« FORGET IT, IT’S CHINATOWN ! » (the Good Asian)

The Good Asian de Pornsak Pichetshote et Alexandre Tefenjkgi

Un article de LUDOVIC SANCHES

VO : Image

VF : Komics Initiative

THE GODD ASIAN est un comic book publié aux Etats Unis chez Image Comics en 10 numéros entre mai 2021 et avril 2022. Le scénario est de Pornsak Pichetshote et les dessins du français Alexandre Tefenkgi. Le récit est traduit en français par Benjamin Viette en un seul volume en 2024 chez Komics Initiative, auréolé de prestigieuses récompenses comme le Eisner Award de la meilleure mini-serie et le Book of the year aux Harvey Awards.

©Image Comics/Komics Initiative

Nous sommes en 1936 à San Francisco. Edison Hark est un jeune homme d’origine chinoise qui a grandi au sein d’une famille de riches américains, les Carroway, dont le patriarche l’a adopté, suite au décès de sa mère qui était leur gouvernante. Devenu adulte, Edison est désormais détective privé et sa famille adoptive fait alors appel à ses services: le père, Mason Carroway, est plongé dans le coma suite à une attaque et avant cet accident, sa jeune domestique asiatique avec qui il entretenait une liaison a disparu du jour au lendemain. Edison commence à enquêter pour retrouver sa trace mais très vite, l’affaire se complique: en plus des secrets de famille du clan Carroway, un cadavre est retrouvé dans un sous-sol en plein Chinatown et met la police et Edison sur la piste d’un mystérieux assassin. 

D’abord éditeur travaillant pour DC Comics dans les dernières années du label Vertigo, Pornsak Pichetshote est passé à l’écriture de scénario, dans un premier temps pour des séries télévisées puis pour ses propres comics. Il livre ici un authentique roman noir, reprenant tous les codes de la détective story issus du courant hard boiled popularisé dans les années 1920 au sein des magazines pulps avec les personnages de privés crées par Carroll John Daly et Dashiell Hammett. Par la qualité de son écriture, il dépasse le simple pastiche et l’hommage respectueux dans une veine néo-noire que pourtant nombre d’auteurs de comics ont souvent revisitée avec talent ces quarante dernières années.

©Image Comics/Komics Initiative

La planche d’ouverture permet de planter le décor: la ville de San Francisco (on sait que le cadre urbain, la ville moderne est un des éléments fondamentaux de la mythologie du roman noir, Frank Miller l’a brillamment rappelé) et l’époque, 1936, la dernière case de la page évoquant l’ombre de la seconde guerre mondiale qui plane déjà. Ce cadre sera bien plus qu’un simple décorum rétro car le scénario et l’intrigue de THE GOOD ASIAN s’appuient sur une matière documentaire assez riche (que les bonus de l’édition intégrale détaillent largement): de manière très didactique, l’ouverture rappelle que le 6 mai 1882, les Etats Unis votent le Chinese Exclusion Act qui suspend l’immigration des ressortissants chinois sur le sol américain, loi promue par le sénateur républicain Aaron A. Sargent, le même qui avait permis l’adoption du Pacific Railroad Act vingt ans plus tôt et la construction d’une ligne de chemin de fer transcontinale… grâce à une contribution massive d’ouvriers chinois (il sera aussi à l’origine d’une proposition de droit de vote des femmes quelques années plus tard).

Toujours appliquée dans les années 30, cette loi anti-immigration contribue à entretenir un climat de xénophobie envers la population asiatique et ce sera un des enjeux du récit, puisque la découverte de ce cadavre dans le quartier de Chinatown menace de perturber la sécurité au sein d’une communauté qui tente de montrer patte blanche aux autorités. Pendant son enquête, le héros, Edison Hark, va donc se retrouver pris entre deux feux. Alexandre Tefenkgi campe le personnage de manière stéréotypée: il incarne l’icone du privé telle que les films noirs des années 40 l’ont immortalisé, avec son chapeau mou et son imperméable, dans un dessin presque ligne claire qui lui donne une allure assez lisse que seule une balafre au niveau de son visage vient contredire (l’origine de la balafre sera dévoilée plus tard dans le scénario) comme un signe extérieur de son identité contrariée.

Car si Edison Hark incarne un stéréotype, c’est que lui-même s’est crée un personnage et joue un rôle: c’est donc une manière pour les auteurs de réinvestir un imaginaire fictionnel mais cette fois-ci en proposant un autre point de vue. Car faut-il le préciser, quand la fiction américaine s’empare de la Chine, sa vision de la Chine n’est jamais que l’expression d’un imaginaire occidental, celui de l’américain blanc, qu’il prenne la forme de stéréotypes négatifs (incarnant le fameux « péril jaune »), exemplairement le personnage de Fu Manchu, inventé par le romancier anglais Sax Rohmer et qui fut porté à l’écran des les années 20 (on retiendra son incarnation par Boris Karloff dans LE MASQUE D’OR en 1932) et servant de modèle au méchant empereur Ming dans le FLASH GORDON d’Alex Raymond (1934) et au Mandarin chez Marvel, ou bien de personnages positifs comme celui du détective Charlie Chan.

©Image Comics/Komics Initiative

Conçu en 1925 par l’écrivain et dramaturge Earl Derr Biggers, Charlie Chan s’inspire du personnage réel de Chang Apana, né à Hawaï, devenant de fait en 1898 le premier policier d’origine asiatique à officier à Honolulu et donc sur le territoire américain. Le succès des aventures de Charlie Chan donnera lieu a une cinquantaine de films et aussi à un comic strip publié des 1938 avec des dessins de Alfred Andriola. Dans l’écriture du personnage d’Edison Hark, Pichetshote adresse de nombreux clins d’œil à Charlie Chan (lui aussi commence à travailler à Hawaï) mais en fait un héros plus trouble, au rapport compliqué avec sa propre identité, collaborant même avec un flic blanc et ouvertement raciste et considérant avec cynisme les bonnes intentions de ceux qui veulent faire de Chinatown un quartier irréprochable.

Lors d’un flash back, Edison se rappelle de ses parents lui tenant des propos contradictoires: d’un côté un père lui affirmant que venir vivre aux Etats Unis était une erreur et que les blancs ne les accepteront jamais parmi eux et sa mère qui lui demande de tout faire pour s’intégrer et lui présente cela comme une chance qu’il ne faut pas laisser passer. Cette chance, ce sera cette famille de riches industriels, les Carroway, qui incarnent le modèle de la réussite économique mais aussi des promesses du melting pot qui constitue la nation américaine: Mason, qui deviendra son père adoptif, étant lui-même fils d’un avocat et immigrant irlandais et incarnant une figure idéalisée de l’homme d’affaire philanthrope et soucieux d’aider les déshérités et les minorités.

En devenant détective, Edison croit non seulement exercer une maitrise sur le monde (ses talents d’enquêteur lui permettant de cibler le comportement des gens) mais aussi se constituer une identité sociale qui lui permet d’échapper en partie à ses origines mais c’est peine perdue puisque des le début, il est arrêté et se retrouve emprisonné à Angel Island, cette ile de la baie de San Francisco où les immigrés était maintenus en détention (comme à Ellis Island sur la côte Est) et soumis à toute une série de procédures et un interrogatoire kafkaïen avant de pouvoir prétendre rentrer dans le pays. Dans sa précédente bande dessinée, INFIDEL (parue en francais chez Urban Comics en 2021), Pichetshote utilisait le fantastique et les codes du genre horrifique pour incarner le sentiment de haine et explorer les tensions qui venaient corrompre les relations humaines dans l’Amérique de l’après 11 septembre. Avec THE GOOD ASIAN, il prolonge ces thèmes du rapport à l’identité, du racisme et des violences policières.

©Image Comics/Komics Initiative

Comme dans tout bon roman noir, l’intrigue est complexe et sinueuse au point qu’on s’y perde volontiers et avec plaisir mais la narration reste fluide, aussi bien dans l’agencement de nombreux flashbacks que dans la gestion des péripéties qui relancent l’intrigue au fil des chapitres avec une efficacité feuilletonesque indéniable. La mise en image d’Alexandre Tefenkgi met son style de dessin retro-cartoony au service d’un certain classicisme graphique et qui n’exclue pas quelques compositions plus complexes, lors de double pages, l’une pour décrire l’effervescence d’un night club et l’autre une déambulation nocturne sous la pluie ou alors pour infiltrer l’esprit de notre détective un peu trop focalisé sur sa libido en une série de cases verticales que vient souligner un usage tres contrasté des couleurs. Plus tard, un combat entre Edison Hark et le mystérieux tueur masqué donne lieu à un découpage de l’action d’un dynamisme qui évoque aussi le manga.

Les personnages secondaires sont nombreux mais habilement introduits à l’image de celui de Lucy, petite employée ordinaire du centre téléphonique de Chinatown, c’est l’autre personnage dont nous partagerons le point de vue (les pavés de texte reprenant le principe de la voix off, un des autres codes récurrents des films noirs) et tout en étant confrontée aux mêmes conflits, elle incarne en quelque sorte le versant solaire et idéaliste de Edison Hark. Au fil des révélations de l’intrigue, tous les personnages auront en quelque sorte effectué une traversée du miroir mais le récit se résout sur une tonalité douce-amère, une coda teintée à la fois d’optimisme et d’ironie. Seule promesse à la dernière page: Edison Hark reviendra.

©Image Comics/Komics Initiative


La BO du jour:

THE SEATBELTS/YOKO KANNO – Space Lion (Cowboy Bebop OST)

11 comments

  • zen arcade  

    Très chouette article, comme d’habitude.
    Par contre, j’ai le souvenir d’une lecture où je me suis dit que le thème était très intéressant mais la réalisation quelque peu décevante. J’étais clairement resté sur ma faim.
    Bon sinon, c’est sans doute plus trop dans la ligne actuelle du blog mais je préférais quand tu causais de cinéma…

    • Ludovic  

      Merci Zen ! Oh l’article nous avait été certes suggéré par l’ami Bruce mais je m’étais plié à l’exercice avec plaisir, car j’avais vraiment apprécié cette lecture et puis j’aime bien parler de BD comme de cinéma (comme je le fais aussi sur la Taverne de Lug avec Camille) et ne t’inquiètes pas, j’ai bien d’autres articles cinema en prévision ! 🙂

  • JP Nguyen  

    Merci pour cet article et ses nombreux éléments de contextualisation.
    Pour le comicbook, je l’ai lu en ligne en 2023, je crois. J’ignorais qu’il avait été publié en VF chez KI.
    Côté scénario, c’est bien mené. Toutefois, j’étais resté à distance des personnages.
    Côté dessins, le découpage des planches est bien fait mais le trait ne me séduit pas.
    Je rajouterai que les belles covers sont de Dave Johnson, que j’ai toujours plaisir à voir à l’œuvre.

    La BO : Thank you and see you, Space Cowboy !

    • Ludovic  

      oui, c’est vrai je n’ai pas mentionné les couvertures mais elles sont très classes avec leur atmosphère rétro pulp totalement dans le thème !

      Merci Jp !

  • JB  

    Merci pour cette présentation ! Il va vraiment falloir que je mette la main sur ce comics. Je trouve intéressant qu’un de ses projets suivants (The Horizon Experiment) implique à nouveau un pastiche, cette fois de James Bond, et un protagoniste chinois espionnant les US : Pornsak Pichetshote semble continuer les thèmes des tensions raciales

    • Ludovic  

      Ah, ben je n’avais pas entendu parler de ce nouveau projet ! Merci pour l’info ! Si c’est aussi bien fait que THE GOOD ASIAN, je suis partant !

  • Tornado  

    La vache ! Le nom à coucher dehors des auteurs !!!
    Merci pour cet article. Je n’arrête pas de voir cette BD en rayons, et la couverture, avec son illustration néo-noir très connotée, est extrêmement séduisante et accrocheuse.
    Le dessin a clairement un côté Darwyn Cooke. Il faut toujours un moment pour s’y faire après un Sean Phillips…
    Je note ça dans un coin. Ça me fait très envie.

    À noter que les personnages de chinois fictifs (Charlie Chan et Fu Manchu en tête), adaptés à foison au cinéma depuis les années 20 jusqu’au début des années 80, n’ont jamais été interprétés par des acteurs asiatiques. L’industrie hollywoodienne (et c’était pareil en Grande Bretagne) refusant de les faire travailler ou, en tout cas, de leur donner des rôles importants.
    Karloff a immortalisé l’image de Fu Manchu en même temps que celle du monstre de Frankenstein et de la momie et, comme d’habitude, Christopher Lee a pris le relais trente ans plus tard (pour cinq films).

    • zen arcade  

      Il y a un formidable roman de l’auteur américain Charles Yu qui raconte les difficultés d’un américain d’origine asiatique pour se faire une petite place à Hollywood face aux préjugés et au racisme anti-asiatiques. Difficile de s’extraire des petits rôles stéréotypes quand on aspire à devenir autre chose que cela.
      C’est intitulé « Chinatown, intérieur » et je recommande plus que chaudement.

      • Ludovic  

        Oui et plus lointainement ça me fait penser à la belle BD de Loo Hui Phang et de Hugues Micol BLACK OUT et son personnage d’acteur métis qui traverse tout l’Age d’Or du cinéma hollywoodien en incarnant tour à tour toutes les minorités ethniques en côtoyant les plus grands stars et les plus grands cinéastes pour finir effacé de l’histoire du cinéma.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonjour Ludovic.

    J’ai lu THE GOOD ASIAN le mois dernier, me l’étant procuré lors de mon passage au FIBD d’Angoulême.

    Une bonne lecture qui utilise, en effet, parfaitement les codes du roman noir ainsi que ceux des pulps.

    La lecture est dense (pas un comics que l’on termine en 5min) et assez intéressante sur les premiers numéros car on apprend plein de chose sur la communauté asiatique aux USA.
    La suite est, je trouve, plus poussive avec une histoire que j’ai trouvée un peu compliquée à suivre, c’est à dire avec un peu trop de rebondissements, certains inutiles….
    Et c’est pareil côté dessin. convaincu au début, moins à l’arrivée, comme un essoufflement ou bien un comics finalement pas complètement à la hauteur de ses ambitions dans son exécution.

    Attention, je recommande quand même hautement. Déjà car KI a réaliser un superbe travail d’adaptation avec bonus, cahier,… bel objet. Et puis cela sort clairement de l’ordinaire et cela fait parti du haut du panier de la production actuelle.

    Dans un genre identique il y a la dernière trilogie de James Ellroy, le Quintette de Los Angeles, avec là aussi la question des asiatique dont un flic alors que commence la seconde guerre mondiale.

    • Ludovic  

      Oui, je suis moins réservé que toi, je trouve la narration quand même très efficace et que ça se tient bien tout du long (sauf peut être dans le dernier épisode et la résolution un peu en deça) mais après ca tient aussi au côté « pulp » qui est assumé avec son rythme feuilletonesque et ses péripéties nombreuses et puis c’est aussi le charme du roman noir, comme je le dis dans l’article, il y a aussi un plaisir à se perdre un peu (parfois même beaucoup) dans les méandres du récit, d’autant que ce qui fait la grandeur des meilleurs romans (ou films) noirs, c’est qu’ils ne résument finalement pas à leur intrigue.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *