La géométrie de l’obsession par David Mazzucchelli
Première publication le 08/07/15- Mise à jour le 18/08/17
AUTEUR : MAT MATICIEN
VF : Edition Cornelius
La géométrie de l’obsession est un recueil de nouvelles graphiques écrit et dessiné par David Mazzucchelli en 1997 et parue aux éditions Cornelius.
La géométrie de l’obsession : avec un tel titre, je ne pouvais que m’arrêter devant cette couverture énigmatique des éditions Cornélius que j’affectionne particulièrement car on y trouve de très bonnes choses et leur site web est sympa.
Un homme sans visage avec une croix blanche et une constellation d’outils qui gravitent autour de lui : une vision réactualisée de l’homme de la Renaissance qui est au centre du savoir ? Cela aura été mon interprétation subjective de la couverture. Je vis mon époque (et mon histoire personnelle) comme une obsession de la connaissance avec une culpabilité permanente de ne pas en savoir assez. Alors je ne pouvais qu’ouvrir ce livre.
Puisque j’ai commencé dans une veine subjective, je continue. La première sensation est que les pages sont très épaisses voire légèrement cartonnées. J’apprendrai plus tard que cet ouvrage est sérigraphié c’est à dire réalisé par une technique de pochoirs plus économique à l’époque pour une jeune maison d’édition. Cela explique sans doute l’épaisseur des pages et l’encrage épais à deux couleurs maximum.
Un détour par les dernières pages m’apprend que cette édition date de 1997, six ans après la création de la maison d’édition. Que faisait Mazzucchelli en 1997 ? Après une première vie dans l’industrie du Comics avec le célèbre arc Born Again de Daredevil, il se cherche un style en s’essayant à une adaptation graphique de la Cité de verre de Paul Auster en 1994 et à des courts récits pour divers publications dont Rubber Blanket qu’il crée avec sa femme coloriste pour montrer son travail ou Big Man. On suppose qu’il s’est « trouvé » avec la troisième vie qu’il s’est offerte grâce au sublime Asterios Polyp (2010).
La première nouvelle s’intitule Manqué de peu. Elle met en scène sur 5 pages un homme inquiet qui, dans une sorte de bouffée délirante et lucide, veut à tout prix se protéger de la menace d’un éventuel astéroïde qui pourrait percuter la terre. Il part se réfugier dans le désert avec pour seule protection une lunette astronomique… qui ne l’aide pas vraiment à mettre de la distance entre l’information et son usage.
La seconde appelée Discovering America, présente sur 12 pages un personnage qui met à jour quotidiennement une mappemonde géante qu’il s’est fabriquée dans son atelier pour essayer de la tenir à jour au fil des actualités.
Il démarre une relation charnelle avec sa voisine et entame le même processus de connaissance de son corps en projetant mentalement latitude et longitude sur son corps. Les rares échanges entre eux montrent les écarts entre la perception névrosée du personnage principal et la réalité d’une jeune fille et du monde.
La troisième et dernière nouvelle nous montre un employé du service des douanes japonaise dont le métier consiste à masquer les poils pubiens dans les revues érotiques occidentales importées. Sa découverte accidentelle de photos non censurées dans un magazine japonais non importé et la vue des poils pubiens de sa voisine le font entrer en croisade contre ces derniers. Armé d’une tondeuse, il se lance à l’assaut des profanes qu’il immobilise et convertit de force à sa doctrine glabre.
Sa rencontre avec une adolescente pré-pubère lui laisse entrevoir un monde parfait et l’incite à rejoindre un mouvement doctrinaire qui lutte pour un mouvement « sans peur, sans équivoques, sans démission morale ».
Ces trois récits mettent en scène des hommes qui voudraient chacun à leur façon sauver le monde : l’un de la destruction, l’autre de l’obsolescence et le dernier de la perversion. Une belle synthèse des tensions de nos sociétés. Le travail de Mazzucchelli interroge ces hommes qui par la démesure de leur projet sont comparables à des super-héros sauf qu’ils sont bien démunis face à leur quête névrotique. Paradoxalement, plus ils réussissent plus ils échouent.
Le style graphique de chaque récit est principalement expressionniste même s’il diffère entre les différentes nouvelles. La lumière (l’éclairage) des deux premiers récits est le même et produit de forts contrastes servis par la sérigraphie. Cet éclairage induit une atmosphère oppressante renforcée par les visages angoissés et transpirants des « héros ». Les visions fantasmées se glissent alors facilement dans cette environnement étouffant. La technique de sérigraphie livre deux magnifiques récits bicolores. Le premier en noir et jaune ocre et le second en rouge et bleu qui en se superposant donne du noir. Le dernier récit surprend par sa ligne plus légère et l’inconstance des traits tour à tour légers ou appuyés. Il est en noir et blanc simple.
Si « la géométrie de l’obsession » a bien une cohérence de sens, et la lecture de chaque nouvelle peut enrichir la précédente on ressent moins la puissance de la dernière qui semble aussi la moins aboutie graphiquement parlant. Néanmoins, on ne peut qu’être heureux d’avoir la chance de lire de tel récit qui je ne saurais trop pour quel raison m’évoque Umberto Eco et la quête des personnages de certains de ses récits.
Le second récit est le plus abouti comme en atteste sa longueur : douze pages soit le double des deux premiers. Mazzucchelli y introduit plus de personnages, développe un début d’intrigue moins linéaire que dans les autres nouvelles et livre des textes assez travaillés « une carte, c’est juste une analogie visuelle pour répondre à la question « où suis-je ? » ». Il essaye différents styles, les cases s’assouplissent et se déforment pour accompagner la colère du personnage principal.
Le découpage évolue selon les phases du récit pour accompagner une narration en 6 à 9 cases ou une vision extatique en pleine double page. En relisant les narrations, je m’aperçois de la parfaite maîtrise des points de vue (ou cadrages) choisis par Mazzucchelli. Il y a une certaine virtuosité « invisible » à la première lecture car au service du récit mais réelle.
Cet ouvrage n’est cependant pas complètement maîtrisé mais sa brièveté, ses tentatives, son ambition, ses cadrages laissent transparaitre la force de cet auteur. Lire dans cette perspective « La géométrie de l’obsession » est indispensable d’autant que l’on se souvient que qu’Asterios Polyp est architecte et professeur et que sa vision du monde n’est pas toujours partagée.
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Quand le dessinateur de Born Again et Year One quitte le mainstream pour l’indépendant underground, il se plonge dans l’exporation de….la géométrie ! Le genre de truc qui ne pouvait qu’attirer Matt Maticien qui révèle chez Bruce Lit les inconnues à l’équation Mazzucchelli.
La BO du jour : Pas aussi balèzes que le Mazz’, les joyeux drilles de Radiohead auraient besoin de quelques cours d’algèbre….
Très chouette article, Matt !
Une belle analyse sur un ton léger avec des touches d’humour qui font mouche.
Concernant l’oeuvre : ça a l’air super-court ! 6+12+6… 24 pages ?
Le métier consiste à masquer les poils pubiens dans les revues érotiques occidentales importées. – Un bien beau métier qui a dû faire rêver des générations de lecteurs occidentaux ! Passer sa journée à regarder du cul, et en plus être payé pour ça. Imaginez un peu à l’arrivée de la vidéo, les experts en floutage…
Géographie et Géométrie sculptent le monde. Attention, la carte n’est pas le territoire (Alfred Korzybski).
Facéties mises à part, cet article est fascinant dans ce qu’il fait apparaître de la démarche artistique et intellectuelle de Mazzucchelli (2*z) pour trouver le meilleur mode d’expression afin de transcrire ses idées sur la géographie, le besoin d’identifier les schémas, la volonté de disposer d’une représentation ou d’une modélisation du monde. Quel chemin parcouru depuis « Born again » !
Bonjour,
Merci pour cet article très intéressant sur un ouvrage que je ne connais pas du tout.
Je ne suis pas fan de l’auteur et les histoires que tu décris ne porte pas sur des thèmes qui m’intéressent particulièrement. Par contre vu la façon dont tu décris cet bd je ne doute pas de jeter un œil si je tombe dessus.
Bonne journée
« Je vis mon époque (et mon histoire personnelle) comme une obsession de la connaissance avec une culpabilité permanente de ne pas en savoir assez. » Ma parole, mais, mais c’est un coming out !!! Les thématiques que tu évoques ne sont pas si éloignées de certaines histoires de Daredevil. Tu le dis toi même, plus ils réussissent, plus ils échouent.
Chez Ann Nocenti, notamment je me rappelle d’une histoire où un jeune garçon se prépare à la vie après la bombe en plein New York.
L’histoire 1 et 3 me tentent assez. Je suis très admiratif de cet auteur, de son courage artistique et de son intégrité. Toute l’oeuvre de Mazzucchelli parle de la tentative de contrôle de l’humain sur l’environnement, la société et les autres. Chacune de ces histoires met en scène le moment de cette perte de contrôle et la renaissance qui va avec. Lorsqu’elle est possible.
Bravo le Maticien. Je vais investir dans un bouquin où figure le terme « géométrie » grâce à toi. J’ai un article de prêt sur la cité de verre qui ne me satisfait pas et dont je repousse la réécriture en permanence.
PS La couverture serait elle à l’origine du nouveau masque de Cyclope ?
Mazzucchelli forever !
De la BD qui fait avancer le médium, qui fait réfléchir et qui satisfait l’esthète tout en restant distrayante. Qui relève le défi (parmi les toujours vivants), après Mazz’ ? Bzzz (mouche qui vole) Bzzz ?
Bonsoir,
Je découvre avec beaucoup de plaisir vos commentaires.
@JP : Oui le nombre de pages est limité mais elles sont épaisses… Au poids et à la qualité, le lecteur n’est pas perdant 😉
@Présence : je connais mal Alfred Korzybski. Après un tour sur wikipedia, j’ai appris qu’il avait influencé Bachelard…
@Bastien : j’ai eu la même approche : un oeil puis deux puis un article 😉 content de t’avoir donné envie de tester ce livre
@Bruce : hé oui, en l’écrivant j’ai su que tu comprendrais mon complexe Adamien 😉 Mon projet secret sera te faire apprécier une BD sur les maths!!! j’y arriverai !
Sur le sculpteur, je comprends. Les qq adjectifs jetés négligemment en disent déjà beaucoup. Bravo : tu as écris l’article le plus court du blog sur une des BD les plus longues de l’année 😉
@Stan : on devrait bien trouver cela chez les indépendants… mais je passe la main aux connaisseurs : Présence des conseils?
Très bonne soirée à tous
Patrcik Faivre et les sorties de la semaine m’ont fourni une première suggestion pour un artiste soucieux d’une recherche esthétique, tout en restant distrayant : David Mack, que ce soit sur Kabuki ou sur Daredevil. Micheal Avon Oeming a également beaucoup joué avec la mise en page et la simplification sur la série « Powers ».
Un artiste très impressionnant en termes de recherche esthétique : Danijel Zezelj. Il vient de sortir un album sur le chaperon rouge (aux éditions Mosquito en VF), incroyable. D’une manière moins flamboyante, Gilbert Hernandez a affiné sa maîtrise de l’ellipse visuelle d’année en année. Dans un genre beaucoup plus coloré, Ben Templesmith (30 jours de nuit) effectue un travail de composition très complexe, entre des dessins esquissés à la va-vite et une mise en couleurs à l’infographie bourrée d’effets spéciaux. En sortant du monde des comics, je pense également à Lorenzo Mattotti.
J’ajouterai un auteur hollandais qui a marqué le monde avec cet album : http://www.amazon.fr/Amateurs-Brecht-Evens/dp/2330002599/ref=sr_1_2?ie=UTF8&qid=1436557762&sr=8-2&keywords=les+amateurs
Je ne connais qu’une oeuvre de Zezelj, et autant je suis fasciné par son dessin, autant ses histoires me semblent un peu creuses…
Il y a évidemment David B. (l’Ascension du Haut Mal) et Hugues Micol (Le chien dans la vallée de Chambara) également. Et sans doute beaucoup d’autres.
Merci à Presence et Jyrille, pour ces invitations à la découverte de nouveaux talents. Je vais un tour en librairie pour les découvrir et préparer les lectures de vacances. Merci
Je viens de la relire. J’ai également la première édition de 1997 et je dois dire que pendant longtemps je n’ai quasiment acheté que du Cornélius : Burns, Crumb, Blutch, Mazzuchelli… Ils font un travail d’éditeur vraiment exceptionnel. Leurs livres sont reliés et non collés, leur papier est épais et agréable, leurs maquettes impeccables. Si vous n’avez pas lu le livre Les éditeurs, un ouvrage d’entrevues avec des éditeurs différents, je vous conseille de vous jeter dessus, c’est très intéressant et informatif.
Ton analyse est vraiment belle, Mat, j’ai adoré ton insertion comme personnage qui lit cette bd au titre étrange. Après tout, ne devrait-on pas parler de l’obsession de la géométrie, celle de Mazzuchelli en tant que dessinateur, celle du second personnage avec sa mappemonde ?
Tu pointes du doigt leurs névroses, et le format de ces nouvelles est fantastique pour les traiter : pas de vraie chute, pas de futur, juste une photographie d’un moment déroutant.
Merci. Ta phrase « photographie d’un moment déroutant » me paraît très juste. Elle illustre particulièrement bien le rapport au temps de cz récit.
Bon alors là, tu me dois 19€…..
C’est donc le premier Mazzucchelli qui me laisse de marbre….D’un point de vue pictural, c’est superbe. Sur le scénario, c’est à la fois hermétique (heu? il a voulu dire quoi dans la première et troisième histoire ? ) ou un peine un script élaboré (la deuxième histoire). Certaines idées sur la cartographie sont prenantes d’intelligence, mais le format court ne permet aucune immersion/réflexion avec l’histoire. Une BD clinique qui ne m’a pas touché….Sorry Man !