Coulisses de la création d’une page avec Laurent Lefeuvre
VO/VF : Komics Initiative (c’est une édition bilingue !)
Une collaboration racontée par JP NGUYEN
En avril 2018, Laurent Lefeuvre avait lancé une campagne de financement participatif sur Ulule pour publier son premier artbook : Atelier/Workshop. Parmi les contreparties proposées, il y avait la possibilité d’être le rédac-chef d’une page du bouquin, en ayant carte blanche pour en concevoir un contenu original, que Laurent se chargerait d’illustrer. L’idée de participer au processus créatif avec ce dessinateur m’avait séduit et j’ai donc fait partie des trois Ululeurs ayant choisi cette contrepartie. Cet article se propose de retracer ma collaboration avec l’artiste, depuis le pitch de départ jusqu’à la version finalement imprimée.
Jusque-là, Laurent Lefeuvre et moi ne nous étions jamais rencontrés « en vrai ». Et pourtant, on se connaissait déjà un peu, puisqu’il commente souvent sur le blog de Philippe Cordier. J’avais chroniqué le tome 2 de FOX BOY et Bruce lui avait remis un custom du garçon-renard lors d’une dédicace parisienne en septembre 2017. En fait, on se « connaissait » surtout parce qu’on partageait nombre de lectures d’enfance communes (il est de 1977, comme ma pomme) et qu’on avait aussi certains goûts en commun : Daredevil, Batman, Miller, Mazzucchelli… D’ailleurs, la première réaction de Laurent fut de faire référence à l’univers Marvelien : « Tu seras mon Jonah Jameson, je serai ton Ben Urich ! ». Il nous imaginait déjà concoctant une planche autour du Diable Rouge…
A vrai dire, je ne me voyais pas trop en Jameson. Sans doute parce que mon système pileux ne me permettrait jamais de me faire pousser la même moustache… En fait, ma première idée partait dans une autre direction, à la recherche de calembours autour du nom de l’artiste dont j’allais squatter l’artbook. « Lefeuvre du samedi soir » ? « Allumer Lefeuvre » ? « L’œuf œuvre » ? Ce dernier jeu de mot me plaisait bien et j’avais même commencé à imaginer une petite mise en scène…
Début mai, je lui partageais cette idée mais, rapidement, je dus réviser mes plans. Hasard de la vie, quand je lui téléphonai, il venait de se casser la cheville (si j’ai bien compris, il avait voulu imiter le casse-cou de Hell’s Kitchen en crapahutant en milieu urbain…). Sans aller jusqu’à dire que mon idée de gag lui cassait aussi les pieds, je sentais bien au téléphone que ça ne l’emballait pas des masses. Laurent ne souhaitait pas qu’on se limite à un dessin « seulement » humoristique. Il voulait revoir notre ambition à la hausse pour produire une page plus marquante, dont nous pourrions être fier tous les deux…
Après réflexion, je lui soumettais deux nouveaux pitchs : une partie de cartes marvelienne avec Ben Grimm et compagnie, ou bien une splash de Daredevil, compilant des morceaux choisis / moments forts de l’histoire du personnage… C’est bien évidemment cette deuxième idée qui retint l’attention de Laurent.
Pendant notre conversation téléphonique, nous avions évoqué des compositions d’artistes tels que Alan Davis, David Aja, Chris Samnee et d’autres, qui avaient tous réalisé des pleines pages marquantes autour de ce concept : plusieurs dessins en un seul, racontant la vie de Tête-à-cornes. Après avoir envoyé plusieurs images, à titre d’exemple, afin qu’il y puise éventuellement son inspiration, je laissais décanter tout cela…
Dans la deuxième quinzaine de juin, alors que la fin du bouclage approchait, je reprenais contact avec Laurent pour me renseigner sur l’état d’avancement de la page. En fait, il était encore en plein rush et devait jongler entre diverses sollicitations. Souhaitant apporter un soin particulier aux 3 pages de la mini-rubrique « Carte Blanche » d’Atelier/Workshop, il avait pensé les attaquer à la fin, lorsqu’il aurait l’esprit dégagé. Mais les aléas s’étant succédé, je percevais bien qu’il était sur la brèche…
Pour tenter de l’aider, j’ai précisé mon pitch, en lui envoyant une liste des scènes-clés qu’il me semblait pertinent d’inclure… L’accident qui le rendit aveugle, l’assassinat de son père Battlin’ Jack, la mort d’Elektra etc. Et puis, frappé d’une soudaine inspiration, j’écrivis quelques alexandrins résumant le parcours de vie de Matt Murdock. Ayant dû faire une croix sur les calembours, j’optais pour l’ironie, avec un texte prenant le contre-pied de la destinée tragique de Matt Murdock…
Une famille unie, beaucoup d’amis en classe
Auguraient que, tranquille, sa jeunesse se passe
L’éveil de ses sens se fit sans grand dommage
Dans une adolescence à l’abri des orages
Et quand vint le moment d’un métier décider
Il opta sagement pour une voie sans danger
Il ne connut jamais d’accident de parcours
Épargné par les drames et les chagrins d’amour
Une existence paisible, éloigné du malheur
C’était là le secret pour être un homme sans peur !
Je m’essayais même à fournir une version anglaise, qui fut ensuite revue et corrigée par un anglophone (grâce lui soit rendue). Après cela, il ne me restait plus qu’à guetter avec impatience les premières esquisses de Laurent.
Première (bonne) surprise : il m’envoya début juillet un dessin quasi-fini d’un Daredevil dominant une page sur laquelle il ne restait « plus qu’à » ajouter les dessins des diverses scènes-clés listées plus haut. Deuxième (moins bonne) surprise : ce dessin ne me séduisait pas vraiment. Alors que je suis très souvent bluffé par les déclinaisons à la fois dérivatives et originales qu’il peut faire de l’imagerie des super-héros, ce DD-là me semblait un peu trop plan-plan. Je le trouvais trop statique, pas assez virevoltant, pas assez « man without fear » et j’imaginais mal comment il pourrait se marier harmonieusement avec les autres images restantes. Mais justement, il restait pas mal de boulot à ce brave Laurent et j’hésitais à lui demander de repartir à zéro…
Mais je gardais en mémoire notre conversation du mois de mai et je le rappelai dans la soirée pour lui faire part de mes impressions. A la réflexion, en me faisant revoir nos ambitions à la hausse, peut-être m’avait-il transformé en Jameson ? Au bout du fil, je pense toutefois avoir été moins irascible que le rédac-chef du Daily-Bugle ! Le constat partagé était que le pitch de départ n’était quand même pas facile à tordre du tout et que dans le contexte de deadline très proche, ça devenait la quadrature du cercle… C’est alors que le salut est venu de… Rick Leonardi ! Parmi les alternatives évoquées au téléphone, il y avait celle d’un Daredevil évoluant dans la page, avec autant de « silhouettes » marquant sa progression. Dans ma tête, j’associais ce type de compo à Leonardi, même si Miller ou Romita Jr l’ont aussi utilisé brillamment sur DD. Comme nous partagions ces références communes, Laurent a aussitôt flashé sur cette propale et commençait à esquisser son dessin « en paroles ».
Le lendemain matin, je recevais le crayonné ci-dessous.
Pour le coup, j’étais assez bluffé par le travail de Laurent, surtout dans un temps relativement court. J’éprouvais quelques remords pour l’avoir fait trimer autant mais le résultat avait quand même la grande classe ! C’était une love-letter au personnage et à ses créateurs les plus marquants, dont les noms parsèment le décor, avec des clins d’œil à quelques groupies (ma pomme et Phil Cordier…) Le mouvement, le cadre urbain, la perspective : ce dessin était diablement enthousiasmant !
Pour terminer le boulot, Laurent rajouta un effet radar et une alternance entre crayonné et encrage. Je lui suggérai une police de caractères de style « machine à écrire » et ce fut ma touche finale dans cette collaboration.
C’est en septembre 2018, à la Comic-Gone de Lyon, que je rencontrai enfin Laurent, en même temps que je prenais possession de l’imposant artbook (du même format que Kirby & Me , du même éditeur) et de la foultitude de bonus inclus dans le package . La campagne Ulule ayant connu un certain succès, avec de nombreux paliers débloqués, les souscripteurs étaient gâtés : un poster, un fac-similé de planche originale de Fox-Boy, un comics, des badges… n’en jetez plus !
Je récupérai également l’original du dessin, au dos duquel Laurent avait tenu à garder scotchées les morceaux de feuilles lui ayant servi à placer les points de fuite des perspectives de son renversant dessin. La cerise (rouge) sur le superbe gâteau, c’était bien sûr la dédicace de l’artiste. Pour le coup, je renonçai à toute originalité et demandai un Daredevil sous la pluie… Etant venu en famille, j’avais ma petite dernière sur les genoux alors que les deux « grandes » étaient autorisées à passer de l’autre côté de la table pour mieux observer Lefeuvre dans ses œuvres… Le tout se déroula dans une ambiance très détendue, faisant de cette dédicace un moment fort sympathique, pour lequel je remercie encore Laurent et son compère Mickael Gereaume, de Komics Initiative.
Une belle façon de conclure cette collaboration, dont le résultat était pourtant assez éloigné de ce que j’avais imaginé au départ… Dans son artbook, Laurent glisse ce point de vue : « Il n’y a pas d’arrivée au dessin. Rien qu’un chemin. » Cela fait écho à la préface du bouquin, qui évoque la notion de Work-In-Progress : avec son Atelier/Workshop, Lefeuvre nous invite à emprunter les sentiers plus ou moins tortueux de la création ! De ses débuts à 16 ans en dessinateur de lutins pour un recueil à la fabrication très artisanale jusqu’à ses albums plus récents chez Delcourt ou Mosquito, ce livre retrace le parcours d’un auteur autodidacte habité par une passion communicative… Si on feuillette le bouquin, on sera forcément frappé par la puissance ou la beauté de certaines images. Mais si on prête attention aux textes, on pourra aussi apprécier les pensées de l’auteur sur sa carrière, ses erreurs, ses marottes, ses « secrets de fabrication », c’est ce côté « cuisine du dessin » qui fait que le livre n’est pas un artbook ordinaire avec juste de belles images. Au fil des crayonnés, des coups de pinceau et des traits d’esprits, Atelier/Workshop dresse le portrait d’un auteur à la personnalité attachante.
Pendant une de nos conversations, Laurent m’avait partagé une anecdote, une discussion avec un autre dessinateur professionnel, plus expérimenté, qui lui avait parlé des « deux traits » d’un dessin. Il y a le trait imaginaire, celui que l’artiste a en tête, un trait supposé « parfait ». Et puis il y a le trait réel, celui qui apparaît sur la feuille ou l’écran, qui dévie toujours, ne serait-ce qu’imperceptiblement, de ce qu’on avait imaginé. De fait, Laurent et moi avons pas mal dévié de notre destination initiale, mais au vu du résultat, je me dis que cela valait bien le détour… Je garderai un excellent souvenir de ce petit bout de route fait ensemble.
Mais, d’ailleurs, il serait temps de vous montrer la version finale de la page ! La voici :
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Vaincre l’angoisse de la page blanche pour l’amour du diable rouge : c’était la mission de Laurent Lefeuvre et de son sidekick Jean-Pascal Nguyen pour une page « spéciale » de l’artbook Atelier/Workshop. Retour sur une collaboration, à la une de Bruce Lit.
La BO du jour : sous fond de musique du diable, please to meet you Laurent Lefeuvre !
https://www.dailymotion.com/video/x25bktx
Le dessin est superbe : merci à Bruce de l’avoir mis à disposition en grande taille quand on clique dessus, ça permet de bien voir les détails comme les noms énoncés par JP dans l’article ou le petite garçon en train d’admirer les cabrioles de DD. La prmeière version du dessin (celle avec la légende Un homme sans peur auquel je trouvais quelques reproches à faire…) me fait penser à du Barry Windsor Smith.
Visiblement JP, tu n’a pas attendu une éventuelle campagne de financement participatif de Figure Replay, pour voir une de tes créations bénéficier d’une impression papier.
Je n’ai pas pu scanner la page en entier mais oui, l’abondance de détails méritait bien une image de plus grande taille.
Laurent Lefeuvre est sans doute l’un des artistes les plus doués actuels… ou pour mieux dire celui qui digère le mieux et de manière la plus explicite l’école du comics américain.
Bien dit, Eddy !
Hello à la Bruce-team !
Super article !
Je me reconnais tout à fait dans ce portrait (speed, à la limite de l’hystérie, parfois), et passionné. SURTOUT passionné. Même avec un talon cassé, et presque 3 mois de béquilles. On a déjà vu un super-héros aveugle (DD), un avec une canne façon Dr House (Don Blake/THor), mais en béquilles… compliqué (ah si ! dans les New Warriors, cette fille dont j’ai oublié le nom).
En tout cas, je suis content du résultat, y compris le fait que TU sois content (quand même un peu le but !). Mais je ne m’inquiétais pas : Ça ne pouvait que matcher entre nous, même si, en effet, c’était chaud patate, de tout point de vue !
Ça aura été ce à quoi je m’attendais : tout sauf un truc fait dans mon coin pour grossir une cagnotte. Une collaboration, un vrai échange, où (pour citer ce tic de Claremont) : la somme des deux est supérieure à la somme des deux séparés.
Vivement la campagne Fox 3 (reportée de quelques mois, le temps de tout boucler comme il faut sur celle-ci) !
La bise !
La prochaine campagne, j
la fille de New Warriors: Slhouette.
Un jour il faudra que quelqu’un se dévoue pour nous parler des New Warriors.
Hem… je l’ai fait dans l’article sur Civil War tome 0 (et c’est les New Warriors de Skottie Young en plus)…
Je pensais à ceux de Nicieza et Bagley.
Hum, pour chipoter, la citation claremontienne ressemblerait plus à « le tout est supérieur à la somme des parties ».
Encore merci pour ce « team-up », Laurent !
A mon avis, le VRAI Jameson, c’est Bruce, qui a certainement eu l’idée de pousser JP à écrire cet article ! 😀
C’est très sympa en tout cas, de voir des liens se tisser entre bloguers et artistes sous la même bannière de la passion des comics.
Non, sur ce coup là, Bruce n’était pas forcément le plus moteur pour me faire pondre l’article, c’était juste un moyen sympa pour moi de revenir sur cette expérience et prolonger un peu le plaisir.
Merci au Boss d’avoir fait de la place dans le programme pour cet article atypique.
Houlala mais je n’étais pas du tout au courant ! Le dessin est magnifique ! J’adore. Ca me rappelle un peu le début de Daredevil Yellow, non ? En tout cas ton idée est super, JP, et sa transformation par Laurent est impressionnante. Respect ! Je ne reconnais pas « l’exemple à ne pas suivre »… ni son dessinateur ni son apparition (évidemment).
Il y a quelques années, j’avais scénarisé une planche de Sillage pour un tribut à Morvan, demandé par Stanislas Gros. Comme toi, j’ai la planche originale gentiment offerte par Stanislas. Elle trône dans un cadre dans la chambre de mon fils, non loin de ton Daredevil/Batman, JP. J’avais dû faire deux ou trois scénarios pour arriver à un truc satisfaisant pour Stan. Je ne la retrouve plus sur la toile… j’essaierai de vous la partager plus tard.
En tout cas je suis toujours soufflé par le trait de Lefeuvre. La dédicace est splendide. C’est vraiment une belle expérience !
La BO : super.
L’exemple à ne pas suivre est l’œuvre d’un certain JP Nguyen.
Pourtant elle est plus que correcte…
Au départ, je pensais ne pas avoir assez d’images pour illustrer l’article, puis finalement, ça s’est fait presque tout seul.
Il y a eu un vrai dialogue dans le processus créatif et c’est ce que je voulais retranscrire.
Merci ! (mais moi, je ne suis pas une grosse pointure, j’ai de petits pieds…)
Quel plaisir de voir le Diable Rouge si vivant, si aérien. Toute la magie du super héroisme en une seule planche : un type qui saute d’un building comme s’il sautait un portail de métro. C’est magnifique et je suis très fier de toi JP, très fier de tout ce que tu amènes au blog et ce que ces rencontres rendent possibles.
J’aime beaucoup Laurent Lefeuvre aussi bien humainement que professionelement.
A ce titre s’il repasse dans le coin, je voulais qu’il sache que son atelier Workshop est tombé en pleine affaire AFP et que de ce fait j’ai complètement zappé ce projet non par désintérêt mais parce que j’étais en mode struggle for life. C’est un superbe projet qui rend justice à ce talent singulier.
C’est agaçant parce que quand je vois les dessinateurs Marvel sans aucun style ou identité graphique, je me dis bordel, mais pourquoi personne n’a proposé à Lefeuvre de signer des épisodes outre atlantiques. C’est incompréhensible, Thierry Mornet étant pourtant l’ambassadeur idéal pour ça. Où ça coince, mince !
Une autre question pour Laurent : en tant que créateur, n’éprouve t’il pas une frustration latente de dessiner les personnages des autres ? Ne rêverait’il pas qu’on lui demande des Foxboys à gogo plutôt que des super héros. C’est un peu comme si on demandait à un musicien de (bien) jouer ses reprises plutôt que ses chansons.
PS : Le DD façon BWS je m’en serai contenté moi !
Bravo pour la rue NOcenti ainsi que la référence à la coupe du monde.