blog) mais cela ne gêne jamais la compréhension de l’action, étant donné que le dessinateur livre des compositions précises et claires, en conférant aux personnages toute l’expressivité nécessaire, via des postures parfois cartoonesques. Les illustrations possèdent un fort pouvoir d’évocation, véhiculant moult informations sans requérir l’aide de textes. Au début du récit, des images de cactus et de rochers typiques de Monument Valley plantent ainsi immédiatement le décor d’un paysage de Western. Lorsque la route de Mac croise celle de cow-boys, d’un lion, d’un tank ou d’une bétonnière, tous sont impeccablement dessinés, immédiatement identifiables, donnant ainsi toute sa substance à un univers pourtant hautement improbable.
La mise en couleurs est un élément primordial de l’identité graphique de Tale of Sand. Elle mélange les aplats de couleurs, la bichromie et l’aquarelle, renforçant le côté fantasmagorique et irréel de l’histoire. Des couleurs plus vives sont utilisées avec parcimonie et amènent une intensité supplémentaire à certaines cases ou planches.
Vous l’aurez compris, Tale of Sand vous en met plein les mirettes. Mais est-ce de la simple poudre aux yeux ? La lecture de la préface de Karen Falk, conservatrice des archives de la Jim Henson Company, est assez éclairante sur les circonstances de la création du script original, qui était à l’époque une œuvre assez audacieuse, qui déconcerta sans doute les producteurs frileux.
Jim Henson et Jerry Juhl, qui nous ont quitté respectivement en 1990 et 2005, sont principalement connus en tant que scénaristes et marionnettistes du Muppet Show. Mais Jim Henson se passionnait aussi pour l’animation en général et Tale of Sand fut un projet de long métrage, tourné en prise de vue réelle, qui s’annonçait épique. Ou totalement barré et cryptique. Ou les deux. Le design du bouquin rappelle très bien ces origines de film avorté, avec des pages du script (avec annotations et ratures) en ouverture du livre, cédant progressivement place aux cases de la BD.
Bon, et cette BD, au-delà des jolis dessins, que vaut-elle ? Sincèrement, je pense qu’elle ne plaira pas à tout le monde. Il faut accepter de se laisser embarquer dans un récit absurde, porté par des illustrations superbement troussées, sans véritable intrigue ou ressort narratif. Au premier degré, il semble que l’objectif ultime pour Mac soit de parvenir à s’allumer une clope… Le héros est croqué de façon charmante mais son personnage, plein de ressources, n’est pas vraiment attachant, malgré une certaine gaucherie et un côté loser sympathique. Ses mésaventures sont mises en scène à la façon d’un cartoon de Tex Avery, si bien qu’on ne craint jamais réellement pour sa survie. Pour autant, si on « rentre » dans l’histoire, et ce fut mon cas, on peut y déceler une réflexion existentialiste, abordant des questions philosophiques avec l’air de ne pas y toucher, sous son apparence de simple parodie fantaisiste.
ATTENTION : si vous souhaitez préserver le suspense, plongez-vous la tête dans le sable ou sautez ce paragraphe !
Mac commence sa course avec des instructions floues et tout un bagage qui pourrait ou pas lui servir : n’est-ce pas la situation de tout jeune adulte démarrant dans la vie active ? Affublé d’une carte peu fiable et d’un objectif mystérieux, Mac cherche son chemin comme nous cherchons tous un sens à notre vie.
Il possède 10 minutes d’avance mais va se faire rattraper par des dangers mortels, tout comme une certaine jeunesse insouciante finit parfois par se faire rattraper par la mort.
La destination cible du pic de l’aigle ? Une métaphore des ambitions humaines, pour tous ceux qui veulent aller plus haut et dominer leur petit monde.
La fin du livre dévoile que le borgne et la belle blonde qui lui causent tous ces tracas ne sont que… d’autres faces de lui-même ! Ainsi peut-on passer beaucoup de temps à se fuir soi-même alors que la maturité ne s’acquiert que lorsqu’on se connaît et s’accepte tel qu’on est. Détalant devant ces révélations assez perturbantes, Mac arrive finalement à destination… dans la bourgade perdue dont il était parti !
Eternel retour nietzschéen, conception rimbaldienne de l’identité (« Je est un autre. ») ou existentialisme sartrien, voilà quelques thèmes parmi d’autres présents dans Tale of Sand, mais effleurés, suggérés et laissés à l’interprétation du lecteur qui peut choisir ou non, de gratter la surface de ce conte surréaliste. Tel un éphémère château de sable, la lecture de cet objet graphique non-identifié incite à la rêverie et offre une parenthèse un peu magique, nous rappelant que, comme le disait Shakespeare, « nous sommes de cette étoffe sur laquelle naissent les rêves », et ce, même si nous ne sommes que poussière et condamnés à y retourner.
En dépoussiérant (sic) ce script oublié d’un film jamais tourné, les archivistes de la Jim Henson Company avaient déterré une véritable pépite. Confiée aux bons soins de Ramon K. Perez, cette matière a servi à façonner un petit bijou de comicbook. Somptueusement illustré et étrangement déroutant, ce conte de sable recèle aussi un inestimable grain… de folie.
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« Independance Week » 2/6
Projet avorté d’un long métrage de Jim Henson, « Tale of sand » a été adapté par Ramon.K.Perez et récompensé par 3 Eisner Awards. Partez à la découverte avec Jean-Pascal Nguyen de cet étrange album où il est question de quête d’identité, de lion en limousine et de côtelettes d’agneau.
La BO du jour : comme cette histoire de Perez, la musique de Jimi Hendrix ne s’explique pas; elle se ressent.
Après avoir lu l’article, je ne sais toujours pas si j’ai envie de le lire. Je me souviens des nombreux articles dithyrambiques parus dans la presse spécialisée. Je me souviens de l’avoir feuilleté à Album et l’avoir reposé, sans réussir à me décider. L’argument des côtelettes d’agneau ne m’a permis de pencher d’un côté ou de l’autre.
Il ne me reste plus qu’à faire confiance à ton bon goût et à ta notation étoilée.
Une chronique qui va crescendo jusqu’au spoiler explicatif brillant. Parce qu’il est coton à raconter ce comics, moi il m’a laissé un sentiment proche de certains récits de Borges comme ceux qu’on peut trouver dnas Le livre de sable.
La partie graphique est un vrai bonheur et ton histoire de côtelettes est savoureuse, le hasard des rencontres amëne à une course poursuite lunatique dans le désert.
Enfin, Claude Nougaro aurait apprécié ton titre à sa juste mesure.
ça semble très joli (non, je ne parle pas de la blonde. Enfin…pas que)
Je ne suis pas certain par contre d’aimer l’absence d’intrigue. Joli sur la forme mais un peu vide sur le fond on dirait. La réflexion philosophique est intéressante cela dit, mais comme tu mentionnes que c’est à peine effleuré, je me demande si c’est quelque chose que tout le monde aurait perçu à la lecture, ou s’il s’agit juste de ta propre interprétation du récit. Interprétation intéressante mais peut être pas universelle.
En tous cas les dessins sont très beaux, c’est vrai.
Tiens sinon je suis surpris que tu n’aies pas fait le jeu de mot « où suis-je, où vais-je, dans quelle étagère ? »
Bon t’as sablé le champagne quand même, ok.
Merci pour le petit coucou JP et pour cette démonstration de l’utilité des archives !
Ce récit m’a l’air fort étrange mais ton analyse contenue dans la partie spoil est intéressante et donne vraiment envie de lire ce titre d’autant que la partie graphique est plutôt réussie.
Merci pour cette découverte
Et bien je ne sais toujours pas si je veux le lire;
Je l’ai feuilleté le même jour que toi, et au même endroit, en trouvant les dessins splendides mais craignant l’absence d’intrigue, et ton texte ne me rassure pas forcément. Mais à l’occasion, je m’y plongerai probablement
Tiens, une fois n’est pas coutume, mais je ne perçois pas une absence d’intrigue. Plutôt un récit conceptuel comme je les aime (le fameux relationnel fond/forme que je recherche), avec une toile de fond un peu philosophique, sans être martelée. Ça me plait beaucoup…
Merci pour la découverte.
En revanche, moi qui suis un fan de Jim Henson, je ne reconnais pas du tout son univers dans ce comi-book !
@Présence : tu es un lecteur tout terrain, tu peux donc t’aventurer dans le désert sans crainte !
@Lone : les côtelettes, c’est plus savoureux, comme dirait Perceval…
Très chouette article JP, qui est même intimidant lorsque tu invoques des auteurs majeurs que je ne connais que peu ou pas du tout… Sur la partie graphique je trouve que l’influence de Présence apparaît.
Dès que tu relates le début de l’histoire je m’étais douté du propos global de l’histoire, tu ne spoiles donc pas grand chose ! Cette bd pourrait tout à fait me plaire mais elle ne sera pas dans mes priorités immédiates.
Quant à Jimi, cela semblait évident, et je rejoins Bruce sur son appréciation. Axis Bold as Love reste mon favori pour le moment.
Oui, excellent choiw de BO. Castle Made of Sands a toujours été mon titre préféré de l’afro-cherokee.
La BO, c’est le choix de Bruce. Je n’étais pas super inspiré et avais proposé America avec Horse With No Name. Un truc un peu planant. ..
Voilà un article que j’aurais pu écrire: une bd un peu conceptuelle , pas dialogue et un flottement dans le script. je me souviens avoir été séduit dans la presse par les critiques dithyrambique. un univers à la therry Giliam, superbe épopée existentialiste. ..
Je l’ai lu depuis et ai été déçu. Je pense qu’il m’aurait fallu qq cocktail de plus pour apprécier ce récit halluciné mais bancal avec pour seul moteur répétitif et lassant la fuite en avant dont on comprendra assez vite qu’il s’agit de la vie.
je pense que les producteurs ont eu raison de ne pas aller plus loin. il manque une dimension à cet oeuvre pour en faire un objet artistique. tout le talent du dessinateur ne suffit pas même s’il ajoute énormément et masque partiellement cette vacuité du récit.
Autant je comprends que cela ne puisse pas te plaire, M&M, autant ta réflexion sur l’éventuelle approche artistique des producteurs me pose question. Dans mon esprit, les producteurs sont en général plus intéressés par les bénefs que la démarche artistique. Sinon, navets et blockbusters ne trouveraient jamais de financement, non ?
pas faux. disons que le film aurait eu du mal à trouver son public. un film exigeant mais auquel il manquerait une dimension. Ceci étant il existe des producteurs pour les films d’auteurs et je pense qu’ils auraient passer leur tour.