Échec et Matt !

Born Again par Miller et Mazzucchelli

Un conte social bordé de religion

Un conte social bordé de religion©Marvel Comics

Première publication le 15 juin 2014. Mise à Jour le 19 décembre 2014.

Born again , une oeuvre littéraire et symbolique ? Bien sûr que oui !

Cette histoire légendaire de Daredevil reste celle où notre héros démasqué par son pire ennemi finit à la rue.

Une histoire qui continue de vous habiter des années après, qui vous hante, dont vous pouvez réciter des pans entier comme du Shakespeare.

Que le lecteur me permette une anecdote personnelle. Voici certainement l’histoire la plus importante de ma vie. Celle qui me fit grandir en me racontant que même les héros sont faillibles, qu’ils peuvent souffrir et que l’on peut souffrir avec eux, pour eux.

Que ces créatures de papiers, pour peu que l’on croit à leur existence sont aussi réels que n’importe qui et que Matt Murdock est certainement le héros le plus attachant de tout l’univers Marvel.

J’étais un gamin timide, fragile, aimé par mes parents que le monde extérieur terrifiait. Solitaire, le sport ne m’intéressait pas, seulement la lecture et les cadors de la classe ne se gênaient pas pour me latter ( fin de la séquence auto-apitoiement…).

Ne jamais abandonner. Merci M.Miller pour la leçon de vie !©Marvel Comics

Mais Matt était là pour me montrer que même aveugle, on  pouvait s’élever au dessus du médiocre. Que même rossé, moqué, on pouvait développer une attitude à la bonté et aider l’autre. Et que même au plus profond du gouffre, on pouvait se battre jusqu’au dernier souffle et ce traumatisant Never Give Up dont je fis mon crédo. On admirera au passage l’évolution dans la déchéance du personnage ; chaque début de chapitre voit notre héros couché dans une position plus dramatique que l’histoire précédente.

Chapitre 1 : Dans les draps de son appartement luxueux , le sous titre Apocalypse est là pour nous rappeler qu’il s’agit probablement des dernières minutes de repos avant la séance de torture imaginée par Miller et Mazzuchelli .

Chapitre 2, son appartement dynamité , Matt dort dans un trou à rat indigne de sa position sociale. En proie à des délires psychotiques , le lecteur découvre simultanément avec Wilson Fisk que Murdock portait en lui un gemme de folie latent.

Des draps de soie à la compagnie des rats !

Des draps de soie à la compagnie des rats !©Marvel Comics

Chapitre 3 : sans doute le plus dramatique de toute l’histoire du justicier aveugle : le voici couché à même le trottoir parmi les clochards. Les mésaventures de Matt Murdock évoquent les héros de Paul Auster : un personnage issu de la classe modeste supérieure en proie à une crise d’identité majeure finit dans la rue. Et comme par hasard  David Mazzuchelli adaptera La Cité de Verre de l’austère Paul. Son Asterios Polyp aussi.

Chapitre 4 : A la fin du chapitre précédent, Matt, véritable martyr du Libéralisme de Reagan, finit comme le christ détaché de sa croix sur les genoux d’une bonne soeur.

Chapitre 5 : Mazzuvchelli joue avec les images religieuses et Matt dort les bras en croix sur un lit d’hôpital . Maggie évoque la vierge Marie.

La pieta selon Mazzuchelli

La pieta selon Mazzuchelli©Marvel Comics

La dimension religieuse est plutôt surprenante venant d’un cynique comme Miller. Et pourtant les signes s’accumulent : Matt porte tout au long de l’histoire une petite croix, souvenir de sa mère. Il pardonne à Karen sa trahison avec une abnégation qui frôle l’admiration. Ben Urich le considère comme le Messie de Hell’s Kitchen et chaque chapitre s’ouvre avec des titres bibliques : Purgatoire, Apocalypse .

Et rappelle que l’apocalypse au sens étymologique veut dire révélation. Et que Wilson Fisk permet à Murdock de se révéler à lui même et d’apprendre qu’un homme sans espoir est un homme sans peur (frissons). Fisk, le symbole de l’argent facile veut briser le seul homme intègre qu’il ait jamais connu.

Murdock épuisé, humilié, écrasé...

Murdock épuisé, Murdock humilié, Murdock écrasé…©Marvel Comics

Cette descente aux enfers est celle d’un homme dont les valeurs n’ont plus de place dans l’horreur économique dont Fisk ( ce nom !) est l’apôtre. Il fait de ce parrain de la mafia une figure diabolique où plane une pulsion homosexuelle malsaine.

Fisk est obsédé par Murdock, il y pense jour et nuit. Et lorsque ces deux démons s’affrontent, Fisk est à moitié nu. Le démon réel ( Fisk) écrase le démon symbolique ( Matt ). Mais le terrasser physiquement ne lui suffit pas. il  lui faut détruire jusqu’au souvenir de l’incorruptible Murdock.

Brisé de corps et d’âme, son costume de super héros ne sert plus à rien…La violence que Murdock subit est identique à celle que le lecteur ressent. Jamais les deux n’auront été autant en danger ! Le sentiment de sécurité qu’inspire les super héros,  est brisé !

Et lorsque notre héros reprend enfin le dessus, en se tenant debout face à un punching ball , c’est bien dans le chapitre 6 , le chiffre du diable . Miller joue ici avec les symboles pour appuyer le trait sur la schizophrénie de Murdock, un saint habillé en démon .

Matt sombre dans la folie dans une séqunece traumatisante

Matt sombre dans la folie dans une séquence traumatisante©Marvel Comics

S’il fallait retenir une chose de Born Again ( la résurrection ; encore une image biblique ), c’est le portrait d’un homme à la dérive. Marvel publie à la fin du volume US l’épisode 226 , prologue à cette saga.

On aurait tort d’en minimiser la portée. Matt Murdock , encore en pleine possession de ses moyens aborde la crise de la trentaine , et présente tous les signes annonciateurs d’une violent dépression : colère larvée , fausseté de jugement, détachement émotionnel à l’égard de Melvin Potter . Car Born Again reste l’histoire d’un homme abandonné : Matt est abandonné par Karen Page qui livre son secret et son honneur aux chiens. Le voici ensuite plaqué par Glorianna O Breen .

La terreur de l'homme de la rue

La terreur de l’homme de la rue©Marvel Comics

Kevin Smith rappellera dans son run que Murdock nourrit inconsciemment une haine à l’égard des femmes : Abandonné par sa mère  et  ses amies lorsqu’elle ne sont pas sauvagement assassinées ( Elektra , Karen, Glorianna) ou suicidées ( Heather) .

Matt radié par la cour de justice est abandonné par ses pairs et s’abandonne à son tour. Il abandonne sa carrière de justicier, sa noblesse, sa force, son honneur. L’ultime humiliation est d’être poignardé par Turk , le bouffon pathétique de la comédie humaine de Miller.

Il abandonne également ses amis de manière cruelle. Comme Tom Sawyer , il organise de fausses funérailles et assiste au chagrin de ses amis en restant planqué dans l’ombre. Et pourtant, quasiment muet du début à la fin, Matt suscite chez son lecteur un fort sentiment d’empathie . Il s’agit à mon sens du meilleur travail de Miller , ses héros de Batman à Marv en passant par Leonidas étant souvent antipathiques.

Matt pardonne à Karen. Une séquence silencieuse et bouleversante où le lecteur se sent presque en trop

Matt pardonne à Karen. Une séquence silencieuse et bouleversante où le lecteur se sent presque en trop !©Marvel Comics

Lorsque des années plus tard , Miller revisitera les origines de DD avec John Romita Jr , il ne parviendra pas à retrouver la voix du personnage . Je dirais même plus : il n’ a jamais retrouvé l’impact émotionnel de cette histoire qu’il est possible d’apprécier sans rien connaître au justicier aveugle.

Après ce scénario magnifique , qu’il suffirait de suivre à la lettre pour faire un film exemplaire , la fin de Born Again m’ a toujours paru en décalage avec le reste. Miller se livre à ses excès habituels, totalement en décalage avec la subtilité du début.

Finie la partie d’échec mentale entre Murdock et Fisk : celui ci embauche un psychopathe stupide pour arroser Hell’s Kitchen au Napalm . Vraiment ? Et que dire du Marvel Team Up avec Captain America sur fond de patriotisme américain complètement parachuté ?

Des couvertures inoubliables

Des couvertures inoubliables©Marvel Comics

Enfin , la dernière image de Matt et Karen , décontractés et en ballade amoureuse à New York, m a toujours frustré d’une vraie fin à cette saga, du retour gagnant contre le Kingpin.

Rarement, un scénariste et son dessinateur n’auront été autant en adéquation dans l’histoire de Marvel.  Le réalisme de Miller est alors à son maximum : outre le libéralisme il décrit l’enfer de l’héroïne, de la pornographie et fait de New-York un lieu de déchéance et de rédemption.

A l’époque , les éditions Lug avaient interrompu la publication de la saga en raison de sa violence peu appropriée pour de jeunes lecteurs et il fallu des années pour le lecteur français pour lire la fin de la saga. Et pour cause, le Comic , via le « Grim & Gritty  »  (sombre et grinçant) entrait dans sa phase adulte. Et Daredevil dans la légende …

Le charisme de notre héros crève le papier

Le charisme de notre héros crève le papier©Marvel Comics

45 comments

  • Bruno. :)  

    … C’est très particulier, cette propension que tu as eu à trouver autant de soutient au travers de tes lectures.
    Je n’y ai jamais cherché autre chose que de la joie -et parfois un peu de fuite, aussi, comme nombre d’entre nous, introspectifs un poil inhibés- ; mais je ne me souviens pas en avoir jamais retiré quelque chose d’aussi précis, comme la « doctrine » dont tu parles, en introduction. À peine un peu plus de largesse d’esprit, parfois…

    Mon avis, déjà posté ailleurs :
    Il y a eu, à un moment donné dans la série originelle, un grand écart -assez séduisant à l’occasion- entre les origines tout ce qu’il y a de « rationnelles » (compte tenu des canons créatifs du MCG, hein !) de Daredevil et l’univers irréel dans lequel il évoluait. Créatures géantes, robots destructeurs, ennemis d’inspiration Fantastique… Malgré la modestie de ses capacités surhumaines (il est moitié dauphin -OUARFF !- et moitié heuu… On va dire super-bien « aligné », au niveau des chakras…!), Matt Murdock, en dehors de ses histoires romantiques ou de son amitié de longue date avec son associé « Foggy » Nelson, n’avait que peu de substance et, hormis son costume entièrement rouge -c’est rare, le monochrome, pour l’époque- il faisait un peu pâle figure (… Je l’ai pas faite exprès, celle-là !) si on le comparait aux canons du genres. Mais ce simple acrobate, donc, rivalisait sans problème avec des menaces quasi cosmique ; c’est dire l’astuce des scénaristes…
    Il a fallu attendre Frank Miller pour donner un peu plus de corps à sa vie civile -juste un peu : c’est surtout les idylles qui se sont multipliées !- et, surtout, à sa vie super-héroïque, en l’opposant à des menaces mieux calibrées.
    Finis les Hiboux d’inspiration Balkaniques, les Pitres délavés (sauf si on ne connait pas le modèle original !), les inventions gouvernementales qui tournent mal -quoique Nuke dans ce recueil-ci et, plus tard, l’agent Hazzard, soient tous les deux de sacrés cafouillages officiels ! Mais je parlais des Dreadnoughts (cauchemar phonétique, à l’époque : ça me perturbait comme c’est pas possible, cet embrouillamini de consonnes !) : il me semble bien que Silvermane les avait chouravé au S.H.I.E.L.D. ?! Mais mon point de vue est un poil biaisé : le Gladiateur ou Mister Hyde étaient bien dans les cornes de tête-à-cordes… Ou inversement (!).
    Enfin, bref ! Voilà DD aux prises -et en close-combat, encore !- avec des adversaires plus franchement dangereux rien que du fait de leur « normalité » … Exemple type : le Tireur, sparring-partner un peu faiblard du Tisseur de toiles, qui se voyait propulsé au rang de menace bien réelle face au super-héros aveugle -hou ! Le menteur !- ; et, surtout, leurs aptitudes réciproques s’opposant miraculeusement bien (l’un ne rate jamais sa cible et l’autre « prévoit » les trajectoires des projectiles ! C’est-y pas une trouvaille, ça ?!), on a eu droit, au fil des pages, à une remise à niveau drastique du justicier ; ce qui allait, et pour assez longtemps, l’insérer concrètement dans un univers beaucoup plus terre-à-terre que précédemment. D’ailleurs même le Caïd, originellement ennemi juré de Spiderman, va définitivement se faire adopter (!) par Miller et trouver sa vraie place et -heu…- sa vraie dimension (!) en face du juriste noctambule : il dors jamais, ce gars-là.
    Après le cycle Elektra/Tireur/Caïd, cet album prouve à nouveau le bien fondé de ce choix scénaristique : en faisant évoluer Daredevil au sein d’un quotidien plein de difficultés sociales et/ou économiques, et de dangers beaucoup plus facile à craindre -car la criminalité rampante de nos sociétés corrompues est infiniment plus facile à appréhender pour notre cerveau reptilien qu’un shoot de Galactus dans le Baxter Building- , on lui redécouvre une vraie identité, très singulière au milieu de ses pairs costumés (ce qui n’est pas un mince exploit !) ; et ses aventures y gagnent inévitablement en intérêt et profondeur.
    … C’est un polar, cette histoire ! Frank Miller aligne pas mal de clichés -moi j’aime, quand c’est bien aligné…- et David Mazzucchelli, encore une fois, sublime le tout de ses pinceaux inspirés. Bon : les dernières pages sont moins léchées qu’à l’ordinaire, c’est un peu plus « brouillon »… Peut-être une histoire de délais ?! C’est pas grave: c’est une (autre !) parenthèse très agréable chez les super-héros Marvel.

    Rapport à l’article, je ne pense pas que Frank Miller puisse être, en toute honnêteté, qualifié d’auteur « réaliste ». Il a, c’est exact, déplacé l’intérêt purement Super-Héroïque des aventures de DD vers quelque chose de plus « terrestre », accordant aux personnel et au professionnel autant d’importance qu’aux voltiges sur les toits de l’avocat aveugle. En leur temps, les auteurs successifs de Spiderman avaient fait de même, si presque uniquement en utilisant l’entourage du tisseur de toile et en privilégiant l’angle affectif.
    Mais l’exploration plus « adulte » par Miller des avatars du personnage est vraiment simpliste et, souvent, cantonnée à des clichés : les maffieux pas beaux, le sordide un feu Fifties, dans sa mise en scène, du drame de Karen (je ne dis pas que ça n’existe plus, hein !)… Il y a le Comic Code, bien sûr ; mais je suis persuadé qu’il y a aussi une persistance adolescente à voir le monde en noir et blanc, chez cet artiste. Le côté Catho, même s’il est un peu souterrain, est quand même très présent sous ses expressions les moins hautes : les notions de péché, de culpabilité et de jugement reviennent souvent. Bon, c’est culturel, aussi : il est américain, le bougre.
    Sinon, je trouve tout à fait normal que Matt pardonne à Karen : c’est un Super-Héros, oweu !
    Ces gens-là sont meilleurs que nous. Mais, surtout, Matt est un mec bien.

    • Bruce Lit  

      Des commentaires très intéressants avec lesquels je souscris.
      A une exception près : Matt n’est pas un mec bien avec les femmes, même pas bien du tout.

      • Bruno. :)  

        Ah oui, c’est vrai : j’avais oublié Heather…

        • Bruce Lit  

          Heather : suicidée
          Elektra, Glori et Karen : assassinées
          Mila : internée

          Matt, c’est le mec toxique

          • Bruno. :)  

            Mé c’est pas tout sa faute, m’enfin ?!
            Sérieux, j’ignorais le destin tragique de Glori (c’est triste.) et je ne connais pas Mila (j’ai déserté il y longtemps.).
            Il est victime de cette mode du massacre ordinaire comme accroche publicitaire, le pauvre. C’est une victime du système, lui aussi.
            … Comme la plupart d’entre nous ! Argh…

          • Eddy Vanleffe  

            Totalement!
            Matt est un héros ET un connard, un truc difficile à avaler.
            Natasha le lui dit s’ailleurs chez Smith.
            Kirsten est celle qui le ramène à la lumière, accepte son passé et l’aide à l’assumer pour aller de l’avant.

          • JB  

            Mary/Typhoid Mary : internée aussi, directement (et illégalement) à cause de Matt…

    • Bruce Lit  

      … C’est très particulier, cette propension que tu as eu à trouver autant de soutient au travers de tes lectures.
      Il est pourtant désormais prouvé qu’un lecteur a plus de chances de développer son empathie qu’un non lecteur. Et que plus d’une demi heure de lecture diminue de moitié ton taux de stress et d’anxiété.

      • Bruno. :)  

        Je veux bien le croire ! Étant donné mon niveau d’empathie, mes parents auraient du m’obliger à sortir prendre l’air plus souvent OUARFF !

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