Genèse Miyazakienne (Le voyage de Shuna)

Le voyage de Shuna

Un récit de voyage par FLETCHER ARROWSMITH

VO : Animage

VF : Éditions Sarbacane

Cet article portera sur LE VOYAGE DE SHUNA, un roman graphique écrit et illustré par le grand Hayao Miyazaki.

Quand son peuple crie famine, Shuna, jeune prince d’une lointaine contrée imaginaire, décide de partir vers à l’ouest pour ramener une mystérieuse grainé dorée qui promet l’abondance. C’est le début d’un long voyage, plein d’embuches, vers un pays mystérieux, à l’extrême frontière connue par les hommes.

Le voyage de Shuna
©Sarbacane

Nous connaissons tous Hayao Miyazaki pour ses chefs d’œuvres animés du 7ème art comme MON VOISIN TOTORO, LE VOYAGE DE CHIHIRO ou plus récemment LE GARCON ET LE HERON. Mais le réalisateur Japonais ne s’est pas contenté uniquement de réalisation. Outre NAUSICAÄ ET LA VALLÉE DU VENT, sa seule histoire déclinée en format papier sous la forme de manga (7 tomes disponibles chez Glénat), il a également écrit quelques récits. Fin 2023, LE VOYAGE DE SHUNA, le plus long, a enfin eu l’honneur d’être traduit en français, sous la forme d’un joli livre (format 15×21 cm) édité par les édition Sarbacane.

Publié en 1983, LE VOYAGE DE SHUNA est une fable humaniste et écologiste mais aussi terriblement prophétique qui annonce les futurs films NAUSICAA DE LA VALLÉE DU VENT et PRINCESSE MONONOKE.

Hayao Miyazaki, dessinateur surdoué dès ses plus jeunes années, a toujours envisagé de vivre de son talent. A une époque (troisième quart du XXe siècle) où rares étaient ceux qui pouvaient espérer embrasser la carrière d’un Walt Disney, c’est tout naturellement vers le métier de mangaka que se tourne Hayao Miyazaki en premier. En 1963 il est embauché par le studio TOEI après avoir été impressionné par le premier film d’animation japonais en couleur, LE SERPENT BLANC (Taiji Yabushita et Kazuhiko Okabe, 1958), animé qui va façonner sa façon de voir et son œuvre en devenir.

Le serpent blanc
©Wild Side

LE VOYAGE DE SHUNA, Shuna no Tabi en VO,  est un roman graphique de 150 pages, raconté du point de vue d’un narrateur externe et illustré d’aquarelles (peinture à l’eau pour être précis). Un des concepts de base de la bande dessinée est l’art séquentiel ou comment insuffler l’idée du mouvement en deux dimensions. Hayao Miyazaki y arrive parfaitement, avec peu de bulles et de phylactères démontrant qu’il est un des futurs maitres des films d’animation. Il arrive aussi que le verbe se fasse rare voire inexistant pour laisser place à des illustrations qui parlent d’elles de manière très contemplatives et puissantes comme de véritable tableaux. Les territoires traversés par Shuna puisent leur imaginaire dans les contrées asiatique de l’ouest comme la Mongolie ou le Tibet peu courant chez Miyazaki à part dans NAUSICAÄ DE LA VALLÉE DU VENT.

A l’origine, il y a le désir de porter à l’écran un conte tibétain, LE PRINCE QUI FUT CHANGÉ EN CHIEN, l’histoire d’un prince d’un pays imaginaire qui, face à la pénurie de céréales qui affame son peuple, entreprend un long voyage qui le verra voler des graines d’orge au roi serpent. Au début des années 80, Miyazaki, fort d’un premier long métrage remarqué, LE CHATEAU DE CAGLIOSTRO, mais surtout un échec cuisant au box-office, se retrouve au chômage et se tourne vers le dessin. C’est à cette période qu’il produira le manga de Nausicaä dont Tornado a si bien parlé sur le blog. Remis dans le contexte LE VOYAGE DE SHUNA propose alors un story-board géant abouti et de qualité exceptionnelle de ce que le film d’animation aurait pu être mais aussi l’aboutissement d’années de recherches graphiques.

©Sarbacane

On retrouve à travers le périple de Shuna des idées qui vont jalonner l’œuvre de Hayao Miyazaki. Shuna, est un jeune prince, dont le visage et la coupe de cheveux font penser aux personnages de Mononoke, Nausicaa ou encore Shiriro dont il partage le gout de l’aventure. On comprend dans ce conte tibétain ce qui a passionné et aussi bouleversé le papa de Totoro,. En partant d’un manque de grain et la famine qui en découle, c’est le conflit entre la nature et l’exploitation que l’homme en fait que Hayao Miyazaki décrit. Il embrasse déjà les thèmes environnementaux de MON VOISON TOTORO, NAUSICAÄ DE LA VALLÉE DU VENT, PONYO SUR LA FALAISE et surtout PRINCESSE MONONOKE.

Comme tout conte qui se respecte on navigue en permanence entre réalité et fiction, notamment avec des éléments fantastiques que l’on retrouve dans la faune (la monture de Shuna, un Yakkurus, rappelle celle d’Ashitaka dans PRINCESSE MONONOKE) et la flore des aquarelles du maitre. Influencé par l’œuvre d’Osamu Tezuka, on se surprend à découvrir des touches nuancées de science-fiction, qui semblent pourtant anachronique avec le ton du récit, précurseur de NAUSICAÄ DE LA VALLÉE DU VENT, LE CHATEAU DANS LE CIEL ou plus tard LE CHATEAU AMBULANT.

©Sarbacane

Il sera également question de divinités mystiques, figures récurrentes chez Miyazaki. Ces derniers rappellent à l’homme sa place, présentant d’ailleurs un royaume qui n’aurait pas été souillé par l’humanité. On fait appel aux mythes de l’antiquité, de ceux qui ont défié les dieux comme Icare qui s’est brûlé les ailes, ou encore Prométhée, le vol des graines remplaçant celui de la foudre.

Shuna s’en trouvera transformé, symbole d’un personnage dont le caractère évoluera fortement comme Chihiro, perdant sa naïveté et son innocence, jusqu’à même transgresser des interdits. En tant que jeune prince, le héros du VOYAGE DE SHUNA se voit par sa fonction comme le sauveur de son peuple. Son aura lumineuse et immaculée sera ternie et tachée au bout d’une aventure bien sombre.

Esclavage, guerre, exploitation des ressources jusqu’à leur épuisement, régime monarchique… autant de thème chers à Miyazaki qui continueront à jalonner sa carrière à l’instar de son questionnement incessant sur les liens unissant les hommes et la nature. L’humanité n’est pas présentée sous son meilleur jour, avec une conclusion assez amère. On notera d’ailleurs que Shuna porte sur lui une arme à feu, symbole meurtrier de la guerre, objet de destruction présent dans les premiers travaux de Miyazaki qui tendra à disparaitre par la suite, à l’exception du VENT SE LEVE.

Preuve d’un récit plutôt mature, Hayao Miyazaki introduit avec le personnage de Théa, une véritable histoire d’amour, chose plutôt rare chez cet artiste, en plus d’apporter de la consistance à la quête de Shuna et donc in fine à la trame de l’histoire.

LE VOYAGE DE SHUNA sort un an avant NAUSICAÄ DE LA VALLÉE DU VENT, dont la parenté est la plus évidente avec une quête obstinée à travers d’immenses paysages arides, des royaumes en guerre et des machines imaginaires. Ce bouillonnement artistique exceptionnel servira en 1985 à la création des Studio Ghibli, en collaboration avec Isao Takahata.

Œuvre empreinte de poésie, LE VOYAGE DE SHUNA plaira à la fois aux plus jeunes, pouvant faire office d’une belle porte d’entrée dans le monde de la lecture, et au plus âgé d’entre nous avec ses différents niveaux de lecture, toujours d’actualité. Les éditions Sarbacane ont réalisé un travail de qualité en respectant le sens de lecture originel comme tout manga qui se respecte française, incluant également une passionnante postface d’Alex Dudok de Wit. Sous couverture cartonnée, LE VOYAGE DE SHUNA trouvera très facilement une place de choix dans votre bibliothèque ou près du lit de vos enfants.

©Sarbacane


La BO : The Road to the Valley – BO Nausicaä of the Valley of the Wind (Joe Hisaichi)

18 comments

  • Bruce lit  

    J’ignorais totalement l’existence de cette oeuvre, merci d’en couvrir les angles morts. Les dessins et les planches que tu exposes sont magnifiques. Et puis un manga colorisé et à l’aquarelle en plus, c’est tellement rare.
    J’avoue faire une overdose de Miyazaki depuis des années. A vrai dire je pense même avoir fait le tour de son univers, la faute à quasiment 10 ans de diffusion de ses films pour mes enfant pendant leur enfance. Mais évidemment, c’est un grand grand monsieur.
    Merci pour cet article et cette saison Fletch’ !

    • Fletcher Arrowsmith  

      Bonjour Bruce

      merci pour la lecture et surtout ta confiance.

      Pas d’overdose de Miyazaki à la maison de mon côté. Et pourtant j’ai un très grand fan à la maison. Il s’achète même les BO et compositions originales de Joe Hisaichi.

      C’est réellement un chouette livre, beau, intéressant et qui fait réfléchir.

  • JB  

    Merci pour cette découverte !
    Je suis loin d’être un expert concernant l’œuvre de Miyazaki. Cependant, pour ce que je connais de son travail (Sherlock Holmes, Lupin III, le Château de Cagliostro, Porco Rosso et Princesse Mononoké), j’associe son style à une maestria de fluidité d’action. Dans ma tête, l’art du mouvement est indissociable de Miyazaki, d’où ma surprise de découvrir qu’il a livré un manga. C’est peut-être un biais cognitif, mais j’ai l’impression que ses planches sont tirées d’un film plutôt que créées pour un manga (notamment cette dernière image)
    Voyant à quel point ce récit partant d’un vol de graine porte les germes (hé hé) de ses récits à venir, va falloir que je trouve cette histoire !

    • Fletcher Arrowsmith  

      Salut JB.

      Sherlock Holmes, Lupin III, le Château de Cagliostro, Porco Rosso et Princesse Mononoké : on a les mêmes références.

      Mon préféré reste MON VOISIN TOTORO.

      Si j’ai pu te persuader de te procurer cette histoire, alors contrat réussi.

      A bientôt pour de futurs fantastiques team-up

  • Ludovic  

    Grand admirateur de Miyazaki, je m’étais jeté sur ce livre, Fletcher, tu en résumes très bien les enjeux et ses grandes qualités, sa beauté graphique éblouissante et son récit qui préfigure les œuvres ultérieures mais qui pour autant se tient en elle-même.

    Je ne suis pas le seul à le penser, mais c’est un des grands artistes de notre temps qui aura su toucher à une forme d’universalité, son œuvre outrepasse les genres et les catégories dans lesquelles on aime bien enfermer tel ou tel domaine culturel et artistique.

    LE VOYAGE DE CHIHIRO ou LE VENT SE LÈVE sont parmi les plus beaux films que j’ai vus de ma vie… il n’a strictement rien à envier aux plus grands maitres, à Kurosawa, à Kubrick, à Fellini…

    • Fletcher Arrowsmith  

      Salut Ludovic.

      Je savais que tu avais aimé. content de voir que nous avons eu le même coup de cœur et ressenti.

      Tout a fait d’accord avec toi sur le niveau de comparaison de cet artiste majeur.

  • JP Nguyen  

    Je ne connaissais pas l’existence de ce bouquin. Ma femme est fan de cet auteur, je lui demanderai si elle connaît, sinon ça pourrait être l’occasion de le lui offrir.
    Les images sont belles.

    En fin d’article, il y a une petite coquille sur ce bout de texte :
    « sens de lecture originel comme tout manga qui se respecte française »

    • Fletcher Arrowsmith  

      Si je peux rendre un couple heureux 🙂

      Merci pour l’attention apportée vis à vis de la coquille

  • Jyrille  

    Merci Fletch pour le voyage ! Ayant les 7 tomes de NAUSICAÄ ET LA VALLÉE DU VENT à lire (ils sont dans ma BAL), je n’ai pas craqué pour ce Shuna qui me semble quand même être une sorte de brouillon de Nausicaä et d’autres oeuvres de Miyazaki. Il faut que j’en revoie beaucoup, et que je voie LE VENT SE LEVE.

    Les divinités japonaises sont souvent une base de ces récits, je crois que ce sont les kamis (et pas les onis). Je suis donc un peu étonné que des dieux grecs soient cités.

    En tout cas on sent que cette oeuvre t’a parlé, et c’est bien l’essentiel : que tu partages ton enthousiasme.

    La BO : avec la bande annonce du film d’animation dont je n’avais pas entendu parler, ce sera pour plus tard (mais si je me souviens bien, elle est cool la BO de Nausicaä)

    • Fletcher Arrowsmith  

      Bonjour Cyrille

      Miyazaki a toujours été influencé, par l’Europe (Cagliostro, Sherlock Holmes) que ce VOYAGE DE SHUNA porte en lui. C’est surement une des raisons aussi pour laquelle cet artiste majeure est si reconnu chez nous. Les mythes et légendes comme Icare ou Prométhée se retrouvent quelques soient les continents et les cultures. Il ne les cite pas directement mais l’inspiration en clairement là.

      A propos de la BO, tu n’as jamais vu NAUSICAA en animé ?

      • Jyrille  

        J’ai enfin pu voir l’anime de Nausicaa il y a eeux ans je crois. J’ai adoré. Plus qu’à lire les 7 tomes…

      • Jyrille  

        La BO : super, je me suis mis le dernier album de Joe Hisaishi dans ma liste à écouter vu qu’en plus j’en ai entendu parler à la radio… La bande annonce : ça a l’air génial, en tout cas c’est très beau graphiquement et l’animation est élaborée.

  • Présence  

    Ha ben ça alors : un récit d’Hayao Miyazaki qui a attendu 40 ans pour être traduit !!!

    Le serpent blanc : je me souviens l’avoir emprunté à la médiathèque municipale pour mes enfants puissent le regarder : ça me rajeunit. 🙂

    Les pages que tu as sélectionnées pour l’iconographie sont superbes. Effectivement, on peut hésiter entre roman graphique et conte illustré : de ce que tu en écris, cet ouvrage a l’air de plutôt relever de la première catégorie.

    J’ai beaucoup aimé la manière dont tu mets en lumière les thèmes récurrents de l’auteur, et les variations spécifiques à cette œuvre.

    PS : je connais une autre personne qui a acheté plusieurs BO des films de Miyasaki, et même un ou deux albums de Joe Hisaishi, et franchement je suis très content d’avoir découvert ce compositeur. Je réécoute régulièrement la BO du Voyage de Chihiro et les frissons ne manquent jamais de me saisir à l’écoute de Itsumo nando demo, par Yumi Kimura.

    • Fletcher Arrowsmith  

      Salut Présence.

      Merci pour les compliments. En effet c’est un très beau roman graphique en plus d’être un bel objet. J’ai pris énormément de plaisir à le lire notamment en tant qu’admirateur de l’oeuvre de Hayao Miyazaki.
      Ce n’est pas un livre en plus. C’est une pierre angulaire de son travail, pas du tout anecdotique, qui plus est inédite et qui apporte un nouvel éclairage sur son oeuvre.

      Le dernier album de Joe Hisaishi, récemment sortie, présent à la maison depuis samedi, est superbe. je te le recommande.

  • Tornado  

    Quel plaisir de revoir Miyasaki ici. Je suis d’accord avec tout ce qui est dit (dans l’article comme dans les commentaires). Sans vouloir jouer au « Dr es-Miyasaki », je me permettrais de remettre en lumière la 1° série animée du maître : CONAN, LE FILS DU FUTUR. Réalisée 5 ans avant la publication de SHUNA, elle contient déjà ABSOLUMENT TOUTE l’oeuvre du génie nippon. Elle est à la fois séminale (TOUS les thèmes, TOUS les motifs récurents sont déjà là, pleinement développés) et magistrale (cette claque qu’elle assène aux autre japanimes de la même époque, c’est assez impressionnant !). Je l’ai revue avec mes enfants il y a deux ans et on s’est vraiment régalé.
    J’avais déjà dit tout ça dans l’article : https://www.brucetringale.com/retour-vers-le-futur-conan-le-fils-du-futur/
    J’ai vraiment l’impression que personne ici n’a vu cette série. Vous ne savez pas ce que vous ratez.

    Pour SHUNA, je ne me suis pas offert l’album car je ne lis pas de manga (je ne lis pas de gauche à droite). Je sais pas. Peut-être vais-je faire une exception comme je l’ai fait avec Gou Tanabe…

    • Jyrille  

      Si si on sait, Tornado, mais bon, il faut réussir à la trouver, déjà, cette CONAN, LE FILS DU FUTUR, et ensuite trouver le temps… Il y a tellement de choses qui valent le coup, perso je pense que c’est impossible de tout suivre. En ce moment, je me fais le Bureau des Légendes entre autres. C’est déjà beaucoup de temps.

    • Fletcher Arrowsmith  

      car je ne lis pas de manga (je ne lis pas de gauche à droite).

      Intéressant. Cela te bloque ? Sur ce type d’ouvrage ce n’est guère gênant en tout cas.

      • Tornado  

        Bon, c’est de droite à gauche en fait ! 😅
        Ah, oui, complètement, ça me bloque. Je suis un lecteur extrêmement lent. Je décortique le moindre détail et lire une seule planche peut parfois me prendre plus de dix minutes (sérieusement). Alors si en plus il faut lire à l’envers, ça m’embrouille et ça me gâche complètement mon plaisir de lecture. Raison pour laquelle je ne fais que très peu d’exception et, jusqu’ici, je n’ai acheté que les mangas de Gou Tanabé parce que j’avais besoin de ses adaptations de Lovecraft (il est vraiment le meilleur dans son domaine, pour moi)…
        Je n’ai même pas craqué pour les Taniguchi en « sens japonais », alors que je suis fan (de ses mangas en « sens français »), c’est pour dire. Et c’est pour ça aussi que je n’ai pas pris SHUNA.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *