L’AFFAIRE TOURNESOL, par Hergé
Par TORNADOVF: Casterman, Editionsmoulinsart
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© Hergé/Moulinsart – 2025
Cet article portera sur le dix-huitième album des aventures de Tintin : L’AFFAIRE TOURNESOL. C’est le douzième article d’une suite regroupant l’intégralité de la série, après :
- Tintin Au Pays des Soviets
- Tintin au Congo & Tintin en Amérique
- Les Cigares du Pharaon & Le Lotus Bleu
- L’Oreille Cassée & L’Île Noire
- Le Sceptre d’Ottokar
- Le Crabe Aux Pinces D’Or
- L’Etoile Mystérieuse
- Le Secret de la Licorne & Le Trésor de Rackham le Rouge
- Les 7 Boules de Cristal & Le Temple du Soleil
- Tintin au Pays de l’Or Noir
- Objectif Lune & On A Marché Sur la Lune

On dirait que les éléments ne sont pas d’accord avec le capitaine Haddock…
1) La genèse d’une aventure en Suisse
Prépublié du 22 décembre 1954 au 22 février 1956 dans les pages du journal Tintin, L’AFFAIRE TOURNESOL est édité, dans la foulée, en album de soixante-deux pages aux éditions Casterman.
Alors en pleine refonte de l’album LES CIGARES DU PHARAON (entièrement redessiné sous la forme d’un album de 62 pages en couleur), Hergé songe à une aventure de Tintin en Suisse. D’abord parce que c’est un pays qu’il connait bien puisqu’il y va quasiment tous les ans, soit pour les vacances, soit pour s’y ressourcer en pleine dépression. Ensuite parce qu’après le voyage sur la Lune, Hergé s’est rendu compte que c’est bel et bien sur Terre, dans un environnement familier, que ses personnages de papier sont bien plus libres de s’inventer des aventures et de plonger dans l’imaginaire, loin des harassantes contraintes scientifiques !
L’auteur imagine alors les prémices d’une histoire d’espionnage, sur fond de guerre froide, ce qui va lui permettre, comme il a toujours si bien su le faire, de coller à l’actualité. Il l’expliquera d’ailleurs à l’un de ses lecteurs (lettre d’Hergé à Gilbert Praz, 26 avril 1955) : “J’ai regardé autour de moi, j’ai lu : conflits internationaux, voyages, inventions scientifiques : L’actualité est un réservoir inépuisable”. Et puis il a eu vent d’un fait divers survenu en Angleterre, un phénomène enregistré par des automobilistes, témoignant qu’en passant à un endroit précis de la route de Portsmouth à Londres, les pare-brise se brisaient soudain en une multitude de craquelures (soixante-sept incidents relevés en trois ans) ! L’enquête de la police finira par révéler qu’à trois cent mètres du lieu en question, une usine “ultrasecrète” expérimentait des instruments destinés à convertir l’énergie électrique en ondes concentrées ultra-soniques capables de creuser des trous dans les plaques d’acier ! Hergé, dont l’intérêt pour les intrigues scientifiques a été nettement éveillé (malgré les réserves relevées plus haut) depuis l’aventure lunaire dans laquelle il a précédemment jeté ses personnages, saute sur ce moment d’inspiration : Un appareil pouvant détruire les objets à distance par les ultrasons ! Voilà ce qui va constituer une intrigue scientifique digne du génie du professeur Tournesol ! Comme d’habitude avec notre auteur, le sous-texte est particulièrement fin et malicieux puisque Tournesol étant quasiment sourd, l’idée de le faire travailler sur les ultra-sons était au final une évidence !
C’est le point de départ d’une nouvelle aventure tournée vers le genre espionnage, alors qu’en cette période de guerre froide, l’écrivain britannique Ian Flemming vient tout juste de publier la première aventure de son nouveau héros, un certain James Bond. Ou le génie visionnaire d’Hergé, comme d’habitude (une image frappante attend d’ailleurs le lecteur post-2001, lorsque les belliqueux bordures nous montrent l’image retranscrite à la télévision des tours de Manhattan en train de s’effondrer sous l’impulsion de la terrible arme ultra-sonique) !

Une embardée particulièrement réaliste et documentée !
Notre auteur profite d’un nouveau séjour en Suisse, notamment en se promenant sur les bords du lac Léman, pour prendre toute une série de photos et effectuer moult croquis afin de saisir l’endroit précis où il imagine l’embardée d’un taxi genevois dans cette nouvelle aventure de Tintin. Il tient déjà l’essentiel de son script : Le professeur Tournesol, invité à Genève, va soudain se faire enlever par des espions bordures, les habitants de l’un de ces pays fictifs dont Hergé s’est fait une spécialité, et qu’il associe depuis le début aux nations les plus belliqueuses de notre monde réel. Ce sera cette fois la Russie bolchévique (dans LE SCEPTRE D’OTTOKAR, la Bordurie évoquait à ce moment-là l’Allemagne nazie).
Récemment, le peintre Pablo Picasso a défrayé la chronique avec sa caricature de Staline, affublé de moustaches ridicules au moment-même du décès du père de la nation russe. Hergé va s’en inspirer et, après avoir donné aux bordures l’habitude de se saluer de la même manière que les nazis (on se souvient de leur cri de ralliement “Amaïh Pleksy-Gladz !” qui évoquait furieusement le tristement célèbre “Heil Hitler” !), il va cette fois les faire adhérer à la mode des moustaches, façon dictateur bolchévique !

Le moment où deux génies se rejoignent…
2) L’enrichissement de Moulinsart
On remarque que les aventures de Tintin donnent de plus en plus de place au cadre du château de Moulinsart. C’est à ce moment qu’Hergé, qui s’est installé dans son domaine de la Ferrière à Cérous-Mousty avec son épouse, ne cesse d’agrandir sa propriété pour y passer de plus en plus de temps. C’est de là aussi, que lui vient l’inspiration des meilleurs éléments comiques de son nouveau récit. Son propre numéro de téléphone, le 412, deviendra par exemple le 421 à Moulinsart. Une idée géniale qui, bientôt, donnera naissance aux intempestifs appels téléphoniques confondant ce numéro avec celui de la boucherie Sansot, un jeu de mots par ailleurs emprunté à un véritable commerce du même nom !
Idem avec le nouveau venu tout aussi envahissant, j’ai nommé Séraphin Lampion, inspiré par un personnage créé par un ami d’Hergé, Paul Jamin, lequel lui rend fréquemment visite à la Ferrière (et inspiré aussi, selon les dires d’Hergé lui-même, de tous les casse-pieds “belgicains” qui s’exportent par milliers à l’étranger pendant les vacances !). Bref : Les personnages des aventures de Tintin font comme leur créateur : Ils passent de plus en plus de temps dans leur domaine, où il y a largement de quoi piocher des événements remarquables et pittoresques !

421 : un numéro de téléphone qui annonce le programme !
Ses collaborateurs ont par ailleurs offert à Hergé BALZAC ET SON MONDE, l’ouvrage de Félicien Marceau qui décrit parfaitement cette fameuse “comédie humaine” à travers laquelle le lecteur côtoie une sorte de “famille” de personnages récurrents, appelés à se croiser au fil des récits. Hergé se reconnait bien dans ce concept, et il va accentuer la chose en élargissant considérablement le noyau-dur jusqu’ici composé de Tintin (et Milou), Haddock, Tournesol, Nestor & les Dupondt.
Ainsi, dans L’AFFAIRE TOURNESOL, Bianca Castafiore est de retour avec sa camériste Irma, comme pour marquer leur appartenance croissante à cette “famille” de papier. Et c’est donc ici qu’entrent en lice l’intempestif assureur Séraphin Lampion cité au-dessus, le boucher Sanzot, alors que l’on assiste au retour marqué, du côté des “méchants”, de l’affreux dictateur Pleksy-Gladz et de son âme damnée le colonel Sponsz !

L’entrée en lice du plus insupportable membre de la famille Tintin !
3) Une méthode de travail qui fera école
Plus le temps passe, et plus notre auteur devient un véritable maniaque du détail réaliste, le poussant à rechercher un maximum d’informations sur, par exemple, le temps nécessaire pour se rendre de Bruxelles à Genève en train, ou le style d’uniforme, là aussi au détail près, d’un policier ou d’un pompier helvète. Il faut également dessiner le plus fidèlement possible la gare de Genève, L’hôtel Cornavin, une vulgaire bouteille de vin suisse (!), mais aussi les nombreux véhicules qui sillonnent L’AFFAIRE TOURNESOL, comme les voitures, les trains et un avion DC-6 de la Sabena ! Pour le coup, Hergé peut compter sur un nouveau collaborateur, particulièrement à l’aise dans les détails techniques des véhicules en tout genre. Il est âgé de vingt-et-un an, se nomme Roger Leloup et sera un jour l’auteur de sa propre série de bande-dessinée : YOKO TSUNO.
De son côté, Hergé s’affaire à présent en dessinant ses personnages à part, sur des planches grand-format. L’idée est de créer un maximum de dynamisme et d’expressivité en faisant bouillonner ses crayonnés, avant de décalquer le résultat final sur les planches définitives, complétées par les décors et accessoires de ses assistants. Là, les dessins sont assemblés dans la plus grande netteté, sans effets superflus et sans ombres portées. Une méthode qui donnera bientôt la définition de “ligne claire” (l’illustrateur Joost Swarte en est l’inventeur). Un processus créatif d’avant-garde, qui connaitra sa version la plus aboutie bien plus tard avec les mangakas japonais, où chaque dessinateur spécialisé travaillera à part dans un premier temps, afin d’optimiser au maximum les compétences de chacun.
Dans son studio où s’affairent dessinateurs, coloristes et autres secrétaires, Hergé est un maître d’œuvre qui parcourt les lieux de long en large, s’assurant de la coordination parfaite de tous les travaux en cours. Tout le monde l’adore et le respecte, car il est un patron bienveillant, jovial, dynamique et étonnamment bien conservé ! C’est ce que constate avec une bien agréable surprise une certaine Fanny Vlamynck, jeune coloriste de vingt-et-un an fraichement débarquée dans le studio…

Planche originale pour le journal de Tintin : Un haut degré de réalisme qui n’empêche jamais la multiplication des gags (ici le mythique gag du sparadrap) !
4) Une intrigue nettement moins romanesque
Dans son ouvrage LE MONDE D’HERGÉ, le vénérable Benoit Peeters se confesse : “S’il me fallait désigner un album comme étant le chef d’œuvre d’Hergé, c’est très probablement L’AFFAIRE TOURNESOL que je choisirais. Certes, d’autres aventures de Tintin sont plus immédiatement divertissantes, mais aucune, je crois, n’a cette espèce de perfection que possède le plus helvétique des ouvrages hergéens. Richesse du thème, rapidité des enchainements, science des cadrages, art du dialogue, tout contribue à faire de ce volume un sommet de la bande-dessinée classique”.
J’ai beau comprendre le point de vue, je ne partage pas la même opinion…
L’AFFAIRE TOURNESOL s’inscrit dans la partie de l’œuvre hergéenne qui épouse franchement l’actualité de l’époque et qui développe la toile de fond qui en découle. Si l’on compile tous les albums qui fonctionnent sur ce même leitmotiv, voilà ce que ça donne : LE LOTUS BLEU, L’OREILLE CASSÉE, LE SCEPTRE D’OTTOKAR, TINTIN AU PAYS DE L’OR NOIR, L’AFFAIRE TOURNESOL et (dans une moindre mesure) COKE EN STOCK et TINTIN ET LES PICAROS. Tous sont des récits qui dénoncent, en toile de fond, les affres de notre monde civilisé. Ils sont tous politisés à leur manière et, bien que ça puisse être passionnant d’un point de vue strictement historique, croulent sous les dialogues et les sous-intrigues politiques. Comment peuvent-ils rivaliser un instant, dans mon esprit avide d’évasion et d’aventures romanesques, avec des récits merveilleusement exotiques, mystérieux et aérés comme L’ÎLE NOIRE, LE CRABE AUX PINCES D’OR, le DIPTYQUE DE LA LICORNE, le DIPTYQUE DU SOLEIL, le DIPTYQUE DE LA LUNE, TINTIN AU TIBET ou VOL 714 POUR SIDNEY ?
En relisant ces albums aujourd’hui, et donc L’AFFAIRE TOURNESOL à l’occasion de la rédaction de l’article, mon point de vue ne change pas, malgré le temps, l’âge et la maturation. Je lui trouve une incontestable lourdeur, je me sens pris en otage de ces planches bavardes et empesées de personnages rébarbatifs qui ressemblent finalement un peu trop à ceux de notre monde réel. C’est tout simplement trop naturaliste ! Et Hergé lui-même ne parvient pas à s’émanciper de cette inclination documentaire en faisant s’écrouler certaines planches de l’album sous une avalanche de phylactères, par-dessous desquels les personnages, écrabouillés, tentent laborieusement de s’extirper.

L’album contient certaines des planches les moins aérées de toute la série
Pourtant, cette “science du cadrage” dont parlait Benoit Peeters est bien à l’œuvre sur l’album, mais elle concerne finalement peu de pages. Pour le coup, mes passages préférés sont ceux qui, justement, bénéficient de ce découpage des planches de haute volée. La séquence finale de la fuite en char de combat, par exemple, est une merveille en termes de découpage séquentiel. Et la double-page issue du magazine Tintin qu’on peut voir au-dessus est sans doute celle qui restitue le mieux cet enchainement magistral. Observez bien : Alors qu’on ne voit quasiment jamais le char dessiné sous le même angle, la multiplication des points de vue apporte à l’ensemble un dynamisme et une fluidité incomparable. Plan d’ensemble, plan rapproché, plan américain, gros plan, champ/contre-champ. Une leçon de savoir-faire qui montre comment aurait pu être découpé tout l’album, qui contient d’ailleurs d’autres moments de grâce comme celui-ci, mais trop peu nombreux, hélas.
J’ai ainsi été balancé de Charybde en Scylla selon les passages de l’album, m’ennuyant de l’intrigue ou au contraire me régalant des scènes se déroulant à Moulinsart, où la “famille” fait autant d’étincelles, ainsi que les scènes du sparadrap et, enfin, celle où le capitaine Haddock rencontre pour la première fois Bianca Castafiore et qu’il est tellement impressionné qu’il ne parvient pas à lui épeler son nom (et pour le coup elle ne le prononcera jamais correctement par la suite !). Une Castafiore si naturellement intégrée à cette “famille”, qu’elle n’hésitera jamais un instant, d’instinct, à protéger Tintin et ses amis, sans même poser de question. Un véritable feu d’artifice en termes d’oppositions de caractère, quand se déroule par-derrière cette intrigue d’espionnage grisâtre au possible !

Et toujours le gag du sparadrap !
La scène du sparadrap dans le bus est typique de cette école franco-belge et fonctionne à l’inverse de celle du char : Hergé reste sur une succession de mêmes plans rapprochés, cadrés à la poitrine, et fait parler les expressions. Expressions du corps, des visages, du mouvement. En ce sens, on peut le comparer une fois encore à Chaplin, artiste de chair qui délaissait complètement l’art du montage pour se focaliser sur les prouesses physiques des personnages à l’intérieur d’un même cadre. Du grand art là aussi.
Reste ainsi cette comédie humaine à la chaleur et à la truculence si communicatives, cet humour inaltérable, unique et tellement exquis. Sur ces deux points, Hergé est devenu le maître absolu de son médium et cet album en restitue un assez impressionnant florilège. Pour le reste, le lecteur friand d’aventures exotiques et aérées en sera pour ses frais : L’AFFAIRE TOURNESOL est l’un des albums les plus naturalistes, les plus bavards et les plus prosaïquement terre-à-terre de toute la série, déroulant avant toute chose une intrigue d’espionnage sur fond de guerre froide dans une poignée de pays qui ne font guère rêver…
Nous terminerons notre chronique en relevant néanmoins une autre éclatante réussite de l’album : Sa couverture ! Conceptuelle, cette vue subjective à travers ce qui semble être une vitre brisée annonce à la fois l’intrigue et le cœur de l’affaire en question, puisque nous allons découvrir cette nouvelle invention par ultrasons capable de briser les matières à distance. Le résultat, percutant et iconique à souhait, restera néanmoins une source de frustration pour Hergé, car il rêvait d’une couverture révolutionnaire en relief, où un revêtement en plastique, voire en plexiglas, aurait littéralement recouvert la couverture pour offrir à ses lecteurs un véritable objet Pop’art. Hélas, son éditeur Casterman lui opposera un refus catégorique…

L’incroyable dynamisme des crayonnés.
BO : Broken Bells : THE HIGH ROAD
En voiture, à pieds, en bus, en char… Tintin et le capitaine Haddock sont tout le temps sur la route dans cette aventure…
Si l’on me demandait, comme ça, quel est mon groupe préféré en 2025, parmi les trois ou quatre auxquels je penserais immédiatement, il y aurait forcément Broken Bells, cette association magique entre le fabuleux Danger Mouse et l’excellent James Mercer. Vraiment le bijou ultime en matière de pop contemporaine.
Un album qui m’a fasciné, petit. Je n’en comprenais pas tous les enjeux, mais il avait une ambiance tellement particulière…
Pas forcément mon préféré dans les Tintin, mais je suis régulièrement revenu au moins à certaines séquences.
Merci pour cette lecture et remise en contexte érudite !
Gamin, je crois que je m’étais un peu ennuyé avec cet album-là, probablement à cause des nombreuses discussions (et je pense que j’avais pris en grippe l’ami Lampion, ce qui était toute l’idée, bien entendu)
Mais un peu comme tu l’évoquais récemment dans les commentaires de l’article sur The Spirit d’Eisner, une histoire basée sur l’actualité vieillit d’autant plus vite.
Magnifique travail de travail et de polissage constant par Hergé de son matériel, des esquisses initiales aux murs de textes de la publication initiale, jusqu’à l’aboutissement d’un album plus fluide.
Je n’avais pas remarqué la couverture, très originale. Mais si l’éditeur avait accepté l’idée de l’auteur, combien de victimes collatérales sur les albums rangés à côté de celui-ci ?
Il manque deux scans dans l’article. Dont celui avec le char. Je le dis parce que sinon on va trouver bizarre de lire l’analyse d’un scan invisible !
Comme il y avait les crayonnés en fin de parcours, je ne me suis pas posé de question ^^