Gone with the sand (Jours de sable)

Jours de sable par Aimée de Jongh

SPECIAL GUEST : HEDDI BOUTI

VF : Dargaud

Pour la troisième année consécutive, notre docteur préféré, Heddi Bouti compose pour la semaine des guests de BRUCE LIT.

J’ai vu une première fois Aimée de Jongh il y a quelques années. À cette époque elle venait de terminer son livre L’OBSOLESCENCE PROGRAMMÉE DE NOS SENTIMENTS, elle en avait fait les dessins et Zidrou avait écrit les textes.

Vieux gérontologue, j’avais été enchanté de voir qu’une bande dessinée pouvait aborder le thème du désir et de la vie affective de personnes âgées. Assez maladroitement j’avais fait part de mon agréable surprise de voir qu’une personne aussi jeune pouvait parler d’un sujet aussi particulier. Nous avions longuement discuté et nous nous étions promis de nous revoir. C’est donc à la sortie de son nouveau livre JOURS DE SABLE que j’ai pu à nouveau la rencontrer à l’occasion d’une séance de dédicace.

Aimée de Jongh est d’origine néerlandaise et nous avons conversé plus d’une heure, elle en holl-anglais et moi en franglais, deux langues qui se comprennent. Elle m’a confié avoir passé cinq ans à réaliser cette bande dessinée.

 © Dargaud

Ce livre évoque les années terribles du Dust Bowl (ou « bassin de poussière »). En 1929 la conjonction d’une inflation économique, la Grande Dépression, et d’une déflation écologique (transport par le vent de particules fines du sol), le Dust Bowl, a été en Amérique la cause d’une catastrophe humaine majeure, réduisant à la misère des centaines de milliers d’Américains ou les menant au décès.

Nombre d’entre eux ont été jetés sur la route. Cette route-là c’est la « Mother-Road » de Steinbeck, la « Route-Mère » 66, qui draine toutes les autres voies. Sur elle se jettent par milliers des voitures poussives et des camions surchargés. Ces véhicules transportent à ras-bord des familles et leur vie entière. Mais elles n’ont pu emporter qu’une partie de leur maison, le reste a été abandonné à la poussière, la destruction ou le vol.

Cette route-là mène à la Californie, l’Eldorado des « Okies » et des « Arkies », surnoms péjoratifs donnés à ces migrants, qui seront parqués dans des camps, lorsqu’ils ne seront pas abandonnés dans de misérables bidonvilles ou jetés en prison par une police trop zélée pour vagabondage.

 © Dargaud

Si l’origine de la Grande Dépression est connue de tous, celle du Dust Bowl mérite qu’on s’y attarde. Les régions touchées sont celles à l’époque du grenier des États Unis : l’Oklahoma (en particulier le « panhandle », région en forme de queue de poêlon), une partie du Texas et du Kansas. Ces terres sont surexploitées, les hommes profitant de la mécanisation des activités agricoles. Et les herbes, celles qui retenaient le sol et étaient résistantes au climat sec, ont été arrachées au profit d’immenses champs de céréales. Les terres sont devenues arides et la combinaison avec une période de sécheresse exceptionnelle de plus de sept ans va malheureusement se produire. De violentes tempêtes de vent vont se multiplier, entraînant une poussière omniprésente, aggravant l’aridité des sols et meurtrière.

Sur ces terres devenues infertiles il est impossible de récolter quoi que ce soit, elles sont envahies par la poussière et les fermiers ruinés et surendettés seront chassés de leurs propres terres par les banquiers et les actionnaires. Ils deviennent des migrants dans leur propre pays.

La misère, la famine, la maladie (« I got dust pneumonia in my lung …» chantait Woody Guthrie) et la mort se déchainent. En terre promise, la Californie, ces migrants climatiques et économiques ne sont pas les bienvenus. Les actes racistes, la ségrégation, les passages à tabac et les emprisonnements non justifiés se multiplient à leur arrivée et les grands propriétaires terriens en profitent pour baisser des salaires déjà misérables. Les premiers mouvements de grève apparaissent, très rapidement réprimés.

C’est à cette période que Roy Stryker, grand visionnaire, lui-même photographe et dirigeant la division information de la Farm Security Administration gouvernementale, lance un immense projet documentaire afin de montrer la misère de certains de leurs congénères aux américains et renseigner les autorités américaines sur les besoins nécessaires aux personnes touchées par cette catastrophe.

Migrant Mother
(©Dorothea Lange)
Source Wikipedia

Il recrute et engage des photographes (qui deviendront mondialement connus par leur travail) et s’assure que leurs photos soient accessibles librement et largement diffusées par les grands journaux de l’époque. « Je veux voir leurs yeux, je veux voir leurs visages, je veux de l’émotion… »

C’est exactement là que débute le livre d’Aimée de Jongh, JOURS DE SABLE (édition Dargaud). Un jeune homme, John, est engagé (par Roy Stryker ? On peut l’imaginer) pour effectuer un travail de documentation photographique dans le Sud des États Unis.

Il ne le sait pas encore, l’information a beaucoup de mal à circuler à cette époque, mais ce new-yorkais, qui ne connaît que la grande ville, est envoyé dans une région désolée, déserte et extrêmement inhospitalière. C’est un point de vue original car si Steinbeck dans son superbe roman LES RAISINS DE LA COLÈRE décrit ceux qui sont partis, Aimée de Jongh, elle, dessine ceux qui sont restés.

Son héros essaiera de concilier son travail de photographe et la feuille de route qu’il aura reçue, avec le choc de la découverte des conditions de vie de la population. A t-on le droit de photographier le malheur ? Est-ce que le témoignage de ces documents suffit ? Et puis n’est-ce pas tricher que de montrer de beaux clichés de la misère ? Autrement dit : faut-il mettre en scène les choses pour qu’elles touchent le plus de monde ?

Il fera de belles rencontres qui modifieront profondément la trajectoire de sa vie. Et le Tom qu’il croisera sur son chemin, n’est-il pas le Tom Joad de Steinbeck ? Le livre est d’une grande beauté, très bien documenté. Aimée de Jongh s’est rendue aux Etats-Unis pour y puiser ses sources.

Les dessins, parfois en pleine page de couleur orange, comme le brouillard occasionné par la poussière permanente, parfois en noir et blanc tels des clichés d’époque, sont d’une grande beauté.

 © Dargaud

Beaucoup de silences, ceux la surprise de la solitude et de l’effroi. Et de véritables photographies d’époque, dont certains dessins de l’artiste s’inspirent et font référence, rythment les chapitres. Témoignages d’une bande dessinée romancée mais qui s’appuie sur des drames réels. Et ce roman graphique présente aussi l’avantage de nous parler d’une histoire oubliée.

Dargaud a misé sur une belle édition, avec une reliure rigide et marque-page en tissu, nécessaire pour ces 280 pages. Quelques paragraphes en postface expliquent utilement le contexte de l’époque.
-En conclusion, une grande crise économique accompagnée d’une catastrophe écologique, des migrants, ça ne vous évoque rien ?
-Si…
-Mais alors qu’avons-nous retenu de ces leçons ?

L’autrice.
Source : profil facebook

La BO du jour

19 comments

  • JP Nguyen  

    L’an dernier, je cherchais un livre à offrir dans une librairie près de mon travail et le libraire m’avait orienté vers cette BD.
    Je l’ai achetée mais je l’ai offerte directement sans la lire.
    Ton article est très bien construit et ta conclusion pique juste comme il faut, comme de la poussière dans les yeux…

    • heddi bouti  

      Merci pour les compliments.
      C’est un beau cadeau à offrir.

  • zen arcade  

    Très bel article, très documenté et précis.
    Mais pour ma part, j’ai été franchement déçu par cet album.
    Pas grand chose à se mettre sous la dent hormis un personnage principal particulièrement fâlot et quelques trognes montrées rapidement pour l’exemple.
    L’autrice peine à montrer l’âpreté des conditions de vie des habitants du dust bowl de l’époque. C’est pourtant le sujet de l’album. Au contraire, l’album s’ébroue mollement dans la rondeur et la joliesse. Tout manque de pâte humaine.
    L’arche narrative sur l’histoire personnelle du photographe, complètement hors-sujet, ne m’a pas intéressé. Son enfance, sa vocation influencée par le rapport conflictuel au père, son épiphanie finale quant à l’aspect trompeur de l’art de la photographie, tout cela est éculé. Et d’autant plus hors-sujet que les seules pages vraiment fortes de l’album sont celles qui introduisent les chapitres en présentant de vraies photos d’époque. Un comble.
    Je ne doute pas des bonnes intentions qui ont guidé le travail de l’auteur mais ça ne empêche pas de penser que cet album est un ratage.
    Le fantôme de Tom Joad est bien loin…

    • heddi bouti  

      Bonjour
      merci beaucoup.

      J’avoue que mon avis est très influencé par ma rencontre avec la dessinatrice. Nous avons passé plus d’une heure à discuter, il y avait très peu de monde dans la librairie et personne après mois.
      Elle m’a parlé de sa vie personnelle et de son étude sur le sujet.
      Puis nous avons évoqué ses projets futurs.
      Alors c’est vrai que j’ai eu l »impression d’être plus attaché à ce livre.

  • JB  

    Merci pour cette découverte. L’ouvrage m’intéresse à 2 titres : une période que je connais que très peu et qui me semble fascinante ( La scène de l’auto-stop m’a directement évoqué Steinbeck alors que celle des masques à gaz me rappelle des récits post apo), et le dilemme de la position du photographe.

    • heddi bouti  

      merci !

      Je prends également des cours de photographie avec une grande photographe (Nadine Barbançon) et l’aspect photo m’a orienté sur le choix de cette lecture.

      Ensuite la lecture des raisins de la colère de Steinbeck ont appuyé la décision.

  • Présence  

    Super : j’avais fortement hésité à me plonger dans cet album, car j’avais énormément aimé L’obsolescence programmée de nos sentiments, qui m’avait profondément ému, à la fois pour son thème du désir et de la vie affective de personnes âgées, à la fois pour sa narration visuelle tout en sensibilité. Mais bon voilà, trop de nouveautés et trop de rééditions patrimoniales, et je passe à côté de cette BD.

    J’étais familier de l’expression Dust bowl, par exemple par le morceau portant ce titre de Joe Bonamassa, mais pas de l’origine, merci de vous y être attardé.

    Et puis n’est-ce pas tricher que de montrer de beaux clichés de la misère ? Autrement dit : faut-il mettre en scène les choses pour qu’elles touchent le plus de monde ? – Des questions forts difficiles, très intéressantes.

    Roy Striker et le choix de montrer ceux qui restent : quel sujet d’actualité ! Une interrogation insoluble : fuir pour un émigration dans des conditions horribles et abandonner ses proches à leur triste sort, ou rester…

    En conclusion, une grande crise économique accompagnée d’une catastrophe écologique, des migrants, ça ne vous évoque rien ? – Rien ne change ? Quel constat…

    • heddi bouti  

      Merci beaucoup.
      La réflexion sur la beauté de l’art photographique décrivant des drames sans nom est toujours d’actualité. Peut-être depuis que la photo existe.
      Sans doute est-ce notre façon d’intégrer, de digérer, la misère et la mort.

  • Jyrille  

    Très bel article, très belle plume, sur une bd que je ne connais pas du tout et dont je n’ai jamais entendu parler. Ni la précédente d’ailleurs, et je n’ai même jamais lu LES RAISINS DE LA COLERE ! En tout cas tu donnes envie et cet article plein de vie et de réalité (les dérivés de l’anglais, je percute) sonne tristement mais justement avec notre actualité.

    J’ai une autre bd avec le Dust Bowl en toile de fond, mais elle doit être plus fun : brucetringale.com/noubliez-pas-le-guide-review-dark-museum/

    Je ne connais pas le titre de Bonamassa mais Zen fait bien de rappeler celui de Springsteen; J’écoute la BO dès que possible et je reviens. Merci en tout cas pour le tour de piste !

    • zen arcade  

      « Je ne connais pas le titre de Bonamassa mais Zen fait bien de rappeler celui de Springsteen »

      Content que tu aies repéré le clin d’oeil au Boss. 🙂

    • heddi bouti  

      Merci beaucoup pour le compliment.

      J’avoue être difficile sur les choix de mes lectures (comme tout le monde je suppose) mais sans exagération que je crois que « les raisins de la colère » est une des plus beau roman et un des romans les mieux écrits que j’aie jamais lus.

      • Fletcher Arrowsmith  

        Tout a fait d’accord sur les Raisins de la colère, lu deux fois. Steinbeck fait partie de mes écrivains préférés.

  • Jyrille  

    La BO : parfaitement choisie et aussi aride que son propos. Pas évident à écouter mais c’est du patrimoine.

    • heddi bouti  

      Woodie Guthrie a été un des chantres de ces réfugiés climatiques… Il fallait qu’il soit cité.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonjour.

    Bien que recommandé, je n’ai pas sauté le pas de prendre cet album car peur d’être déçu sur un sujet que je trouve passionnant étant grand fan de Steinbeck, de Bruce Springsteen et du travail de Dorothea Lange (je me rappelle l’expo au Jeu de Pomme).

    Le commentaire de Zen Arcade semblent aller dans ce sens.

    Par contre, je dois avouer que l’article donne envie, car bien écrit, en mettant parfaitement en évidence l’originalité du propos (focus sur ceux qui restent, les fameux « Leftover ») avec un contexte historique bienvenu.

    Superbe conclusion, dure mais essentielle et importante.

    • heddi bouti  

      Merci !

      Le commentaire de Zen Arcade a tout son sens, mais je pense aussi pour moi que la rencontre avec la dessinatrice et auteur de la BD m’a fait prendre une autre dimension à cette BD.
      J’ai vraiment eu l’impression en discutant avec elle qu’elle y avait mis beaucoup de coeur.
      En la lisant je l’imaginais, petite souris, chercher dans les bibliothèques des Etats Unis toutes les références à ce livre.

  • Alchimie des mots  

    Une de mes plus belles lectures de l’année 2022.
    C’était une période que je ne connaissais pas du tout et en apprendre plus sur cette catastrophe écologique a été marquante.
    Ce récit est d’une tristesse avec une touche d’espoir malgré tout.
    J’avais cette impression de relire l’œuvre des tombeaux des lucioles.
    Merci pour le partage

    • heddi bouti  

      Merci beaucoup, j’ai appris au travers de ces recherches l’immensité du drame qu’on vécu des personnes dans un pays que je pensais au delà de tout risque de misère.
      Je le répète, la lecture des raisins de la colère a été une de mes plus belles découvertes en littérature.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Enfin lu.

    Cela confirme ma première impression et va dans le sens de mon premier commentaire. Je rejoins Zen Arcade.

    Avec un tel sujet il y avait mieux à faire. Et en effet l’impact des photographies l’emporte sur le reste du récit.

    Il y a un peu trop d’état d’âme, de moral et parfois de guimauves. Des bons sentiments il en faut comme des moments de joie. Cela reste une histoire de dosage. Quand une seule photo en dit beaucoup plus que 160 pages de bd, il y quelque chose qui ne fonctionne pas. en plus c’est discordant avec la conclusion et la morale assénée. De même les pleines pages, sans texte, restent finalement plus impressionnantes.

    Reste un lecture sympathique, et un coup de crayon que je découvre avec plaisir.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *