The Time Before par Cyril Bonin
Un article de JP NGUYEN
VF : Bamboo
1ère publication le 03/05/207- MAJ le 26/04/20
The Time Before est un one-shot de 100 pages écrit et mis en images par Cyril Bonin, paru en mars 2016 chez Bamboo Editions, dans la collection Grand Angle.
Entre 1958 et 1962, l’histoire suit la destinée de Walter Benedict, photographe professionnel qui rentre fortuitement en possession d’un artefact lui permettant de revenir en arrière dans le temps pour réécrire sa vie et ainsi l’améliorer de façon itérative. Une adaptation cinématographique de cette BD est actuellement en projet.
Attention, les lignes qui suivent comportent quelques spoilers et il vous sera impossible de remonter le temps pour en annuler la lecture !
Décidément, Cyril Bonin a le chic pour développer des pitchs diablement intrigants ! Après L’Homme qui n’existait pas et Amorostasia , je me suis plongé dans The Time Before avec empressement mais aussi avec quelques inquiétudes. Après tout, le thème du voyage dans le temps a abondamment été traité, que ce soit sur papier ou sur pellicule. En comics, mes références marquantes seraient Days of Future Past ou Avengers Forever (l’article du Boss ne m’a pas vraiment vendu les Chrognognottes de Mark Millar). Au cinéma, on pensera inévitablement à Retour vers le futur, voire à la saga Terminator. Le premier mérite de Cyril Bonin, c’est que The Time Before n’apparait nullement comme un pompage ou une redite des œuvres sus-mentionnées
En fait, si je devais faire une analogie avec un film, je penserais plutôt à Un jour sans fin, d’Harold Ramis, où Bill Murray revit sans cesse la même journée jusqu’à devenir un homme meilleur et filer le parfait ( ?) amour avec Andie MacDowell. Mais la comparaison reste limitée car Walter Benedict, le héros de notre histoire, ne revit pas une seule journée en boucle et de plus, il contrôle le phénomène. Après être venu en aide à un vieux colporteur, ce dernier lui remet un talisman qui lui permettra de faire des retours arrière dans son existence, en revenant à l’instant de son choix, avec comme seule limite le moment où il rentre en possession de l’artefact. Il ne peut remonter le temps au-delà de cette date mais à chaque « reboot », il conserve sa mémoire et peut ainsi changer ses choix et réécrire sa vie.
La première utilisation de son « pouvoir » lui permet ainsi d’éviter de se faire renvoyer après s’être fait surprendre en train de flirter de trop près avec la fille de son patron, venue se faire photographier dans son studio. Il utilisera ensuite ses sauts dans le passé pour se rendre dans tous les endroits branchés de New York pour shooter les stars du show-business et ainsi faire décoller sa carrière. Décrochant un engagement pour suivre la campagne d’un certain John Fitzgerald Kennedy, c’est en se rendant en voiture à Philadelphie qu’il subit un grave accident.
Sérieusement blessé à la hanche et séparé de son talisman, il sympathise avec Lisa, son infirmière et se retrouve face à un premier grand dilemme : doit-il revenir en arrière pour éviter cet accident et ne jamais faire la connaissance de Lisa ? Malgré sa hanche abimée qui le condamne à marcher avec une canne, il décide dans un premier temps de poursuivre leur relation, ce qui les amène à se marier. Walter n’utilise alors plus son talisman que pour réparer des erreurs bénignes (par exemple, un carton de vaisselle cassée par maladresse). Mais au fil du temps, il se prend à rêver d’une vie parfaite, où il serait en pleine possession de ses moyens physiques tout en ayant conquis le cœur de Lisa. Il amorce alors une nouvelle série de sauts en arrière…
La quatrième de couverture énonce que « Réussir sa vie nécessite parfois de nombreux brouillons » mais en fait, dans cette BD, c’est la notion même de « Réussir sa vie » que l’auteur interroge (et, artistiquement, le résultat est bien plus intéressant que la chanson de Bernard Tapie). La vie parfaite existe-t-elle ? Cyril Bonin nous démontre évidemment que non. En voulant corriger ses accidents de parcours, Walter Benedict subit sans cesse des déconvenues.
En évitant que certains malheurs n’arrivent, il empêche aussi certains bonheurs d’advenir. En gommant ses imperfections, Walter acquiert une image un peu suspecte de gendre idéal, raillé par son beau-frère, Cameron. Et même s’il parvient, au bout de nombreux essais, à dérouler le scénario de ce qu’il imaginait être la vie parfaite, il réalise qu’il n’a fait que troquer une imperfection pour une autre : sa carrière est florissante mais son mariage est sans âme.
En fait, contrairement aux œuvres de fiction citées en début d’article, The Time Before n’idéalise aucune ligne temporelle. Il n’y a pas, d’un côté, la vie « telle qu’elle devrait être », et de l’autre tous les essais ratés et autres brouillons qui seraient partis au panier. Par l’intermédiaire de Cameron, le beau frère de Walter, Bonin convoque le mathématicien Georg Cantor et établit un parallèle entre la théorie des ensembles infinis et la myriade de continuums découlant de divers choix de Walter. L’équivalence entre tous ces fils temporels lui permet d’ailleurs de trousser une fin plutôt astucieuse au récit.
Côté dessins, Cyril Bonin reconstitue fort joliment l’atmosphère d’une certaine Amérique, celle qui s’affichait alors sur grand écran et promouvait l’American Way of Life, dans des décors nets et proprets ou au volant de grosses cylindrées. Du reste, les apparitions, le temps d’une case, de stars comme Ava Gardner ou Marilyn Monroe, sont assez réussies. Bonin parvient à marier son style si personnel avec l’évocation des traits de ces célébrités (j’ai toutefois un doute sur la possibilité de photographier Grace Kelly au Stork Club en 1958, alors qu’elle était déjà devenue la Princesse du Rocher mais, qui sait, je n’étais pas là, après tout…).
Le découpage et la mise en scène, sans être tape-à-l’œil, sont très soignés et parviennent, à travers des détails pertinents, et notamment le langage corporel, à traduire toutes les nuances des itérations rejouées par Walter (par exemple, le premier baiser avec Lisa, qui est tantôt offert par la belle tantôt arraché par Walter).
La colorisation, selon l’habitude de l’artiste, privilégie l’ambiance, avec un côté un peu irréel, plutôt qu’une approche naturaliste. Ce côté factice est plutôt en phase avec le héros du récit, qui, en rejouant sans arrêt les moments-clés de son existence, procède en quelque sorte à un remontage sans fin du film de sa vie. Adepte de la sobriété, Bonin montre très simplement les « retours dans le temps » de Walter par un arrêt sur image assombri.
Si graphiquement, on suit sans peine les multiples sauts en arrière de notre protagoniste, c’est bien l’intrigue qui nous tient en haleine et nous fait nous intéresser à ce héros à qui, pourtant, rien ne semblerait pouvoir arriver (puisqu’il peut à tout moment tout effacer et recommencer…) Malgré un côté coureur de jupons montré assez tôt dans le récit, Cyril Bonin rend son héros sympathique par son altruisme lors de son intervention en faveur du colporteur et aussi par sa volonté de réussir « par son propre mérite » (sans tricher pour gagner aux courses ou au loto, sans savonner la planche à d’éventuels concurrents…).
Une fois en couple avec Lisa, il tente sincèrement de réussir son mariage et c’est, en quelque sorte, en voulant trop bien faire, qu’il se replonge dans la multitude infinie des futurs presque-parfaits. Avec ses qualités et ses défauts, Walter nous renvoie à nos propres imperfections et nous interroge sur les choix que nous ferions si nous étions à sa place, abordant, sans s’y appesantir, des questions aussi diverses que le devoir civique ou l’avortement.
Arrivé à ce point de l’article, j’aurais moi aussi envie de tout recommencer. Le réécrire, avec moins de spoilers, plus de calembours. Dans les commentaires, peut-être qu’un lecteur pointera une référence culturelle pertinente que j’aurais totalement occultée. Peut-être qu’un autre émettra une pensée pénétrante que j’aurais aimé formuler. Peut-être même que le Boss me remettra sous le nez deux-trois coquilles que j’aurais loupées. Qu’importe ! « Un trait juste s’appuie sur un trait faux » me disait un ancien prof de dessin…
Si The Time Before a une vertu, c’est celle de nous rappeler que la perfection n’est pas de ce monde et qu’il est vain de de vouloir éviter les erreurs à tout prix. J’espère vous avoir donné envie de tenter cette lecture. A moins de posséder un pendentif similaire à celui de Walter Benedict, vous ne récupérerez certainement pas le temps qu’il vous faudra pour la lire, mais ce ne sera pas du temps perdu !
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La BO du jour :
Cyril Bonin nous a encore tricoté un beau récit et les Cardigans chantent un air que ne renierait pas Walter Benedict.
Très bel article qui donne envie de faire un saut en avant pour lire le livre. L’idée est séduisante et son traitement original. En citant Cantor et la fin mystérieuse du récit tu fais un Teasing difficilement soutenable.
Parmi les références culturelles je pense à « La peau de chagrin » qui rappelle un peu le talisman donné mais avec chez Balzac une tonalité beaucoup plus sombre. Le roman se termine sur une singularité alors que d’après ton article on entrevoit une fin plurielle (à l’instar de la réalité quantique).
Bref, j’ai vraiment hâte de découvrir ce livre. Merci. Ps. Ke n’ai pas vu de calembours; )
Gasp !
Tu as dégainé plus vite Matt et Maticien.
J’ai aussi pensé à la peau de chagrin, mon livre préféré de Balzac avec Illusions Perdues (quoique la Cousine Bette est chouette aussi).
Dans ma file active de must read lors de ma prochaine descente en librairie. C’est à dire demain !
Merci Jp.
Je le savais en l’écrivant. J’ai failli te citer car effectivement tu es sans doute la personne qui m’a le plus parlé avec intérêt de ce roman 🙂
Typiquement le genre de BD que j’aimerais lire mais qu’il me sera totalement impossible de trouver là où je me trouve 🙁
Deux solutions s’offrent à moi pour que cette situation ne se renouvelle pas : ne plus lire Bruce Lit ou faire une liste cumulative et d’attendre patiemment mon retour en France pour dévaliser le libraire local…
Je vais probablement opter pour cette solution !
Mon banquier ne te remercie pas JP mais moi oui 😉
» peut-être qu’un lecteur pointera une référence culturelle pertinente que j’aurais totalement occultée »
bon, ben voilà, ça c’est fait 😉 Merci Matt&M et Bruce !
Un volontaire pour la pensée pénétrante ? (en tout bien, tout honneur, évidemment !)
@Matt&M : en mentionnant Cantor dans l’article, j’espérais bien titiller ta curiosité !
@Patrick : il faut bien qu’on te donne quelques motivations pour revenir en France l’année prochaine 😉
« il est vain de de vouloir éviter les erreurs à tout prix »
Oui bon bah c’est pas une raison pour en faire une dans la phrase^^
Ahem…désolé, il en fallait un qui mentionne un coquille non ? ça va de pair avec l’article, et il faudrait presque ne pas la corriger^^
C’est un joli sujet en effet que je trouve très attirant tant cette idée de savoir tourner la page est importante. Ici le héros ne se satisfait jamais de ce qu’il a en cherchant la perfection. Nous qui n’avons pas de pouvoirs nous torturons parfois l’esprit avec nos erreurs du passé qu’on aurait pu éviter et ce que notre vie aurait été si nous ne les avions pas faites. Mais au final c’est juste se faire du mal.
Un bel article et un sujet intéressant.
N’étant pas un grand cinéphile, je ne ferais pas mieux qu’Un jour sans fin. 🙂
Je suis impressionné par le principe de l’histoire aussi simple qu’efficace : effacer ses erreurs.
Je note que cette BD t’a beaucoup inspiré puisque tu as pris le temps de détailler ton ressenti des dessins, et même de la mise en couleurs.
Je garde un bon souvenir de ce film au passage.
Pareil, moi qui n’ai jamais été un grand fan de Ghostbusters (sacrilège !), dans la catégorie des films avec Bill Murray, il fait vraiment partie du haut du panier je trouve.
C’est un peu gentillet et bien moral, mais c’est tout de même un joli film je trouve.
Je ne suis pas un fan absolu de Bill Murray mais, en plus d’un jour sans fin, et dans un genre différent, j’avais bien aimé Lost in Translation, vu au cinoche à l’époque où j’allais encore en salle. Jamais revu depuis, toutefois.
Et je n’avais pas du tout aimé Broken Flowers, par contre.
Il faut que je le revoie mais j’avais bien aimé Broken Flowers. C’est du Jim Jarmusch et j’aime Jarmusch.
Merci JP pour l’article : tu manquais 🙂 Je ne connaissais pas du tout cette bd, ça a l’air bien sympa. Je pourrai citer un autre film (bien sombre par contre, surtout que j’ai vu la version avec la vraie fin) : l’Effet Papillon, avec Ashton Kutcher et Amy Smart. J’adore Un jour sans fin, c’est très drôle et vivant.
J’ai adoré ta mise en abyme de l’article à refaire. Une bonne idée, complètement en adéquation avec le thème. Je ne connais pas Cantor, mais en ce moment je lis Une brève histoire du temps de Stephen Hawking, et même pour de la vulgarisation, c’est coton… Et sans doute un peu dépassé désormais, même si la plupart des découvertes et concepts reste d’actualité.
Enfin, j’aime beaucoup les Cardigans, y compris ce titre. Je les ai découverts il y a quelques années, et alors que je pensais que c’était un groupe pop de variété, j’ai rencontré un groupe malin, avec des paroles plutôt désabusées, et une vraie identité. Quand je les écoute, j’ai l’impression d’avoir entendu ça des dizaines de fois, mais ils gardent une fraîcheur et des arrangements toujours étonnants. Et puis, sur leurs trois ou quatre premiers albums, systématiquement, ils font une reprise de Black Sabbath, mais à leur sauce. Imparable.
https://www.youtube.com/watch?v=Q3gQSPMHPm0
AH oui l’effet papillon. Même sujet il est vrai. A vouloir tout modifier, réparer, c’est de pire en pire. Le seul futur ou tout le monde va bien, le perso principal est paralysé.
Par contre je crois que j’ai vu une version avec une fin alternative. C’est ça la « vraie fin » ? Je me souviens plus comme ça finit…mais plutôt mal je crois.
Oui, la fin alternative est la fin qui aurait dû être officielle… C’est très sombre.
@Omac : c’est marrant que tu mentionnes le doute, car dans son itw à paraître demain, Cyril Bonin confesse être souvent en proie au doute…
Et merci de t’être dévoué pour la pensée pénétrante…
Du coup, toutes mes « prédictions » se sont réalisées !
Signé : JP-Irma
Merci de me rappeler que les travaux de cet auteur m’intéressent énormément, car tu vends encore extrêmement bien la chose et j’avais un peu oublié les précédents articles (2 articles sur 1000, pas évident de se souvenir de tout !).
« La colorisation, selon l’habitude de l’artiste, privilégie l’ambiance, avec un côté un peu irréel, plutôt qu’une approche naturaliste. Ce côté factice est plutôt en phase avec le héros du récit ».
Quand on regarde les films hollywoodiens des années 50 et 60, on s’aperçoit qu’ils illustrent très souvent une Amérique de carton-pâte, avec des couleurs saturées et chatoyantes. Je pense que c’est comme ça que les gens voulaient voir l’Amérique à l’époque. L’éclatement de la ségrégation et la guerre du Vietnam vont changer la donne et apporter une esthétique plus naturaliste, voire beaucoup plus glauque sur les films des années 70.
JP, toi qui es père, ne t’es tu pas posé la question : Le héros de cette BD n’a pas d’enfant (apparemment). Si le fantasme de revenir en arrière pour changer sa vie est extrêmement attirant (au passage on peut aussi évoquer « Quartier Lointain » de Tanigushi), je ne supporterais pas l’idée, aujourd’hui, de risquer ainsi de ne plus retrouver mes enfants. Ce thème de la paternité change complètement la donne et ne semble pas être abordé dans le récit.
Si, si, Tornado ! La paternité est abordée dans The Time Before ! Et même le désir d’enfant ! Mais je ne voulais pas tout spoiler…
Des 3 BD de Cyril Bonin chroniquées ici, je pense que c’est la meilleure porte d’entrée sur son univers. Amorostasia est une série, en NB, pas encore terminée, L’homme qui n’existait pas est un peu court… Time Before est un one-shot de 100 pages qui donne matière à lire et réfléchir…
Voilà.
Je l’ai acheté et je ne le regrette pas.
J’y ai trouvé tout les qualités que tu évoques JP. Le scénario est solide, la fin satisfaisante. Boni réussit à nous caser le cliché de la belle infirmière au grand coeur, sans que ça piquotte trop les yeux. J’ai bc^p aimé ce personnage de Lisa que j’ai trouvé plus habité que le héros. Bonin dessine les femmes avec beaucoup de grâce. j’adore le rendu sensuel du cou de Lisa.
Naturellement les apartés mathématiques m’ont vite gonflé même si pas bien pas compliquées. Au final une très bonne histoire mais pas parfaite. Il y manque un je ne sais quoi pour m’emporter. Peut-être Walter à la fois un héros si proche et si lointain avec qui je ne suis pas parvenu à entrer en empathie.
Cela reste une très bonne histoire et je m’attaque à Amorstasia cette semaine. Je suis persuadé qu’imbriquées les unes aux autres ces histoires prennent d’avantage d’épaisseur.
Oh chouette ! Merci d’avoir essayé cette lecture. Effectivement, les femmes de Bonin sont très gracieuses. Bien que son trait ne soit pas strictement réaliste, ses femmes ont un charme certain.
Globalement, l’univers artistique de Cyril Bonin est vraiment sympa à découvrir et si tu accroches à Amorostasia, tu pourras lire toute la série, le troisième et dernier tome est sorti cette semaine…