DAREDEVIL NINJA et DAREDEVIL CAUCHEMAR, par Brian M. Bendis, David Mack & Rob Haynes.
Par TORNADOVO : Marvel Comics
VF : Panini Comics
Cet article portera sur deux sagas écrites par Brian M. Bendis : NINJA et CAUCHEMAR.
Chez Bruce Lit, le run de Bendis sur Tête à cornes a été chroniqué ici. Mais les deux sagas dont nous allons parler sont particulières car elles sont un peu à part. Elles ne sont pas illustrées par Alex Maleev et s’écartent toutes les deux du fil du récit, concocté à la base par le sieur Bendis.
En VF, elles ont également été publiées à part. Une publication en deux volumes sous la forme de deux albums au format franco-belge pour CAUCHEMAR, et une autre dans feu le magazine DAREDEVIL, soit les tomes 2 (NINJA) et 3 (CAUCHEMAR), le dit-magazine n’ayant au total comporté que cinq numéros.
NINJA :
DAREDEVIL NINJA est une mini-série en trois épisodes écrite par Brian Michael Bendis et dessinée par Rob Haynes fin 2000, début 2001. Elle marque les débuts du scénariste sur le personnage, une sorte de galop d’essai, avant qu’il intègre la série régulière pour un run aujourd’hui célèbre et incontournable.
Dans cette histoire, Daredevil est kidnappé par des ninjas de la Caste qui l’emmènent au Japon, afin qu’il les aide à lutter contre leurs ennemis de la Main. Les deux clans se disputent la paternité d’un bébé censé accueillir la prochaine réincarnation du Preux Héros du Japon, rôle jadis dévolu à Stick, le mentor de Daredevil et grand Maître de la Caste !
D’un premier abord, il s’agit d’une lecture qui parait superficielle, comme un enchaînement de combats servant à vanter le niveau de Daredevil en la matière, sans pour autant nous convaincre de l’importance de la chose (« Je déteste ces conneries de ninjas ! », voilà ce que n’arrête pas de répéter notre héros tout au long de cette aventure !). Le déroulement des situations peut parfois paraître absurde (et là encore le justicier ne se retient pas de le faire remarquer à ses ravisseurs avec des questions du genre : « Vous ne pouviez pas juste me demander mon aide au lieu de me kidnapper ? »), où pourquoi déporter tout ce beau monde au Japon pour que le dénouement les ramène illico aux USA ???
Les dessins très simples et anguleux de Rob Haynes, son encrage monotone ainsi que la mise en couleur en aplats pastels, n’arrangent guère les choses. Mais pourtant, avec le recul, on prend conscience que Bendis travaille à fond sur la mythologie du personnage en diffusant un véritable liant depuis le run de Frank Miller jusqu’à celui de Kevin Smith : L’héritage de Stick, les relations entre Daredevil et les groupes japonais, le destin du bébé Karen laissé en suspens au terme du run de Smith… Le scénariste boucle certaines situations laissées vacantes, prépare le terrain et annonce lui-même ses influences.
Du côté de la narration, c’est quand même du travail honorable. Les soliloques côtoient des dialogues survoltés qui nous donnent l’impression que Bendis se prend pour Tarantino. Le découpage (en général de trois à cinq vignettes de la largeur de la page sur chaque planche) joue la sensation cinématographique, aux combats chorégraphiés comme un film d’arts martiaux. Là encore, on reconnait les orientions qui, chez le scénariste, reviendront dans beaucoup de ses futurs travaux (jusqu’à la série New Avengers).
Ici débute donc le run de Bendis sur Daredevil. Il s’agit d’un arc narratif à l’aspect anecdotique, mais qui en dit long sur le projet de l’auteur qui, bientôt, passera à la vitesse supérieure en offrant à la série une tonalité adulte et sombre comme un polar immersif…
CAUCHEMAR :
Les deux volumes de l’arc narratif DAREDEVIL CAUCHEMAR (WAKE UP en VO) sont à l’origine les épisodes #16 à 19 de la série régulière, publiés en 2001. Les illustrations sont l’œuvre de David Mack.
Le journaliste Ben Urich, un proche de Daredevil qui connait son identité secrète, est très affecté par le drame d’un petit garçon sorti traumatisé d’une rixe entre son père, le Triton (un vilain de troisième zone) et le justicier de Hell’s Kitchen. Il enquête sur les circonstances de ce drame de manière obsessionnelle, allant jusqu’à négliger les affaires sur lesquelles il est sensé travailler pour le Daily Buggle. Mais un terrible secret l’attend au bout du voyage…
La publication en deux albums offre un bel écrin à cette histoire, sous la forme d’un graphic novel au format franco-belge. Pour être parfait, il eut fallu proposer les quatre épisodes en un seul volume au lieu de deux, mais en l’état, ce format rend honneur à son matériau étant donné que cet arc narratif est avant tout une histoire accessible et autonome, au graphisme somptueux, qui remplit donc parfaitement le statut de graphic novel.
C’est bien la mise en forme du récit qui hisse l’ensemble vers le haut. Si la même histoire avait été mise en image de manière classique, comme un comicbook de super-héros version old school, elle ne serait qu’une énième histoire naïve et manichéenne, larmoyante et banale. Mais comme l’a écrite Bendis et surtout comme l’a mise en image David Mack, elle prend immédiatement une toute autre dimension.
Les auteurs ne se contentent donc pas de raconter leur histoire de manière littérale ni même littéraire, mais le font au contraire par le truchement d’une mise en image à la perception toute particulière. Leur outil est celui de l’art séquentiel et de l’illustration, et ils entendent bien en utiliser tout le potentiel. Ils mettent ainsi l’accent sur la portée onirique d’une mise en forme à la créativité inouïe, qui devient un voyage par les sens délicat, éthéré et vaporeux, à la poésie diffuse.
Le savoir-faire du scénariste lui permet de poser les fondations de son récit tout en retenue et en petites touches sensibles, qui vont venir se superposer au fur et à mesure, tandis que les trouvailles plastiques des planches de David Mack éclaboussent le regard du lecteur. L’artiste applique sa technique mixte immédiatement reconnaissable, faite de dessin, de photographie, d’infographie, de peinture et d’aquarelle, dans laquelle divers portraits vibrants et sensuels se détachent d’un fond abstrait, aux nappes tantôt diaphanes, tantôt baignées de couleurs brûlantes, ainsi que son art du copié-collé (par ailleurs un des gimmick de Bendis), qui lui permet de subtils échos graphiques… Il insère de multiples ornements, toujours dans une volonté de produire du sens à l’intérieur du récit. Par exemple, un cadre de dentelles vient souligner la délicatesse et l’innocence d’un petit garçon meurtri, des feuilles mortes accentuent la mélancolie du personnage principal, des dessins d’enfants racontent l’histoire d’un enfant de son point de vue. Et puis, il y a le principal parti-pris narratif et pictural : Alors que Daredevil n’apparaît qu’au quatrième épisode, il est présent tout le long du récit par analogie conceptuelle : Chaque planche est une invitation à voir plus loin que le simple regard. Tous les sens sont en éveil, car les images sont à ce-point immersives qu’elles nous plongent dans une expérience presque charnelle. Le visuel est en adéquation avec le sixième sens du héros, qui perçoit le monde comme une symphonie évanescente de sensations exacerbées.
Je prends conscience en écrivant ces lignes de la tonalité lyrique de mon commentaire. Mais il est bien possible que la lecture de l’œuvre, si elle vous happe comme ce fut mon cas, vous mettra dans un état similaire.
Le résultat est dans le titre : La descente aux enfers opérée par le journaliste, véritable héros de cette histoire, vire peu à peu au cauchemar et nous entraîne dans son sillon, qui finit par devenir une épreuve étouffante, aussi claustrophobe que bouleversante. Et Timmy, la jeune victime dont la fascination pour les comics devient tout autant matière à son traumatisme qu’à sa catharsis, de nous offrir un miroir cauchemardesque de ce qu’aurait pu être notre enfance sous des jours funestes…
La fin est d’une cohérence sans faille, qui traite de l’Œdipe en proposant une piste de réflexion : Tuer le père est peut être une bonne chose, mais obtenir la reconnaissance du père de substitution peut être tout aussi important…
Voilà pour ma part ce que le médium du comicbook peut nous offrir de meilleur en termes de super-héros, les mêmes que ceux de notre enfance, mais revus et corrigés afin de les réinventer à l’âge de raison. C’est adulte, c’est profond, c’est puissant et artistique à l’extrême. C’est magnifique.
A ranger dans sa bibliothèque entre DAREDEVIL LOVE AND WAR et BATMAN LES FOUS D’ARKHAM.
Par la suite, Bendis changera radicalement de registre en axant son travail sur la dimension policière, offrant à la série une tonalité plus réaliste, mais adulte et sombre comme un polar redoutable. David Mack ne reviendra que le temps d’un arc narratif dédié au personnage qu’il a créé plus tôt : ECHO, pour un résultat extraordinaire, très proche de son travail sur le CAUCHEMAR ici présent.
Pour le reste, il s’agit d’un récit parfaitement autonome et sans conséquence sur la continuité de la série. C’est encore le début du run de Brian Michael Bendis, qu’il reprendra au #26 jusqu’au 50, puis du 56 au 81.
La série se poursuit dans les épisodes 20 à 25, réalisés par une toute autre équipe artistique (Revues Daredevil N°4 et 5 chez Panini, ou bien DAREDEVIL TRANCHES DE VIDE, chez Maxi-livres).
La BO : Aretha Franklin : GOD BLESS THE CHILD
Pas relu Ninja depuis sa sortie, mais je me rappelle distinctement m’être emmerdé.
par contre, je relis régulièrement Cauchemar, et c’est un petit bijou, fort bien construit, et j’aime quand la série met Ben Urich en avant…
Il est amusant de réunir ces deux histoires en un seul article car graphiquement elles sont à l’exact opposé l’une de l’autre ! Le simplicité (naïveté ?) de l’un tranche carrément avec la sophistication et la complexité de l’autre.
Personnellement j’ai tranché car j’ai fini par balancer ma série Ninja VO il y a bien des années et j’ai conservé celle de Mack.
A noter que pour une fois, on peut lire un comics de Mack en comprenant l’histoire ^^ Pourtant j’ai adoré Kabuki mais le graphisme parasitait souvent la fluidité de l’histoire.
Bref merci pour ton article qui me rappelle de très bons souvenirs !
(très bon choix de BO au passage)
Ah, un article qui fait du bien au budget, puisque j’ai déjà lu les comics en question, pas de tentation d’achat !
DD : NINJA : j’ai un vague souvenir d’une interview où Bendis relatait ne pas s’être tout à fait bien entendu avec le dessinateur et du coup, le résultat ne correspondrait pas au script de BMB… Après, avec le recul et les fins d’arcs toutes pourries qu’il a pu commettre, je garde le bénéfice du doute pour le pauvre Rob Haynes, qui ne s’est jamais trop remis de cette mini (en tout cas, on ne l’a quasiment plus revu chez Marvel après ça, alors qu’il avait réalisé deux autres épisodes auparavant : un special et un fill in dans l’arc Echo).
DD: WAKE UP : je l’ai en VO et en format standard. Ton article me donne carrément envie de le relire, ça fait des années que je n’y ai pas touché…
Les premières planches qui pastichent Quesada et la transition : coeur avec le billy-club.
Et bien merci Tornado pour la présentation, je ne connaissais pas du tout ces deux bds ! Celle avec David Mack me tente bien (j’ai beaucoup aimé ton lyrisme), je ne sais pas si ce serait simple à trouver par contre. Mais bon en ce moment, je suis en grève, je n’ai plus de place, il faut que je revende des trucs.
La BO : je ne la connaissais pas non plus, top.
Je ne me rappelle plus si c’est déjà Rob Haynes qui assurait un filler durant l’arc consacré à Echo. J’avais détesté ce genre de dessin que je retrouve ici pour NINJA que je n’ai pas lu. Si en plus Bendis l’a renié et que c’est juste une lecture banale avec un script à la con, je passe sans regrets.
Le DD CAUCHEMAR a échappé à la De-Bendisation de la maison. Tu en as parfaitement résumé les qualités : une histoire vaporeuse et solide, un peu décompressée certes mais avec une mise en scène fabuleuse. Je m’en rappelle encore presque 20 ans après sa sortie. La VF est effectivement très chouette dans ce format, bien meilleur que la VO.
L’empathie de Ben envers Tim était touchante. Bien vu pour le besoin de reconnaissance de l’Oedipe. Si je me souviens bien, le petit garçon est recueilli par ce vieux Ben. J’imagine que personne n’a jamais exploité ce matériel par la suite ?
Comme Patrick, j’aime bcp les illustrations de David Mack et n’avait rien non plus compris à Kabuki…
La reprise de son Design sera la seule chose que je retiendrai de l’adaptation Netflix.
La BO : définitivement pas mon truc mais c’est très bien pour commencer paisiblement la semaine.
Merci pour la présentation de Daredevil Ninja que je n’ai pas lu. Il semble que c’était contenu dans une édition intégrale VO que j’ai achetée, mas je n’avais pas lu cette minisérie, je ne sais plus pourquoi. Si je retombe sur ce tome quelque part dans une pile, je ferai l’essai, mais sans grand enthousiasme.
Cauchemar : très curieux… Je ne me souviens pas avoir lu ces épisodes, cette histoire ne me dit rien… Je vérifie et en fait je l’ai lue il y a 12 ans, et je n’avais pas aimé.
Tuer le père est peut être une bonne chose, mais obtenir la reconnaissance du père de substitution peut être tout aussi important… – C’est sûr, il faut absolument que je relise ce récit que j’avais totalement oublié avec maintenant une admiration sans borne pour David Mack, et un regard vieux de 10 ans de plus, peut-être plus sage. Merci beaucoup pour cette (re)découverte.
Tu avais adoré ECHO. Il n’y a aucune raison que tu n’aimes pas celui-ci.
Je n’ai pas lu NINJA.
J’ai lu CAUCHEMAR que je possède dans son intégralité dans une revue kiosque. Ton article m’a donné envie de relire cet arc. Il va falloir que je fouille dans mes cartons pour retrouver ce fascicule.
L’histoire m’avait bien plu à l’époque. Les dessins de Mack sont très bien pour ce genre d’histoire . Mais, malgré la beauté incontestable du graphisme, cela reste un peu trop statique, et ces dessins passeraient moins bien sur un récit avec un peu plus d’action.
La BO: j’adore ♥️. Une des plus belle voix du 20 eme siècle 👍👍👍
David Mack a aussi fait quelques planches pour Daredevil End of Days si je ne m’abuse. C’est beaucoup plus anecdotique que Wake up, mais c’est beau quand même.
Brian Bendis à l’époque c’était surtout Torso, Jinx, et POWERS en indé et Sam et Twitch et Hellspawn pour Todd Mac Farlane. il était donc auréolé d’une réputation sans tache…
la mini fut son galop d’essai pour Marvel son sésame si j’ai bien compris. il faut dire aussi que c’est un récit agréable et rythmé qui se lit dans un respect de la continuité avec un hommage mastock à Miller.
l’autre histoire fait plus art et essai pour que David Mack s’amuse. l’histoire de cet enfant est très touchante et on peut dire de Bendis marchait sur l’eau.
Avec le recul, ce sont les Avengers qui l’ont plombés artistiquement.
Autant le premier récit ne m’attire ni dans le fond ni dans la forme, autant le deuxième titille ma curiosité… C’est graphiquement très beau et ce que tu dis de l’intrigue me donne envie d’en connaître le dénouement.
Question : c’est quoi ce gimmick du copier-coller ?
@Kaori : Un truc que Bendis fait tout le temps : photocopier la même vignette sur toute une planche (exemple ici : https://nothingbutcomics.files.wordpress.com/2015/09/alias-12-page.jpg).